samedi 31 janvier 2009

31 janvier 2009 : sur la route



Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus.

(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu)

J’ai toujours aimé la route.

Est-ce que ça vient de mon enfance à la campagne, de nos balades interminables (à nos yeux et surtout jambes d’enfants) des jeudis et dimanches sur les routes, à pied, pour visiter nos oncles, tantes et cousins ?

Est-ce aussi un souvenir de ce roman d’enfance, Sans famille, dont les héros sont des routards avant la lettre ? On ne dira jamais assez le bien que peut faire un tel roman sur de jeunes enfants ! Les héros, qui ont leur âge, sont lâchés, seuls, sur les routes, sans parents, même si Rémi est à la recherche de sa vraie famille. Moi qui me sentais mal aimé (en tout cas de mon père, sentiment peut-être erroné), ce livre me fascinait (je l’ai encore relu adulte !). Et je préférais encore son compagnon Mathias qui, lui, restait seul, définitivement, à la fin du livre. Je savais déjà, dès huit ans, que je serai seul, toute ma vie. Que la solitude est le destin de l’être humain (du moins mon destin), malgré la fraternité, la solidarité, le compagnonnage, la famille, les collègues de travail, l’amour et l’amitié.

Ce n’est pas pour rien qu’ensuite je me suis lancé dans des virées en solitaire sur les routes, à bicyclette, ou dans des randonnées à pied, ou dans ce voyage en Pologne en 1974, où j’ai franchi le rideau de fer, avec une nuit blanche passée entre deux trains à la gare de Dresde, à observer les étranges coutumes nocturnes d'une vie inconnue.

Et aujourd’hui je continue avec mes cyclo-lectures. En y réfléchissant, je pourrais dire que la lecture n’est qu’un prétexte pour partir, pour être sur les routes. Parce que, sur la route, on lit aussi, les paysages, les habitations, les êtres vivants, on les découvre et, surtout, on se découvre soi-même.

Est-ce pour cette raison que j’ai beaucoup aimé, adolescent et jeune homme, le roman américain ? Autrefois même, il faisait pour moi jeu égal avec le roman français, et me paraissait même supérieur dans certains domaines : le polar et la science-fiction en particulier. Moby Dick reste un des dix grands livres de ma vie, et je pense le relire prochainement, peut-être dès que j’aurai achevé La guerre et la paix.

L’errance est en effet un thème de prédilection des romanciers américains : est-ce dû à l’immensité de leur territoire, aux fameux grands espaces, à la Frontière qui s’éloignait de plus en plus vers l’ouest, et sur le plan maritime, aux nombreuses mers qui baignent les USA ? Toujours est-il qu’entre dix et quatorze ans, j’ai suivi, fasciné, les aventures de Bas-de-Cuir, les romans du grand nord de James Oliver Curwood et ceux de Jack London. Puis ce furent Howard Fast, Steinbeck, Hemingway, Mailer, Hammett et Chandler, avant Henry James, Kerouac ou Philip K. Dick et Silverberg, pour ne prendre que des auteurs que j’ai beaucoup pratiqués. Citons enfin Carson Mac Cullers, peut-être ma préférée (je garde une prédilection pour les femmes écrivains) avec le grand Herman Melville (outre Moby Dick, lire au moins Bartleby l'écrivain et Billy Budd), parce que je trouve chez ces deux-là quelque chose de douloureux qui me prend aux tripes et me remue en profondeur.

Puis j’ai soudain cessé de lire « américain », ça me paraissait trop fabriqué, les John Irving, Michael Connelly ou Stephen King me tombaient des mains. J’ai sans doute tort, mais on ne peut pas tout lire, il me reste désormais peu de temps, et au fond, je préfère les auteurs russes ou scandinaves, voire les japonais ou les latinos. Ils me semblent m’apprendre plus de choses sur l’homme. et bien sûr, je lis surtout les auteurs français.

Mais, grâce à un livre offert pour mon anniversaire, je redécouvre un certain roman américain, encore sur le thème de l’errance. La route, de Cormac Mc Carthy (éditions de l'Olivier), est un roman post-cataclysmique. La particularité de ce livre est que le cataclysme qui a ravagé la terre, devenue une planète morte, couverte de cendre et entourée de nuages qui ne laissent plus passer le soleil, ce cataclysme n’est jamais nommé. Dans cet amas de cendres grises sous un ciel plombé, les rivières et les ruisseaux ne sont plus que boue pleine de suie et de cendre. Les routes sont brûlées, jonchées de débris divers, les maisons sont éventrées et en ruines, les paysages sont désolés, même la mer où les héros aboutissent à la fin du livre est d’une grisaille désespérante. Il n’y a plus un animal sauvage vivant.


Un père et son fils vagabondent à travers les Etats-Unis (Californie ?, en tout cas, il y a des montagnes, la mer), ils vont chercher la chaleur hypothétique vers le sud. Ils déambulent dans le froid, la pluie, poussant un caddie où ils ont entassé quelques boîtes de conserve et provisions pour leur survie. Il semble qu’un certain temps est passé depuis la catastrophe. Les rares survivants ont écumé tout ce qui était comestible, pillé les magasins. Il leur faut donc tous deux affronter les intempéries, la soif, la faim (« On n’a rien mangé depuis plusieurs jours »), la solitude et la maladie. L’homme et l’enfant (jamais désignés autrement, nous ne connaîtrons pas leur nom) s’ingénient à éviter toute confrontation avec les autres humains, car ils peuvent être violents (« Et si c’est des méchants ? » demande souvent l’enfant à son père, quand une rencontre se profile), voire cannibales, capturant notamment les enfants dans le but de se nourrir. Car on survit comme on peut dans un monde qui n’existe plus, la pitié et les bons sentiments ne sont plus de saison.

Le père et son fils sont donc dans l’errance, un déplacement qui dure des semaines et des mois, sous la pluie et les grands froids, car ils doivent traverser les montagnes, mais leur destination est inconnue, car le père n’a qu’une carte en pièces détachées sur laquelle il se repère difficilement. La survie est donc épineuse, seuls l’amour de l’un pour l’autre et le désir du père de protéger son fils empêchent le découragement. Quel bonheur quand ils découvrent une cachette non encore pillée, sans doute un abri anti-atomique, regorgeant de conserves, de réserve d’eau ! Oui, mais comment emporter tout ça ? A quoi bon survivre dans ce monde devenu désolé ?

On peut lire ce livre comme une métaphore de l’Amérique actuelle. Le père et le fils seraient à eux seuls les USA encerclés par les autres, les Barbares, prêts à tout pour les éliminer. Mais c’est aussi un livre sur la paternité, et c’est en quoi il m’a surtout plu. Sans son fils, le père serait sans doute devenu un ces nouveaux sauvages qui survivent en bandes revenues à l’âge de pierre. Quel comportement pouvons-nous avoir dans des situations de ce type ? semble se demander l’auteur. Gardons-nous un peu de morale « civilisée » ? Ou sommes-nous obligés de nous adapter aux nouvelles conditions de vie ? Attention, le ton général reste pessimiste, voire très noir. Amateurs d’eau de rose, éloignez-vous !

Le style est écrit à l’économie. Un brin répétitif, avec un usage intensif de la conjonction et, qui donne un rythme bien particulier à l’écriture. L’auteur n’indique que les comportements, et par des dialogues entre le père et l’enfant, nous fait pénétrer un peu (très peu) dans leur conscience.

Presque englué moi-même dans la tempête qui a balayé les Landes, ce livre m’a touché directement. Pas un très grand livre (il me semble qu’en science-fiction, j’ai lu des choses plus fortes, de Disch notamment), mais un bon livre, à lire en se déplaçant, comme je l’ai fait lors de ce bref retour dans le sud-ouest.

Vive la route !


jeudi 29 janvier 2009

29 janvier 2009 : à quand la manifestation des fauteuils roulants ?


Je n’ai pas pu participer à la manifestation aujourd’hui. Tout de même, j’ai pu m’échapper un instant à vélo jusqu’aux lieux du défilé, et aller voir la foule. Tâter la température, voir des visages souriants, des gens qui se parlaient. Du monde et du beau monde. Et nombreux ! Une réussite. Faut dire que le beau temps était de la partie…

Fabuleux, donc. Bien sûr, le peu que j’ai entendu des slogans montrait, comme toujours, un manque d’inventivité et de poésie qui me navre. On ne refera pas les leaders syndicaux, et s’ils étaient poètes, ça se saurait.

N'ayant pas regardé la télévision-poubelle, qui ne se repaît que de ça, je ne sais si la manif’ s’est terminée dans le calme ou avec quelques bris et dégâts, voire des heurts avec la police, comme c’est souvent le cas, du moins à Paris et dans les grandes villes.

Les fameux casseurs… Ces casseurs à la petite semaine qui brisent des vitrines, des abribus et incendient quelques voitures ou quelques poubelles, seraient des barbares ! Nous, nous sommes des civilisés. Civilisés, mon œil !

La société ne devrait pourtant pas tellement se plaindre des casseurs. Ils ne font, en petit, que ce que les états font en gros : il suffit de voir comment l’état d’Israël a tout "cassé" à Gaza pendant trois semaines, ou les Américains au Vietnam autrefois et en Irak naguère. Oui, mais ces dégâts-là font partie de la norme, de la civilisation, et même peut-être sont une partie naturelle du capitalisme. Après tout, c’est bien la grande casse de 1939-1945 qui a réussi à nous faire sortir de la crise de 1929. Puisque après la guerre, il a fallu tout reconstruire, on voit bien que la casse a du bon.
Quand on réfléchit là-dessus un tant soit peu, ça fait peur : qu’est-ce qui va arriver pour sortir de la crise actuelle ? Qu’est-ce que les dirigeants du Forum économique mondial de Davos vont bien vouloir – ou pouvoir – sortir de leurs chapeaux ? Vers quelle casse universelle va-t-on ?
[José Saramago écrit sur son blog le 3 février 2009 : "On parle surtout d'un inquiétant manque d'idées, allant jusqu'à admettre que l'« esprit de Davos » est mort. Personnellement, je ne me suis jamais rendu compte qu'il planait par là un « esprit », ou quelque chose méritant plus ou moins cette désignation. Quant au manque d'idées allégué, je suis surpris que ce ne soit que maintenant qu'on y fasse référence, dans la mesure où des idées, ce que, avec tout le respect, nous appelons idées, il n'en est jamais sorti une seule pour échantillon."] 
 

Alors, les petites casses d’après manifestations ne sont que des broutilles, des minuscules dommages collatéraux, comparés à ce qui se fait en grand par des avions larguant leurs bombes au nom de la civilisation.

On a bien le droit de manifester, et même d’avoir envie de casser !

Quand je vois l’impossibilité qui est faite aux handicapés en fauteuil roulant de circuler dans nos villes - je suis obligé de pousser Claire dans la rue, les trottoirs sont inaccessibles ou trop étroits, ou encombrés de voitures, de poteaux électriques et d'obstacles divers - j’attends avec impatience la grande manifestation de tous ces nouveaux damnés de la terre, et s’ils cassent quelque chose, ce n’est certes pas moi qui les désavouerait. Ah non, alors !



mercredi 28 janvier 2009

24 janvier 2009 : Tu récolteras la tempête

-->
«Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie !» Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé…
(Chateaubriand, René)

Le samedi 24 janvier, je m’éveille brusquement à quatre heures du matin, un bruit pétaradant me tire du lit : des rafales de vent, des briques qui tombent du toit de l’immeuble où habite ma mère, et qui se brisent sur la terrasse. Naturellement, maman et moi, nous nous levons aussitôt. La tornade est là, sous nos fenêtres. Nous tentons de nous recoucher, mais impossible de se rendormir dans ce vacarme, assourdi pourtant par le double vitrage. Je me plonge dans La route, de Cormac Mc Carthy, un roman post-apocalyptique que j’ai entamé la veille, et qui est une lecture toute indiquée pour ce temps cataclysmique.
J’ai toujours aimé les orages, les coups de vent, les tempêtes. Là, vendredi après-midi, dans les moments qui ont précédé cette tempête, ç’avait été plutôt calme, et j’étais allé à la meilleure librairie de Mont de Marsan, avec l’amie Béatrice, acheter le dernier Stefan Zweig, une longue nouvelle inédite en français, Le voyage dans le passé, excellent selon la libraire (mais peut-il en être autrement avec Zweig ?). Et nous avons discuté animation et vente-signature, pour quand mon livre sera paru. Elle m’a déconseillé toute signature en librairie (sauf quand on est un champion sportif ou une vedette du show-biz), ça fera un bide. Je ferai donc sans doute une lecture dans la salle de conférences des Archives départementales, et je signerai après.
Déjà, on pressentait les signes avant-coureurs, le ciel qui changeait peu à peu, les nuages qui s’assombrissaient et qui galopaient plus vite ! Mais je n’imaginais guère, même le vendredi soir, malgré les alarmes du journal télévisé, l’ampleur de la tempête à venir.
Je devais, le lendemain matin, prendre le train pour Bordeaux à 8 h 04. Il fallait donc que je quitte maman à 7 h 40 environ, puisqu’il y a, à pied, environ dix à quinze minutes jusqu'à la gare, et que je ne voulais pas manquer mon train.
Maman s’est relevée à six heures, je lui emboîte le pas. Elle ouvre aussitôt son unique volet roulant électrique, de peur que l’ouragan ne produise des pannes d’électricité, ça s’est vu déjà ! Nous déjeunons, effarés par le tapage de la tourmente. J’ai bien vérifié en éclairant la terrasse que ce sont bien des tuiles du toit qui s’y sont cassées. Hop, une autre pendant que nous déjeunons !
Je n’ai que faire de la prudence, moi qui pense que la vie vaut qu’on prenne des risques, moi qui me plaît dans les tempêtes, à la recherche peut-être d’une autre vie, comme le héros de Chateaubriand. Je fais ma toilette, m’habille et fais mes adieux à maman. La vieille dame me paraît en super forme : à près de quatre-vingt neuf ans, on ne lui en donne pas plus de quatre-vingts. Je la serre fort dans mes bras, j’ai tellement peur à chaque fois que je la vois, que ce soit la dernière fois !
Et je me jette dans d'autres bras, ceux de la tempête.
Mont de Marsan, ville morte. Pas un chat, pas une voiture, je marche au milieu des rues (c’est plus prudent, j’ai pu constater que les tuiles tombaient plutôt sur les trottoirs) balayées par le vent, parmi des bouts de plastique et des papiers qui volent, et observe de-ci de-là quelques antennes de télévision arrachées, des toits qui commencent à se déshabiller, et même un panneau indicateur sorti de ses gonds, des branches d’arbres qui jonchent les chaussées. Des bourrasques secouent les arbres dans les jardins, les pins se cassent en deux. Le matin n’est pas encore levé, le ciel reste très sombre, l’air est vif, les hurlements du vent me claquent aux oreilles. Je ne sais pas si j’ai le visage enflammé, mais je suis, comme René, possédé, enchanté… Le bonheur absolu. J’aime ressentir sur ma peau cette puissance des météores, qui me rappelle que je ne suis qu’un fétu de paille dans la nature. J’ai l’impression d’être, comme les héros de La route, l’unique survivant d’un monde puni par les dieux.
A la gare, on me dit qu’il n’y a pas de train, et qu’il n’y en aura pas de si tôt, de nombreux arbres s’étant couchés sur les voies ferrées et, de plus, la ligne électrifiée Bayonne-Bordeaux ne fonctionne plus, un train est bloqué à Morcenx. Me voici bloqué à mon tour. J’en profite pour me faire rembourser mon billet de retour Bordeaux-Poitiers, car je prévois que je ne réussirai pas à le prendre. J’en rachèterai un demain, si je peux partir !
J’utilise une carte téléphonique pour téléphoner de la cabine de la gare à maman et lui dire que je reviens. Elle a elle-même reçu un coup de fil angoissé de ma sœur de Bordeaux que je devais rejoindre, et qui me traite de fou d’être sorti dans de telles conditions. Oui, fou, j’aime bien.
Le jeune homme que je rencontre à la gare, bloqué lui aussi à Mont de Marsan, un Montois pur jus, avec un accent landais à couper au couteau, me raccompagne jusqu’au centre ville, dans les tourbillons de vent. Il est déçu de voir que le Grand café est fermé. Il aurait voulu m’offrir un pot et faire plus ample connaissance, car nous avons rapidement sympathisé. Le matin commence à se lever, par moments un silence gris coupe la violence de l’ouragan, comme s’il reprenait son souffle. Je sens poindre sur la ville encore quasi morte – les gens doivent écouter la radio, et les consignes de ne pas sortir de chez soi – comme un sentiment d’angoisse à l’idée d’un désastre absolu pouvant se produire. Un rapide coup d’œil sur le pont du Commerce me montre que les eaux ont beaucoup monté, que leurs flots boueux se ruent avec sauvagerie entre les rives.
Je rentre chez maman, satisfaite de cette rallonge inattendue. J’ai encore l’espoir de reprendre un train dans la journée pour rallier Bordeaux. Espoir déçu quand, vers quatorze heures, je retourne à la gare. On ne peut même pas me dire quand il y aura de nouveau des trains. Et j’imagine que la remise en état de cette ligne secondaire ne fera pas partie des priorités de la SNCF.
Dans la matinée, j’étais ressorti, avec l’alibi d’aller acheter du pain. En fait pour faire un peu plus ample connaissance avec sa majesté la nature en colère. Mais la tempête, vers dix heures du matin, s’est calmée. Déjà, ai-je pensé. Je retrouve mon jeune homme, qui me dit que les arbres du Parc Jean Rameau sont déracinés. Je fais un tour dans les rues meurtries, effectivement le parc est fermé, mais à travers la grille, je peux voir l’allée centrale sur laquelle se sont affalés des arbres vigoureux arrachés du sol par la tempête, et couchés comme des quilles (ça me rappelle les jardins de Versailles après la tempête de 199?). Un peu plus loin, je vois le parking au bord de l’eau : une vingtaine de voitures sont en train de surnager désespérément.
Le lendemain, ma jeune sœur m’a emmené en voiture à Bordeaux, d’où j’ai pu rallier Poitiers. En faisant un large détour, car les routes les plus directes ne sont pas encore dégagées. Une bonne partie des pins ont été coupés en deux à une hauteur de trois ou quatre mètres. Par endroits, sans doute des couloirs de vent ou des tourbillons ont quasiment tout emporté. C’est impressionnant.
Oui, me suis-je dit, l’homme cherche en vain à tout contrôler. Car la nature a encore plus d’un tour dans son sac. Elle veut s’exprimer, elle se venge aussi des gâchis que l’homme lui fait subir. Au bout du compte, j’aime cette idée qu’on ne peut pas tout maîtriser. La nature nous en avertit une fois de plus. Et au fond, qu’est-ce que cette tempête, quand on la compare aux désastres provoqués par l’homme ? Ainsi à Gaza récemment encore, où l’homme a causé bien davantage de destructions, et qui ne sont pas près d’être oubliées ?
Franchement, les ravages opérés par la nature sont réparables. Ceux que mènent les humains n’engendrent que haine, désespoir et querelles sans fin.




lundi 19 janvier 2009

19 janvier 2009 : Pensée négative ?



Les individus normaux, valides, en bon état, ont tendance – moi le premier – à vouloir le bien des autres, malades, souffrants, handicapés, et à le vouloir malgré eux, en leur imposant une pensée positive : du style tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous sommes tous des Pangloss, et sans nous en rendre compte, avec les meilleures intentions du monde, avec nos propos lénifiants, nous les enfonçons davantage dans leur difficulté d’être.

Il faudrait que le malade, devenu handicapé – et c’est le cas de Claire – reste exemplaire, se rie de l’adversité et de son malheur, et devienne un sage – pour nous rassurer, peut-être. Un handicapé doit en quelque sorte être un super-héros ! Il lui faut ne jamais être antipathique, ni négatif, encore moins déprimé, car les médecins sont là pour ça : «Si vous ne vous sentez pas bien, c’est que vous êtes dépressif !», répètent-ils à satiété. Et ils vous soignent à grands coups d’antidépresseurs, sans écouter justement ces pensées négatives qui vous minent, et sont pourtant fondamentales et salutaires. Car c’est là que le malade a besoin d’être écouté, dans sa révolte, dans son désarroi, dans son humour noir…
Car lui, le malade, l'handicapé, le blessé de la vie, il part de son vécu, et pas de ce que voient ou croient apercevoir les autres, fussent-ils médecins ! Et nous, valides, avons peut-être beaucoup à apprendre d’eux. D’ailleurs, les pensées négatives, n’en avons-nous pas, nous aussi, et ne faudrait-il pouvoir les dire ? J’en ai pris conscience en novembre, au moment où j’étais sur le point de sombrer, faute justement d’exprimer ce que je ressentais, et qui, alors, a jailli dans une certaine violence verbale, projetant des mots (et des maux) trop longtemps contenus.
On ne peut pas rester toujours dans le politiquement correct, celui de Pangloss, justement, et ne voir que le bon côté des choses. «Tout ça s’arrangera, la médecine progressera, on trouvera une solution»… Voilà qui est sûrement bien. Et qui arrange tout le monde, surtout les beaux parleurs…
Mais il s’en fout le malade, de ce futur improbable qu’on lui tend en miroir. Ce qu’il voit, ce qu’il vit, c’est le présent, l’enfer de la parole tue (non dite) aussi bien que de la parole qui tue (celles de l’accompagnant, ou du visiteur, qui ne sont pas sur la bonne longueur d’onde, et qui croient bien faire, et qui feraient mieux de tourner sept fois leur langue dans leur bouche, ou qui feraient mieux même de se taire en général), le terrible décalage entre sa réalité vécue («je suis réduit progressivement à l’impuissance, je deviens peu à peu un légume») et celle de l’autre, qui peut tout faire («y compris m’imposer ce que je ne désire pas, y compris de vouloir faire mon bonheur contre mon gré, comme si je n’avais pas de volonté propre»).
En fait, ça n’est pas si simple, la vie !

Et un film formidable, que je viens de voir, remet les pendules à l’heure : L’art de la pensée négative, du norvégien Bård Breien. Quand j’ai vu de quoi il parlait, grâce à l’excellente présentation faite par notre cinéma associatif Le Dietrich (http://le-dietrich.fr/), j’ai tout de suite senti que ce film me parlerait, était pour moi.

En voici un résumé :

Geirr, un trentenaire, est handicapé à la suite d'un accident : paralysé du bas du corps, il est devenu impuissant, circule en fauteuil roulant et rumine sa misanthropie, s’enfermant pour écouter Johnny Cash ou regarder en boucle des vidéos de films de guerre. Sa femme Ingvild risque de le quitter, supportant de plus en plus mal son mauvais esprit. Pour lui donner une dernière chance, elle convie chez eux un groupe d'handicapés chaperonnés par une psy fière de sa méthode positive (sorte de méthode Coué : je me sens bien, parce que je le dis). Mais Geirr accueille mal la psy, ne voulant pas s’associer à un groupe de «légumes». En fin de compte, il se livre à une véritable entreprise de démoralisation du groupe. La psy craque en premier. Et bientôt, le groupe d’handicapés, à la suite de Geirr, se révolte, essaie de prendre sa destinée en mains et exclut de la séance les valides (Ingvild et le compagnon d’une autre paralysée), trop englués dans leur bonne conscience, et ils se lancent dans une nuit d'ivresse qui fait exploser les verrous de la pensée négative. Et le groupe d’handicapés retrouve ainsi sa dignité…

Oui, les invalides peuvent refuser de se conformer aux règles, de se plier à l’apparence, de s’intégrer dans le jeu des valides ou de se convertir à une pensée positive : pour Geirr, qui voudrait faire l’amour avec sa femme, mais qui ne peut pas, comment pourrait-il encore assumer le fait de l’aimer ? Il comprendrait que sa femme le quitte, et accepte mal qu’elle reste. De ce fait, il supporte mal les idées reçues de ceux qui croient bien faire. Il déboulonne les clichés, la soi-disant vertu, les bonnes âmes, l’hypocrisie des compatissants. 



Comment se comporter avec nous, se dit-il ? En acceptant d’intégrer la souffrance dans la vie, et non pas en nous forçant à l’évacuer dans un sac à merde (le super-truc de la psy, dont elle est si fière : dès qu’elle voit l’un de ses protégés prêt à remâcher sa douleur et à dérouler ses idées noires, elle lui envoie un petit bonnet brodé dans lequel il est prié de cracher tout ce qu’il a sur le cœur de négatif, pour réintégrer au plus vite le côté positif de la vie ; en fait, sa méthode est une impasse maternante et infantilisante).
Geirr est trop lucide, il n’accepte pas de nier l’irréparable, il refuse de se leurrer (comme Claire), il veut que ses frustrations puissent déborder. Foin de la morale lénifiante, des illusions rassurantes, de la bienséance tranquillisante, de la leçon édifiante ! Jetons par-dessus bord le fait de faire «bonne figure», et balançons notre déprime en pleine gueule de l’autre, voilà ce qu’il nous assène et ce qu’il réussit à faire partager aux autres membres du groupe ! Soyons négatifs ! Puisqu’on n’en a pas le droit ! Mais qui nous enlève ce droit ? Les bien-portants justement… Ce qui leur est facile. Ils peuvent être positifs, eux… Surtout à notre place !
J’ai été frappé par la justesse du film qui appelle à considérer les handicapés comme des êtres humains à part entière, avec leurs défauts, mais surtout avec leur vérité qui ne peut transparaître que lors de la sortie des pensées négatives, avec leurs désirs, leur droit d’être hargneux et détestables aussi, et même leur droit de se saouler ou de désirer la mort. On fait trop du larmoyant et du pathétique avec le thème de la maladie ou du handicap. Là, c’est une comédie, noire certes, mais jubilatoire. On en ressort avec un regard lavé sur notre entourage en situation difficile.

mercredi 14 janvier 2009

14 janvier 2009 : Hitler a-t-il gagné la guerre ?

-->
--> -->
« le deuil devrait se porter comme s’il était à lui seul une civilisation, celle de toutes les mémoires de la mort décrétée par les hommes, quelle que soit sa nature, pénitentiaire ou guerrière. »
(Marguerite Duras, Yann Andréa Steiner)
Nous sommes quelques-uns à penser que la dernière guerre mondiale a définitivement gangrené l’esprit des puissants de la planète, qui n’en demandaient pas tant. Et à croire qu’en fin de compte, Hitler a gagné la guerre, puisque ses méthodes sont désormais appliquées partout : négation des droits des peuples, asservissement des populations, écrasement des villes sous les bombes. Nous ne voyons plus que ça.
Naguère, on condamnait les chars soviétiques à Budapest ou à Prague, l’invasion et l’asservissement du Tibet par les Chinois, on n’avait pas de mots assez durs pour fustiger le mur de la honte, celui de Berlin !
Aujourd’hui, dans l’indifférence quasi générale (protestation d’une poignée minoritaire), les Etats-Unis envahissent, pilonnent et détruisent l’Afghanistan ou l’Irak en y commettant des crimes de guerre pour lesquels il n’y aura pas de Nuremberg, placent à leur tête des hommes de paille, des Pétain ou des Quisling de pacotille, font semblant de croire à une démocratie imposée de l’extérieur, la Russie écrase les Tchétchènes, et surtout un état comme Israël n’applique jamais aucune des résolutions de l’ONU, maintient dans un blocus insensé toute une population dans un ghetto entre mer et désert, construit un nouveau mur de la honte que je ne vois dénoncer nulle part, bombarde à tout va avec des moyens démesurés, et se crée des ennemis pour des générations et des générations par une politique insensée.
Tout cela avec le soutien actif de nos dirigeants, de nos fabricants et marchands d’armes, de notre veulerie de peuples repus et prêts à tout accepter, pourvu que notre confort douillet ne soit pas remis en cause. Oui, De Gaulle avait raison, quand il qualifiait en 1967 le peuple israélien de sûr de lui et dominateur : aujourd’hui, il serait immédiatement taxé d’antisémite…
Malheur à ceux qui osent critiquer la politique d’Israël ! Pourtant, depuis pas mal d’années, c’est la politique du pire, celle qui refuse obstinément la création d’un état palestinien. Eh bien non, trois fois non ! Arrêtons d’être complaisants à l’égard de ceux qui se comportent en bourreaux ! Et que les soldats israéliens se rebellent contre les ordres ! L’excellent film Valse avec Bachir montre qu’ils ne comprennent pas grand-chose à ce qu’on leur fait faire.
Soldats de tous les pays, unissez-vous contre des chefs et des politiques irresponsables !
Le sang des Palestiniens, celui des Afghans et des Irakiens, celui des Tchétchènes, vaut bien celui des Russes, des Américains et des Israéliens. Seulement voilà, il y a deux poids, deux mesures. Quelqu’un épris de justice peut-il accepter cela ?
Voilà, décidément, Hitler a gagné la guerre.

mardi 6 janvier 2009

6 janvier 2009 : Partir...


Voir s’achever le temps de l’angoisse et de la crainte ! Voir se lever, puis se dissoudre, les nuées suspendues au-dessus de nous – ces nuées qui attristent le cœur et qui font du bonheur un souvenir ! Bien rares sont les êtres vivants qui n’ont jamais éprouvé cette joie-là.
(Richard Adams, Les garennes de Watership down)

Partir ! Je vous ai naguère parlé de ce roman de Laurent Graff, dont le héros n’arrive pas à partir, alors qu’il ne rêve que voyages (Voyage voyages). J'ai déménagé déjà quatorze fois dans ma vie d’adulte : d’Agen, de Marmande, de Paris, d’Angers – trois fois –, d’Auch – trois fois –, de Guadeloupe, d’Amiens – deux fois –, de Poitiers – deux fois déjà –, et me voici de nouveau sur le départ ! Je me suis traité de nomade dans mon petit essai sur l’œuvre de Marius Noguès, par opposition à lui, l’écrivain et paysan, le sédentaire absolu, qui mourra dans la maison où il est né.

Eh oui, il nous faut cette fois quitter une maison où nous aurons vécu dix-huit ans et demi (le plus long temps de ma vie dans un même logement), où l’on a déplié les ailes de nos enfants vers le soleil. Certes, je ne pensais pas y finir mes jours. Une maison demande trop d’entretien quand on vieillit, et, personnellement, je préfère les appartements, qui correspondent davantage à ma mentalité d’homme urbain et civil. Les maisons sont trop entourées de haies, de clôtures, de portails, de volets, de murs, de chiens aboyeurs… Comment y porter le ciel et les étoiles ? Je rêve de maisons ouvertes à tous vents, je n’en vois guère, et n’en ai guère vues dans mes randonnées vélocypédiques.

L’appartement me paraît correspondre mieux au vivre ensemble que je souhaite, même si je sais que c’est souvent un leurre, la parole et la solidarité pouvant tout aussi bien y être absentes. Il me semble qu’on peut pourtant y glisser dans l’intervalle du monde, surtout quand on habite assez haut. D’ailleurs, quand on devient à mobilité réduite, les marches, les escaliers, tout ce qui contrarie le mouvement, se trouvent concentrés dans les maisons individuelles… comme dans beaucoup d’immeubles d’ailleurs : nos visites nous montrent que souvent il faut monter trois marches, parfois sept ou huit pour atteindre la palier de l’ascenseur, le rez-de-chaussée étant situé en fait au demi-étage, donc inaccessible en fauteuil roulant. Et même, souvent il y a des marches pour atteindre la porte d’entrée ! Pas de rampe extérieure, et impossibilité d’installer un monte-escalier (raisons de sécurité, le passage de l’escalier doit rester suffisamment large en cas d’évacuation).

Bref, nous traquons l’oiseau rare, un appartement entièrement de plain-pied (et tant pis s’il est au quatrième ou huitième étage, on s’y sentira environné par le grain de l’air, on se lavera le regard dans les étoiles, et de très loin on percevra la Lumière, aussi bien que les ombres), avec des portes suffisamment larges, des angles de couloir à pans coupés, rien qui puisse gêner la mobilité réduite. Il faut dire que nos villes (comme nos campagnes d’ailleurs) sont peu adaptées à la circulation des handicapés : trottoirs étroits (quand ils existent, et si, par malheur, ils sont larges, encombrés de véhicules en stationnement – depuis que Claire est en fauteuil roulant, je ne me réconcilie certes pas avec la voiture !), sorties de trottoirs impossibles, avec des ressauts… Bref, on roule dans la rue nous aussi ! Comment faire autrement ?

Pour en revenir à l’objet de cette chronique, partir, c’est se séparer, se détacher. Non seulement d’une maison, d’un lieu, mais aussi d’objets, d’ustensiles, de souvenirs, de mobilier, de livres, de jouets, de disques, de tout un fatras accumulé au fil des ans et dans lequel il faut faire un tri pour débarquer dans un nouveau lieu plus petit et plus resserré (mais sans escalier !). Nous avons donc commencé à nous dépouiller ; sans doute, le vieil homme qui est en nous souffre, mais l’homme nouveau, celui qui part à la conquête d’un autre destin, se satisfait pleinement de cette dépossession, de ce dénudement, de cet abandon, de cette perte, de cet effacement : un homme qui va et vient du même pas que le reflux, ne gardant que la mémoire en sommeil.


Partir, c’est avant tout sortir de soi. / Prendre l’univers comme centre, / au lieu de son propre moi. / Briser la croûte d’égoïsme / qui enferme chacun comme dans une prison. (Dom Helder Camara)

Allons ! En partant, il ne restera que l’essentiel, et c’est très bien ainsi : le temps reviendra de loin, et le silence aussi, et peut-être les rencontres, en cessant de tourner autour de nous-mêmes. Nous sommes arrivés nus sur la terre, et nous nous rapprocherons de cette nudité terminale qui nous guette. On devrait plus souvent partir, déménager, recommencer, rebâtir en fin de compte. Revivre, qui sait… Se redresser dans un monde nouveau, comme une vigie au sommet d’un mât, pour éprouver l’étendue de notre corps et de notre esprit et, qui sait, écarter le malheur de la nuit ?