dimanche 19 octobre 2008

19 octobre 2008 : la belle tenue





Depuis quelque temps, la mort a décidé de me hanter. Rien de plus normal. J’ai atteint l’âge où l’on voit peu à peu mourir autour de soi les personnes plus âgées. Cette mort qui me semble transparente aujourd’hui, comme un écho tardif de la nuit, de mes nuits. De ces moments où, éveillé, enroulé dans les couvertures, j’écarte les rondeurs de l’obscurité, je rumine, je lis, j’écris, je vis une seconde vie, je flatte la rivière de mes songes. A l’heure où plus rien d’autre n’est possible que d’attendre la fin de sa vie (Christophe Delbrouck, Le nouveau monde, in Le nouveau monde et autres récits). Et dans toutes mes lectures, je repère les mots qui confirment mes hantises : la mort, la mort toujours recommencée, pour pasticher Valéry.
Guillaume Depardieu est mort. Eh oui, la mort frappe à tout âge. Je n’aimais pas beaucoup l’homme, dont certaines interviews m’avaient paru à la limite du soutenable. D’un machisme terrifiant, notamment, selon une interview que j’avais lue de lui, après la sortie du film Pola X. Mais j’appréciais bien l’acteur, encore vu dernièrement dans ce petit bijou qu’est Versailles. Lui, qui avait souffert d’avoir un père inexistant, s’offrait dans cet étrange film une paternité bien à lui, dont j’ai déjà parlé il y a quelque temps. Et il y jouait un de ces nombreux SDF, comme j’en croise souvent à Poitiers, qui paraissent transparents, invisibles (comme la mort ?), même quand ils ont la main tendue ou qu’ils réclament quelque chose : un peu de reconnaissance sans doute. J’ai essayé de les évoquer dans un poème récent, dont je me permets de vous livrer un extrait :
Passant hâtif, regarde-le
Bien sûr, c’est un drôle d’oiseau
Avance, et vois inscrit sur sa branche
La face cachée du hasard

Son soulier en dentelles ne tient qu’à un doigt
Son air vindicatif a ravaudé ses mains
Qui nous rappellent qu’il existe
Aussi friable que le Temps vide

Va, poursuis ton chemin ensorcelé
La roue du destin tourne
Dans le double vitrage où nul ne l’aperçoit
Son visage est une prison sans fin

Et cette disparition brutale nous rappelle à tous que nous sommes mortels, nous qui l’oublions si souvent, nous qui n’allons généralement au cimetière qu’une fois l’an, et encore ! Ce n’est pas tout à fait notre cas. Claire et moi avons toujours aimé les cimetières, un lieu de promenade des plus calmes (et pour cause). A Amiens, c’était un parc superbe, et il y avait la tombe de Jules Verne, magnifique. En Angleterre, en Suède, nous avons beaucoup apprécié les petits cimetières, avec ces tombes humbles, que ne trouble pas le reste du monde, perdu dans un verre d’eau.
A Poitiers, le cimetière de la Pierre levée est plus modeste. Nous allons de temps en temps voir la tombe des «généreux donateurs», celle de ceux qui ont donné leur corps à la science, et qui sera la nôtre un jour, puisque nous avons fait cette démarche. C’est une des mieux fleuries du cimetière, elle est très simple, mais comme la cassette d’Harpagon, qui était petite mais grande par ce qu’elle contient (dixit Maître Jacques), cette tombe discrète tutoie le ciel à sa façon, comme un écho éclatant de ceux qui se sont donnés.
Comme mon amie, la poétesse poitevine Odile Caradec (qui vient de livrer, à 83 ans, son dernier recueil, En belle terre noire, publié en bilingue, avec la traduction allemande, par un éditeur allemand), la mort est un de mes thèmes poétiques récurrents, surtout depuis quelque temps. Un autre de mes poèmes récents, intégral cette fois, écrit de nuit, évidemment :

Cimetière



La nuit les âmes
dénudent leurs racines
étendent leurs branches
soulèvent les pierres
et creusent les mots des taupes

Elles connaissent toutes les feuilles mortes
elles embrassent la lune
elles suspendent les nuages aux cyprès
elles évoquent la cendre de l’amour

Quand tu entends le bois craquer dans la vacance de la nuit
tu peux prendre le temps dans tes mains
et dans l’œil du silence
tu comprends que ton port est au cimetière

La mort reste un mystère, d’ailleurs au centre des religions et des croyances. Tout le monde s’y trouve engagé. Car la mort est du côté de l’être, et non pas de l’avoir. On peut toujours se voiler la face, la mort fait partie de nous, et nous savons, presque dès la naissance, que nous sommes mortels. Naître, c’est, déjà, entrer dans la mort, dont on ne peut dissiper le silence assourdissant. Alors, oui, si nous avons accompli notre destin, si personne n’a, d’une manière ou d’une autre, hâté notre fin (sauf tout de même pour soulager la souffrance), il n’y a rien à dire. La paix règne.
La maladie transforme un peu la question. Quand elle dure trop longtemps, on se sent devenir une chose, un cas pour les médecins, un fardeau pour les autres. On est exclu ; on espère un peu être encore dans l’enchantement de l’aube qui viendrait goutte à goutte nous apporter ses bienfaits, on suppose encore que des présences chaleureuses, à côté de nous, vont imprimer le temps, on sait que la douleur ne trompe pas, que la technique et la volonté ne nous aideront pas, ou pas toujours.
On éprouve davantage ce qu’écrivait Mihail Sebastian dans son magnifique Journal (qui couvre les années 1935 à 1944, pendant lesquelles cet écrivain roumain et juif subit les terribles épreuves de l’époque, et je ne remercierai jamais assez France culture de me l’avoir fait découvrir, comme tant d'autres écrivains) : Parfois, je ne sais pas pourquoi, on ressent tout à coup, plus fort qu’auparavant, l’inutilité de cette vie, son étroitesse, sa terrible médiocrité, son inexorable décomposition, telle une longue mort lente.
Alors, on peut être tenté de s’abandonner, comme la marraine de Jan dau Melhau, ainsi qu’il le raconte dans son très beau livre Mes vieilles (bilingue français-occitan) : Vers la fin juin, elle me dit qu’elle en avait assez de la vie, cette vie, et je compris qu’elle allait se laisser mourir. Je n’en parlai pas, cela ne regardait personne, et cette idée, en eussé-je de la peine, moi son filleul je la trouvais – je la trouve – de belle tenue.
Oui, il peut y avoir une belle tenue à ramasser la poussière du temps par sa propre décision, à ouvrir les diamants de la nuit, à ne plus subir la garde à vue d’une vie qui s’effiloche, à se tenir droit sous les étoiles, à accepter le couchant sans se retourner, à choisir la vacance où quelque chose – peut-être – adviendra, à entretenir une dernière fois le feu qu’on a dans la tête, à laisser s’évaporer volontairement les fumées de notre âme (immortelle ?). Et posons-nous la question : où commence une nuit que n’offense pas l’obscurité, mais où la lumière de la lucidité trace de belles arabesques ?
Un jour nous partirons, dit le beau titre du dernier livre de Georges Bonnet, 89 ans. J'espère avoir, un jour, pour partir, justement une telle tenue !

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