lundi 19 janvier 2009

19 janvier 2009 : Pensée négative ?



Les individus normaux, valides, en bon état, ont tendance – moi le premier – à vouloir le bien des autres, malades, souffrants, handicapés, et à le vouloir malgré eux, en leur imposant une pensée positive : du style tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Nous sommes tous des Pangloss, et sans nous en rendre compte, avec les meilleures intentions du monde, avec nos propos lénifiants, nous les enfonçons davantage dans leur difficulté d’être.

Il faudrait que le malade, devenu handicapé – et c’est le cas de Claire – reste exemplaire, se rie de l’adversité et de son malheur, et devienne un sage – pour nous rassurer, peut-être. Un handicapé doit en quelque sorte être un super-héros ! Il lui faut ne jamais être antipathique, ni négatif, encore moins déprimé, car les médecins sont là pour ça : «Si vous ne vous sentez pas bien, c’est que vous êtes dépressif !», répètent-ils à satiété. Et ils vous soignent à grands coups d’antidépresseurs, sans écouter justement ces pensées négatives qui vous minent, et sont pourtant fondamentales et salutaires. Car c’est là que le malade a besoin d’être écouté, dans sa révolte, dans son désarroi, dans son humour noir…
Car lui, le malade, l'handicapé, le blessé de la vie, il part de son vécu, et pas de ce que voient ou croient apercevoir les autres, fussent-ils médecins ! Et nous, valides, avons peut-être beaucoup à apprendre d’eux. D’ailleurs, les pensées négatives, n’en avons-nous pas, nous aussi, et ne faudrait-il pouvoir les dire ? J’en ai pris conscience en novembre, au moment où j’étais sur le point de sombrer, faute justement d’exprimer ce que je ressentais, et qui, alors, a jailli dans une certaine violence verbale, projetant des mots (et des maux) trop longtemps contenus.
On ne peut pas rester toujours dans le politiquement correct, celui de Pangloss, justement, et ne voir que le bon côté des choses. «Tout ça s’arrangera, la médecine progressera, on trouvera une solution»… Voilà qui est sûrement bien. Et qui arrange tout le monde, surtout les beaux parleurs…
Mais il s’en fout le malade, de ce futur improbable qu’on lui tend en miroir. Ce qu’il voit, ce qu’il vit, c’est le présent, l’enfer de la parole tue (non dite) aussi bien que de la parole qui tue (celles de l’accompagnant, ou du visiteur, qui ne sont pas sur la bonne longueur d’onde, et qui croient bien faire, et qui feraient mieux de tourner sept fois leur langue dans leur bouche, ou qui feraient mieux même de se taire en général), le terrible décalage entre sa réalité vécue («je suis réduit progressivement à l’impuissance, je deviens peu à peu un légume») et celle de l’autre, qui peut tout faire («y compris m’imposer ce que je ne désire pas, y compris de vouloir faire mon bonheur contre mon gré, comme si je n’avais pas de volonté propre»).
En fait, ça n’est pas si simple, la vie !

Et un film formidable, que je viens de voir, remet les pendules à l’heure : L’art de la pensée négative, du norvégien Bård Breien. Quand j’ai vu de quoi il parlait, grâce à l’excellente présentation faite par notre cinéma associatif Le Dietrich (http://le-dietrich.fr/), j’ai tout de suite senti que ce film me parlerait, était pour moi.

En voici un résumé :

Geirr, un trentenaire, est handicapé à la suite d'un accident : paralysé du bas du corps, il est devenu impuissant, circule en fauteuil roulant et rumine sa misanthropie, s’enfermant pour écouter Johnny Cash ou regarder en boucle des vidéos de films de guerre. Sa femme Ingvild risque de le quitter, supportant de plus en plus mal son mauvais esprit. Pour lui donner une dernière chance, elle convie chez eux un groupe d'handicapés chaperonnés par une psy fière de sa méthode positive (sorte de méthode Coué : je me sens bien, parce que je le dis). Mais Geirr accueille mal la psy, ne voulant pas s’associer à un groupe de «légumes». En fin de compte, il se livre à une véritable entreprise de démoralisation du groupe. La psy craque en premier. Et bientôt, le groupe d’handicapés, à la suite de Geirr, se révolte, essaie de prendre sa destinée en mains et exclut de la séance les valides (Ingvild et le compagnon d’une autre paralysée), trop englués dans leur bonne conscience, et ils se lancent dans une nuit d'ivresse qui fait exploser les verrous de la pensée négative. Et le groupe d’handicapés retrouve ainsi sa dignité…

Oui, les invalides peuvent refuser de se conformer aux règles, de se plier à l’apparence, de s’intégrer dans le jeu des valides ou de se convertir à une pensée positive : pour Geirr, qui voudrait faire l’amour avec sa femme, mais qui ne peut pas, comment pourrait-il encore assumer le fait de l’aimer ? Il comprendrait que sa femme le quitte, et accepte mal qu’elle reste. De ce fait, il supporte mal les idées reçues de ceux qui croient bien faire. Il déboulonne les clichés, la soi-disant vertu, les bonnes âmes, l’hypocrisie des compatissants. 



Comment se comporter avec nous, se dit-il ? En acceptant d’intégrer la souffrance dans la vie, et non pas en nous forçant à l’évacuer dans un sac à merde (le super-truc de la psy, dont elle est si fière : dès qu’elle voit l’un de ses protégés prêt à remâcher sa douleur et à dérouler ses idées noires, elle lui envoie un petit bonnet brodé dans lequel il est prié de cracher tout ce qu’il a sur le cœur de négatif, pour réintégrer au plus vite le côté positif de la vie ; en fait, sa méthode est une impasse maternante et infantilisante).
Geirr est trop lucide, il n’accepte pas de nier l’irréparable, il refuse de se leurrer (comme Claire), il veut que ses frustrations puissent déborder. Foin de la morale lénifiante, des illusions rassurantes, de la bienséance tranquillisante, de la leçon édifiante ! Jetons par-dessus bord le fait de faire «bonne figure», et balançons notre déprime en pleine gueule de l’autre, voilà ce qu’il nous assène et ce qu’il réussit à faire partager aux autres membres du groupe ! Soyons négatifs ! Puisqu’on n’en a pas le droit ! Mais qui nous enlève ce droit ? Les bien-portants justement… Ce qui leur est facile. Ils peuvent être positifs, eux… Surtout à notre place !
J’ai été frappé par la justesse du film qui appelle à considérer les handicapés comme des êtres humains à part entière, avec leurs défauts, mais surtout avec leur vérité qui ne peut transparaître que lors de la sortie des pensées négatives, avec leurs désirs, leur droit d’être hargneux et détestables aussi, et même leur droit de se saouler ou de désirer la mort. On fait trop du larmoyant et du pathétique avec le thème de la maladie ou du handicap. Là, c’est une comédie, noire certes, mais jubilatoire. On en ressort avec un regard lavé sur notre entourage en situation difficile.

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