jeudi 12 février 2009

12 février 2009 : un début de matinée



L’excès des facilités de l’existence détruit toute la joie qu’on a à satisfaire ses besoins.
(Léon Tolstoï, La guerre et la paix)



Réveil à six heures et quart. Je prends Le docteur Faustus, de Thomas Mann, l’autre "grand" roman que je lis à petites doses depuis un mois, et qui a la vertu de raccourcir mes insomnies, comme autrefois Marcel Proust. Ne vous y trompez pas, c’est excellent, et j’en parlerai quand je l’aurai achevé. Sept heures moins le quart, je ferme les yeux et somnole, attendant l’heure de Claire. Sept heures et quart, je me lève, enfile mes chaussettes et ma robe de chambre, et descends. Au même instant, comme je titube encore des brumes de la nuit, j’entends la petite cloche de Claire qui m’appelle, pour l’aider à se lever et aller aux W.-C., en s’appuyant sur mon bras. Je dévale l'escalier (elle dort en bas, désormais). Je l’embrasse, lui soulève les jambes, puis lui prends les deux mains pour la tirer vers moi, elle est incapable de se redresser toute seule. Je lui mets les chaussettes, l’aide à enfiler la robe de chambre, l’emmène au petit coin. Elle marche avec beaucoup de difficulté aujourd’hui, comme souvent. La bouche est pâteuse, comme si l’aube de la parole venait s’y instiller goutte à goutte.

Un petit quart d’heure plus tard, emmitouflée dans sa robe de chambre, elle est assise sur le fauteuil roulant. Je vois qu’elle n’a guère de force dans les bras et je pousse le fauteuil jusqu’à la table de la cuisine. J’ouvre les volets, je la laisse s’occuper de ses médicaments, au fond, la seule chose qui lui incombe encore totalement. Je sors le tablier et les serviettes qui lui sont indispensables pour éviter de se cochonner trop, et les lui attache autour du cou. J’attrape les bols, les cuillères et couteaux, les pots de confiture et de miel, le beurre, la boîte de Ricoré, le pain, les biscottes, une galette de sarrasin, j’installe tout sur la table. Je sors le grille-pain, je découpe des tartines et les mets à griller. Je file dans le couloir, prends la clé de la boîte aux lettres, ouvre la porte et retire le canard local de notre boîte. Coup d’œil au gros titre de la Une, c’est sur la Guadeloupe, paralysée depuis vingt jours par la grève générale.

Comme je vois Claire hésiter, maintenant qu’elle a réuni ses multiples comprimés, je lui remplis ses verres d’eau (un destiné aux comprimés de cortisone, un autre pour les autres médicaments) auxquels je joins une paillette dans chaque, puisqu’elle ne peut plus boire autrement. Je mets l’eau à chauffer dans la bouilloire. Claire prend ses médicaments, elle m’épate toujours, moi qui n’en prends toujours qu’un seul à la fois, elle met sept ou huit comprimés et gélules dans la bouche et avale aussi sec.

J’étale le beurre sur les tartines de Claire. J’ai vaincu ma répugnance, et le beurre ne pue pas autant que dans mon enfance. Puis je lui ajoute une lichée de miel. Je mets la Ricoré dans les bols, et la bouilloire chantant doucement, je vais la chercher pour remplir les bols d’eau chaude. Je m’installe enfin, heureux de ce premier repos (très relatif, mais enfin, je suis assis !) depuis sept heures et quart. Il est huit heures.

Je pèle mon orange matinale, et la mange. J’étale consciencieusement la confiture sur ma première tartine, observe Claire du coin de l’œil. Elle a la plus grande peine aujourd’hui encore à amener la main droite à la hauteur de la bouche, comme si un poignard avait tranché l’influx nerveux correspondant. Alors, elle trempe son pain avec difficulté, et mange lentement, utilisant beaucoup la main gauche. Assez rapidement, j’ai achevé mes quatre tartines (la dernière avec du miel) et bu mon "café". Je prépare la suite du petit déjeuner de Claire, une biscotte et une galette de sarrasin que je beurre et enduis de miel. Je range mon bol et mes couverts dans le lave-vaisselle, encourage Claire à continuer sans se presser, tout en lui lisant les principaux titres du journal.

Neuf heures moins le quart. Elle a fini, je débarrasse son coin, lui enlève les serviettes que je vais secouer dehors, lui donne du sopalin pour qu’elle essuie son visage. Dans l’immobilité de son regard, je lis la détresse d’une vie diminuée, atrophiée, estropiée, dépendante. Le jour s’est levé. Je lui donne le journal et monte faire ma toilette.

Neuf heures. Frais rasé et lavé, je redescends torse nu chercher Claire. On a prévu douche aujourd’hui, il faut donc qu’elle monte. Je sens que ça va être difficile, je pousse le fauteuil jusqu’au pied de l’escalier. J’aide Claire à se redresser, je lui donne le bras, et la pousse devant moi, c’est dur. Chaque marche est montée avec lenteur, non sans que je la pousse vigoureusement. Mais enfin, la voilà en haut. J’ai allumé le petit radiateur électrique pour ne pas qu’elle ait froid. Je l’aide à se déshabiller, on dirait qu’elle a encore les pieds dans la nuit. Peut-être dans une nuit étrange, qui m'est inaccessible. J’ai mis le tabouret spécial dans la douche. J’enlève mon pyjama et y pénètre avec elle. Elle s’assoit, je reste debout. Je fais couler l’eau, pas trop chaud, elle n’aime pas, je lui mets le shampooing, frictionne les cheveux, tandis qu’elle se passe le gant savonneux. Je rince. Deuxième shampooing, je lui frotte le dos avec le gant de crin, je me baisse et lui lave les pieds, car elle n’a plus la souplesse pour le faire, et surtout n’arrive plus à soulever le pied droit qui ne répond que rarement.

La douche est finie, mais il faut s’essuyer, je sors de la cabine, prends sa serviette et commence à lui frictionner les cheveux et le dos, je la laisse achever tandis que je me sèche moi-même. Je fais les finitions, le bas des reins, l'intérieur des cuisses, les doigts de pieds, je l’aide à sortir de la douche, et l’emmène dans la chambre, où je l’assois sur la chaise. Son dos n’a plus de tenue, comme s’il partait en fumée, et sur le lit, elle s’effondrerait. Elle s’habille lentement, tandis qu’en tenue légère (slip et T-shirt) je fais mes exercices matinaux. Ces cinq à dix minutes me décrassent de la fatigue déjà accumulée, tout en assouplissant mes chevilles, mes genoux, mes hanches, mon dos, et en musclant mon ventre qui reste encore plat (presque). Je fais aussi ma prière, un simple Notre père, tout en mouvements inspirés de ceux des Indiens d’Inde pour leurs prières.

Je l’aide à achever de s’habiller, je vais chercher le sèche-cheveux, la brosse, et finis de la coiffer. Elle est toujours belle, notre Claire, en dépit de son œil fermé et de sa bouche qui a l’air d’embrasser un croissant de lune. Avec la brosse, je lui gonfle un peu les cheveux comme elle le souhaite. Je l’aide à choisir un nouveau pull-over, elle aime bien changer, plaire aussi.

Voilà, dix heures moins le quart, on aura mis deux heures et demie pour se préparer ce matin. La descente d’escalier est homérique : tout simplement elle ne peut pas, les jambes la portent encore un peu (si peu) sur le plat, mais pas pour une telle descente, comme si l’escalier de la vie voulait la garder à vue et la punir d’être montée. Claire descend donc sur le cul
, comme elle dit. Moi, je la précède, à reculons, pour l’observer et éviter une roulade inattendue. Elle apprécie le fauteuil roulant qui lui tend les bras. Elle a mal à la vie.

La journée va être longue.


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