lundi 30 mars 2009

30 mars 2009: étudier

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Je ne buvais pas, je ne traînais pas avec les filles, les livres me remplaçaient ces deux genres d’enivrement. Mais plus je lisais, et plus je sentais de difficulté à accepter cette vie si vide, si inutile qui, me semblait-il, était celle des hommes.
(Maxime Gorki, En gagnant mon pain)

Je crois qu’en fin de compte, je n’aurai pas cessé d’étudier toute ma vie. Non seulement j’aurai passé une vingtaine d’années sur les bancs des diverses écoles, mais mon métier – au milieu des livres – m’a placé en excellente position pour continuer à étudier sans cesse. Ma vie personnelle, somme toute assez variée, grâce à mes multiples lieux de résidence, m’a aussi ouvert tout grand le livre de la vie, et là, c’est un champ d’études autrement plus vaste, comme a pu le constater Maxime Gorki qui, lui, n’a eu que le travail et le vagabondage comme "universités" (lire sa trilogie Enfance, En gagnant mon pain, Mes universités).
Par le livre, j’ai rencontré des hommes illustres, les grands écrivains, des inconnus aussi, car ma curiosité littéraire m’a souvent porté vers les littératures "autres" : écrivains ouvriers et paysans, auteurs africains, asiatiques ou latino-américains, écrivains fantastiques, auteurs de polars, et aussi poètes de tout acabit. Tous m’ont apporté quelque chose, même par la plus médiocre de leurs œuvres, ne serait-ce que le dépaysement, la découverte de mondes et de milieux que je ne fréquenterai jamais, la magie de mots inconnus (ah ! la façon dont les écrivains francophones d’Afrique et des Antilles s’emparent de notre langue et la font scintiller autrement), l’envie de les connaître parfois (pour les auteurs vivants), de les faire connaître souvent (j’ai bien dû offrir quatre ou cinq cents bouquins dans ma vie à de la famille, des amis, des inconnus même avec les livres que j’abandonne volontairement dans le train) et le désir d’écrire, d’apporter en toute modestie ma petite pierre. Ce n’est pas rien.
Quant au livre de la vie, je l’ai empoigné à pleines mains parfois, je l’ai saisi avec des pincettes à d’autres moments, j’ai pratiqué aussi bien l’adhésion que le renoncement, la sagesse que la folie, la solitude que la sociabilité, j’ai toujours accepté de laisser la vie venir à moi. La vie des hommes n’est pas si vide que semble le dire Gorki. Et comme Edith Piaf, je peux proclamer : "Non, je ne regrette rien".
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Des études proprement dites, j’ai retenu une seule chose : il faut se laisser guider par la nécessité de ce qui nous intéresse, par la passion, et non pas par l’utilité.
"Aucune éducation ne profite à l’intelligence si elle n’y suscite pas quelque passion subjective", note Henry James dans ses Mémoires d’un jeune garçon. J’y souscris entièrement, et j'ajouterai même que ce sont les matières les plus inutiles en apparence qui nous apportent le plus et qui nous hantent toute notre vie, parce que, justement, elles peuvent susciter la passion : la musique et le dessin par exemple, qu’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux.
Mes passions ont été l’histoire et la géographie dès mon enfance, grâce à quoi j’avais acquis un niveau de base excellent en entrant en fac (niveau qui manquait cruellement à bien de mes condisciples, dont je me demandais avec angoisse ce qu’ils venaient faire dans ces disciplines), et s’y est ajoutée, à partir de la seconde, la passion de la littérature. J’ai en effet commencé à lire très tard, puisqu’avant d’entrer en seconde, si j’excepte les pièces de théâtre classiques, je n’avais lu que des romans d’aventures pour la jeunesse, modernes ou classiques (Walter Scott, Alexandre Dumas, Jules Verne, Gustave Aimard, Paul Féval…) et un seul livre "d’adulte", Les Hauts de Hurlevent !
Quel livre d’ailleurs, qui m’avait enthousiasmé et porté vers des rêves inouïs (ce roman extraordinaire m’a un peu transformé en "beau ténébreux", à la manière de Heathchiff, enfin beau peut-être pas, mais ténébreux, sûrement), au point qu’aujourd’hui encore, j’hésite à le relire, de peur d’être déçu. Je me contente de le contempler dans ma bibliothèque, de le caresser des yeux, et parfois de la main, me rappelant mes jeunes treize ans.
Et, tout en étudiant avec passion l’histoire et la géographie au niveau universitaire (nous avions d’excellents professeurs), je lisais par plaisir aussi les nombreux auteurs que je découvrais ici et là, au hasard des bibliothèques et des librairies (seules boutiques, encore aujourd’hui, où j’aime aller), des amis et connaissances qui me prêtaient aussi des livres et me conseillaient parfois, finalement un peu en autodidacte, ce qui est encore la meilleure façon de lire et de faire des découvertes. Le cinéma aussi me donnait des envies de lire. Il me laissait souvent insatisfait. J’avais besoin d’en savoir plus, et nombreux sont les romans que j’ai lus après avoir vu un film (l’inverse est très rare).
J’ai eu la chance de découvrir qu’il existait une école supérieure de bibliothécaires. Dans ma naïveté, je croyais avoir fait "trop" d’études pour être bibliothécaire, car les employés que, dans ma fréquentation des bibliothèques, je voyais occupés à classer, ranger et prêter, ne me semblaient pas avoir besoin d’un très haut niveau d’études ; de plus, ils m’avaient embêté plusieurs fois, en m’empêchant d’emprunter tel ou tel livre, sous prétexte que j’étais trop jeune – à dix-sept ans, j’en paraissais à peine quatorze ou quinze, ils étaient donc excusables, surtout qu’à l’époque, on ne badinait pas avec les "bonnes" mœurs et les "saines" lectures. Bref, j’ai pu achever mon parcours d’études dans cette école avec un bonheur certain, et, de plus, je découvrais Paris, où elle était alors située.
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Paris ! J’avais lu Balzac, je n’avais pas l’arrivisme d’un Rastignac, ni certes l’envie de finir comme Lucien de Rubempré ! J’en ai donc pris surtout ce que cette ville prodigieuse pouvait m’offrir – et en particulier ce qui me manquait, à moi, jeune provincial issu d’un milieu très humble, moi qui n’avais jamais pu fréquenter le théâtre ou l’opéra, ni eu l’idée d’aller dans les musées – je me suis gavé de vie culturelle pendant une année. Et tant pis si ma vie sociale et sentimentale en a pâti quelque peu, je sortais toujours tout seul le soir, excepté deux fois à l’Opéra pour écouter Rigoletto (avec une condisciple) et Faust (avec ma cousine), et une fois au cinéma pour Steamboat Bill junior : mais la condisciple que j’accompagnais (ou qui m’accompagnait ?) a trouvé que j’avais le rire vraiment trop facile (vulgaire ? quand je ris, je ris, ventrebleu !). D’une part, je n’avais jamais vu de Buster Keaton, et d’autre part, elle avait peut-être davantage envie que je la prenne dans mes bras, plus que de voir un film ! Mais elle aurait dû m’emmener voir un film nul pour que j’y songe.
Et puis, désolé, je n’ai jamais pu mélanger les genres, il y a d’autres lieux que le cinéma pour l’amour. D’ailleurs, je ne pouvais décemment pas entraîner dans mon galetas (une chambre de bonne au septième étage – entrée par l’escalier de service, autant dire que je ne m’amusais pas à oublier une course sans me condamner à devoir descendre et regrimper sept doubles volées de marche, oui, Paris maintient en super forme – sans eau courante ni W.-C.) une quelconque dulcinée, fût-elle la plus séduisante de l’école, ce qu’elle était ! Et je n’étais pas si vilain, si j’en juge par la seule photo de cette époque en ma possession, prise dans le square Louvois, juste en face de la Bibliothèque nationale. Je n’avais pas encore la barbe broussailleuse sous laquelle je me suis masqué (protégé ? enlaidi ?? vieilli certainement pour paraître sérieux auprès de mes futurs employeurs) après septembre 1970.
Je savais de toute façon que je ne retrouverais pas de sitôt l’occasion d’aller au TNP, au Théâtre de la Ville ou à l’Opéra Garnier, au Louvre, au Musée Rodin, de voir Notre-Dame, la Sainte Chapelle et les autres monuments célèbres, de lécher les quais des bouquinistes pour y dégotter quelques perles rares, de faire mon plein de films classiques – Paris étant la ville du cinéma – de baguenauder tout simplement, car une ville, Paris plus que toute autre, est faite pour marcher. Et en ai-je parcouru des kilomètres ! Car si le métro me plaisait bien au début, j’en fus vite lassé, et je ne me suis donc pas privé de déambuler, de faire les trottoirs, de flâner sur les bords de Seine, dans les parcs, les buttes, les cimetières, de regarder les perspectives, de repérer en réel les coins que j’avais vus sur des peintures ou dans des films. Dans mon innocence, je n’ai pas recherché les "mauvaises" rencontres que la Ville-Lumière prodigue aux quatre coins des rues ; ou ce sont elles qui m’ont peut-être évité. Je n’en suis pas plus fier, c’est ainsi. Il y a paraît-il un Dieu pour les ivrognes, moi, j’ai eu mon petit Berger qui veillait sur moi. Le temps aussi, que je n’avais pas envie de perdre !
J’ai eu d’excellents condisciples. Certains sont devenus fameux dans la profession, je devrais d’ailleurs dire certaines, les femmes y étaient alors nettement plus nombreuses, souvent célibataires et semblables à Vénus tout entière à sa proie attachée, la proie étant ici le métier. D’autres sont restés humbles, comme moi, et amoureux de leur métier cependant. Monique R., trop tôt disparue, qui écrivait des poèmes discrets et a réussi à me persuader d’aller au Festival d’Avignon, Patrice C., grand amateur de roman populaire et de Michel Zévaco, Michel et Geneviève D., qui n’ont jamais renié leur trotskysme de jeunesse… Tant d’autres… Les élèves étrangers aussi. Stanislas B.-M., à la haute stature d’une belle race congolaise, qui venait m’emprunter mon modeste tourne-disque pour organiser à la Cité universitaire des soirées dansantes plus ou moins arrosées et orgiaques. Auxquelles je me gardais bien d’assister, bien qu’invité !
Ne me manquaient que mon vieux vélo, que j’avais laissé dans les Landes (à l’époque, il n’y avait pas de Vélib’ !), et l’air de la forêt de pins, et la douceur provinciale dans cette ville où tout le monde courait, moi aussi bien que les autres pour aller au spectacle le soir, ou pour ne pas rater un film. Et pour emmagasiner le maximum d’impressions, tant que j’y étais. Car j’ai compris que je ne voulais pas rester là pour travailler. Je voulais connaître le monde, d’autres coins de France (y compris l’Outre-mer), et Paris, une année m’avait suffi pour en étudier les atouts et les faiblesses. Je n’ai pas désiré y faire ma vie. Tant pis pour la culture, on peut se cultiver ailleurs. Tant pis pour les rencontres, on en fait aussi bien d’autres ailleurs.
D’autant plus que pour moi, étudier, c’était avant tout vivre, et étudier les hommes, pour comprendre qui j’étais, et ce que j’étais venu faire sur cette planète. Moi qui apparemment ne ressemblais à personne ! Et la vie m’a appris que personne ne ressemble à personne…
Aujourd’hui, j’étudie, bon gré mal gré, les effets de la maladie et de la souffrance physique et morale sur la personne la plus proche de moi. Je me serais sûrement dispensé de cette étude. Mais pourquoi est-ce que ce ne serait pas cela qui va – enfin – me faire comprendre ce que je suis venu faire ici ?

mercredi 25 mars 2009

25 mars 2009 : Mentir


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Nous ne percevons nos proches qu’à travers une brume qui les rend imperceptibles. C’est ça la solitude, la vraie. Vivre avec quelqu’un et ne pas se rendre compte de sa présence.
(Joseph Bialot, Le jour où Albert Einstein s’est échappé)


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Tout le monde se souvient de Pinocchio, et du nez qui s’allonge quand il ment. Les enfants apprennent très tôt à mentir, ne serait-ce que pour éprouver leur pouvoir et savoir s’ils seront démasqués. Pourtant, il est probable que, sans le mensonge, la vie deviendrait vite infernale ! On a tous besoin de mentir dans la vie de tous les jours. Ainsi il est impossible de toujours dire à quelqu’un ce qu’on pense de lui, par exemple de sa tenue vestimentaire négligée, de son manque de propreté ou de son langage ordurier… De même on ne fait pas forcément remarquer à quelqu’un qu’il va mal, qu’il grossit (ou maigrit), qu’il boit trop (je pense en particulier aux adolescents), qu’il fume trop, qu’il vit dangereusement, souvent pour ne pas s’attirer des ennuis ou simplement de l’inimitié. Le mensonge, ou l’omission de la vérité, ont ici une visée généreuse (on aurait dit "charitable" autrefois, le code a changé).
On peut aussi mentir sur soi pour donner une bonne image aux autres, gagner un amour (ou ne pas le perdre) ou éviter un conflit, et se mentir à soi-même pour garder une image plus positive de soi : c’est parfois nécessaire pour survivre. Le drame survient quand le mensonge devient une habitude, et que finalement, ça arrange tout le monde, car on ne veut pas forcément savoir que l’autre ment, et d’ailleurs la vérité n’est pas toujours bonne à entendre, on ne sait jamais où elle peut mener. Quand par malheur elle nous échappe en paroles, on s’écrie aussitôt : « Je ne voulais pas le dire, ça a dépassé ma pensée ! » Alors que justement, dans la plupart des cas, c’est dans ces moments-là qu’on est lucide.
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Je pensais à tout cela en voyant récemment deux films français, La fille du RER et Le code a changé. Ce ne sont certainement pas ces films qui vont réconcilier les jeunes avec le cinéma français. Trop bavard pour l’un, trop paresseux pour l’autre, et dans les deux cas, très peu d’action. Mais pourtant les deux sont un reflet assez exact de la vie ordinaire, dans laquelle l’action ne va pas à cent à l’heure !
La Fille du RER, d’André Téchiné, est inspiré d'un fait divers qui avait frappé l’opinion il y a quelques années, car fortement relayé par les médias : une jeune fille avait prétendu avoir été victime d’une agression antisémite dans le RER. Elle avait berné tout le monde dans un premier temps : policiers, journalistes et jusqu’aux hommes politiques… Néanmoins, ce n’est que le point de départ, et le film est une fiction. Jeanne (formidable Emilie Dequenne) vit avec Louise, sa mère (Catherine Deneuve, rayonnante dans un rôle presque impossible de gardienne de jeunes enfants) dans un pavillon de banlieue. Elle recherche un emploi et, en attendant, passe ses après-midi à faire du roller. C’est ainsi qu’elle rencontre Franck, un champion de lutte, avec qui elle entame une histoire d’amour, dès le début marquée sous le sceau du mensonge : pourquoi lui dit-elle qu’elle est secrétaire d’un grand avocat, qui fut un ami de jeunesse de sa mère ? Franck, de son côté, lui cache que le logement où ils squattent pendant l’été, lui est prêté par un trafiquant de drogue, ce qui fait qu’elle tombe de haut quand il est poignardé pour avoir refusé de livrer de la drogue à un petit dealer. Or, c’est cet avocat, ou plus exactement le fait qu’il soit juif, qui donne l’idée à Jeanne, désorientée depuis que Franck est à l’hôpital puis en prison, d’un second et énorme mensonge : elle fait croire qu’elle a été agressée dans le RER. Et, malgré l’absence de preuves sur cette agression (sinon en négatif, aucun voyageur ne serait intervenu, la lâcheté humaine…), le mensonge passe comme une lettre à la poste, au point que même le président de la République vient apporter son soutien par téléphone à la mère de la jeune fille. 
Qu’as-tu fait de ta fille ? semble nous dire Téchiné (Chabrol dans son dernier film, Bellamy, pose la question : qu’as-tu fait de ton frère ?). L’autre jeune protagoniste, Nathan, le petit-fils de l’avocat, malgré ses treize ans, semble seul capable d’obliger Jeanne à avouer son mensonge. Nathan, fragile aussi, comme Jeanne (très belle scène entre eux dans la cabane-refuge de Nathan, loin des parents qui ne savent pas ce qu’ils veulent, un coup ils se séparent, un coup ils se réconcilient), cherche à trouver un peu de sens dans la vie, et peut-être un modèle. Au fond, le mensonge de Jeanne lui paraît plus vrai que les chamailleries de ses parents. Mais tous sont englués dans leur solitude. Louise, la mère, qui pourrait renouer au moins une amitié avec son vieux copain de jeunesse, reste incapable de retisser ce lien : très belle scène où sur le lieu du rendez-vous, elle préfère faire l’absente. Samuel, l’avocat, ne comprend pas le mode de vie de son fils, et là, c’est qu’as-tu fait de ton fils ?
Que savons-nous les uns des autres, semble nous dire ce film, aux antipodes des narrations trop carrées (souvent) des cinéastes américains. Je parlais de paresse dans la mise en scène à propos de La fille du RER. On peut la trouver au contraire simple et émouvante dans son économie de moyens (sans l’abus de gros plans qui gâchent tant de films actuels préformatés pour le passage à la télé), essayant de cerner au plus près les fêlures et les mystères des individus, les faux-semblants de la société. Et le roller de Jeanne, c’est aussi un miroir qu’elle "promène le long du chemin", en espérant à la fois qu’il va refléter le réel (il lui apporte en tout cas une histoire d’amour) et lui donner un peu de fantaisie.
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Dans Le code a changé de Danièle Thompson, le mensonge est roi lui aussi. Autour d’un dîner entre amis (où tous ne se connaissent pas forcément) se joue le grand jeu du cache-cache. Ici, c’est le contraire de Téchiné chez qui on sait peu des personnages, au cinéphile de deviner. Chez Thompson, on est submergé, et c’est parfois dommage que le spectateur en sache plus que les protagonistes. Quand le dîner devrait se reproduire un an plus tard (jeu assez subtil de retours en arrière), on n’est plus assez étonné. On en sait trop sur les menteries des uns et des autres (dommage que leur nez ne s’allonge pas), sur les amitiés et les amours contrariées, les secrets qui n’en sont pas. Vous me direz, la vie, c’est comme ça : oui, peut-être, mais au cinéma comme dans le roman, on demande un peu de la magie qui vient de l’inconnu. Le code du titre, c’est le code d’entrée de l’immeuble, mais c’est aussi le code de conduite humaine (eh oui, les femmes maintenant se conduisent en goujates comme les hommes auparavant, il va falloir qu’on s’y fasse) ainsi que les codes de langage (on apprend par exemple qu’on dit aujourd’hui "se protéger" là où autrefois, on parlait d’égoïsme). Donc un film pas inintéressant, mais qui manque de mystère.
Et dans Slumdog millionaire (un seul "n" en anglais) de Danny Boyle, le héros Jamal se fait embarquer par la police parce qu’on ne peut pas imaginer qu’il puisse gagner à un jeu, lui, quasi analphabète, sans avoir des accointances dans le public, sans tricher. Et sans mentir, donc. On le contraint à raconter son histoire, des bas-fonds de Mumbay jusqu’à sa relative réussite comme serveur dans une société de placement de contrats pour téléphones portables, en passant par un improbable camp de trafics d’enfants destinés à devenir des mendiants au rapport juteux (on va jusqu’à en rendre certains aveugles). Là aussi, le mensonge est roi, le premier étant celui d’un scénario invraisemblable, où se mélangent des genres qui auraient sans doute bien plu à Victor Hugo, le sublime et le grotesque, sauf qu’ici le sublime paraît grotesque tant les ficelles sont grosses. Mais comme dans tous ces contes de fée modernes qui font accourir le public (Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, Bienvenue chez les Ch’tis), j’ai du mal à suivre, sans doute parce que là aussi, le mystère manque.

dimanche 22 mars 2009

22 mars 2009 : Vieillir

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Nous avions fait le geste
Simple de vieillir
(Béatrice Douvre, Œuvre poétique)


Depuis décembre dernier, le cyclo-lecteur (allons, parlons à la troisième personne, et utilisons le nous de majesté tant qu’à faire) a commencé à faire des lectures en maison de retraite. Nous avons lu des récits de Noël, dont la légende du quatrième Roi mage (lu également pour la veillée de Noël au temple), et pour la seconde prestation, nous leur lisons des histoires courtes et savoureuses d’enfants. Une troisième séance aura lieu en juin, où nous leur trouverons bien quelques histoires estivales, de vacances, pourquoi pas ?
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J’aime les vieux, le fait d’avoir eu ma grand-mère à domicile pendant mon enfance m’y a sans doute prédisposé. Cette grand-mère qui nous a tant apporté.
Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux, chantait naguère Brel. Pas si sûr. C’est qu’il faut savoir les écouter. Ou lire dans leurs yeux.
On devient tous vieux un jour. Certains le sont bien avant leur temps, ceux qui ne rêvent plus dès leur jeunesse. Avec l’allongement de la durée de la vie, l’éclatement de la tribu qui éloigne les générations les unes des autres, devenir vieux peut devenir d’une tristesse accablante, quand autour de soi on a vu mourir tous ses amis et connaissances, qu’on ne lit plus le journal que pour regarder les rubriques nécrologiques (preuve qu’on n’est pas encore mort : suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide) ou l’horoscope (même si c’est pour s’en moquer comme le héros du film Gran Torino), ou qu’on ne lit plus du tout (leurs livres s’ensommeillent, chantait encore Brel, et je n’arrive pas à y croire, moi qui ne conçois pas la vie sans lecture), brisé par les douleurs physiques et morales.
C’est frappant quand on voit ces maisons de retraite qui, aussi bien tenues qu’elles soient, ne dissimulent pas l’abrutissement physique et mental d’un grand nombre de leurs pensionnaires auxquels le cyclo-lecteur essaie d’apporter par ses lectures et le goûter qui suit (parfois) un peu de l’air frais du dehors, et d’élargir leur monde devenu trop petit.
Ils ont plus de quatre-vingts ans, souvent même plus de quatre-vingt dix, n’y voient plus très bien, entendent mal, ne comprennent pas toujours. C’est dur de devenir vieux. Le plus souvent, on a été placé ici par la famille, comme justement tentent de le faire les enfants du vieil homme de Gran Torino, qui, pour l’anniversaire de leur vieux père, arrivent avec des prospectus sur ces merveilleuses résidences du quatrième âge, et sont tout étonnés de se voir éconduits.
Oui, c’est un peu triste de voir tous ces vieillards, certains alignés dans leurs fauteuils roulants, la tête ballante, l’œil éteint, et puis quel bonheur, quand le cyclo-lecteur passe leur serrer la main en fin de lecture et leur demande si ça leur a plu, de voir soudain ranimée une petite flamme au coin de la voix ou dans l’œil qui pétille. Comme s’ils avaient oublié toute une heure la pendule d'argent / Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend.
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Aussi ai-je été vivement intéressé par le nouveau film de Clint Eastwood, qui nous apprend beaucoup sur la vieillesse. Et ça n’est pas si fréquent que le héros d’un film soit quasiment octogénaire !
Gran Torino nous raconte l’histoire d’un vieux grincheux, veuf, méchamment réactionnaire et raciste (pourtant lui-même issu de l’immigration polonaise) qui se retrouve en fin de vie dans sa maison de banlieue coincé au milieu de voisins immigrés venant d’Asie. Il ne souhaite pas recevoir le jeune curé qui veut l’amener à confesse (promesse qu’il a faite à la défunte femme du veuf). Bien entendu, il n’est pas question de frayer avec aucune de ces "faces de citron", sauf que, en vieux vétéran de la guerre de Corée, quand son jeune voisin se trouve attaqué par une bande, il intervient en justicier et devient le héros du quartier. Et bon gré mal gré, il découvre chez ces gens-là un mode de vie et des "amis", avec qui il se sent plus à l’aise qu’avec sa propre famille. Il se prend même d’affection pour Thao, le jeune adolescent fragile, l’engage et lui apprend le bricolage et le goût du travail soigné. Et, en fin de compte, il devient le défenseur de ces nouveaux opprimés, lui qui a sur la conscience les crimes de la Guerre de Corée. Il finit même par réaliser sa rédemption par le sacrifice de sa vie.
Sans doute tout cela reste un peu manichéen, moralisateur, et la fin heureuse ressort bien de l’usine à rêves hollywoodienne. Mais le film, dans son humanisme parfaitement maîtrisé, résonne comme un testament, aussi bien du réalisateur que de l’acteur Eastwood, qui fait mentir Brel : Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit. Le personnage incarné par Clint Eastwood remet en cause les héros un peu fachos qu’il interpréta dans les années 70.
Oui, à quatre-vingts ans, on peut encore bouger, faire oublier ses rides, traverser le présent et élargir son monde.
C’est tout le mal que le cyclo-lecteur se souhaite !

jeudi 19 mars 2009

19 mars 2009 : musique et littérature

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Les petits-bourgeois aimeraient vivre dans le calme et la beauté, sans participer à cette lutte, leur position préférée étant une existence paisible à l’arrière de l’armée la plus forte.
(Maxime Gorki, Notes sur l'esprit petit-bourgeois)


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Il est des moments dans la vie où la lecture, pour être efficace, a besoin de se nourrir d’œuvres quasiment étrangères à notre situation. Il nous faut pénétrer dans un autre monde, s’oublier en quelque sorte. La poésie peut très bien jouer ce rôle, et par exemple, Marcelle Delpastre, que je lis actuellement, me nourrit copieusement.
En matière de romans, j’ai souvent fait usage de polars, et dans ma jeunesse, jusqu’à la quarantaine, de science-fiction. Aujourd’hui, je me tourne plutôt vers des livres étranges, massifs, ceux qui me faisaient reculer auparavant, mais dont je sais que l’imprégnation, grâce à la longue durée de lecture, sera forte et durable. Tel est le cas du Docteur Faustus, de Thomas Mann, qui m’a tenu en haleine pendant ces trois derniers mois. Comme Tolstoï, je n’avais encore lu aucun des grands romans de Mann, seulement ses nouvelles et récits, La mort à Venise, Tonio Kröger, Mario et le magicien, Maître et chien, pour ne citer que celles qui me reviennent immédiatement en mémoire, et un roman médiéval formidable, L’élu, découvert dans la bibliothèque de l’oncle de Claire.
J’avais fait connaissance de La mort à Venise en 1965 (donc bien avant le beau film de Visconti), quand j’étais en stage CEMEA pour être moniteur de colonie de vacances. Il y avait parmi les stagiaires un jeune Allemand qui m’avait pris en amitié (je pense que j’étais le seul à ne pas me moquer de lui, il était un peu rembourré, et mal à l’aise de son corps, moi, j’étais déplumé et tout aussi mal à l’aise) et qui était un grand lecteur. Lui, lisait Balzac, La duchesse de Langeais. Il avait été tout étonné de me voir lire Les désarrois de l’élève Toerless, de Musil, pensant avec juste raison que les jeunes Français ne s’intéressaient pas beaucoup aux auteurs de langue germanique, et m’avait conseillé Thomas Mann. Ce dernier est en effet devenu un de mes auteurs préférés, quoique je ne me sois pas encore attaqué à son grand œuvre La montagne magique, qui est juste à côte de moi sur les rayonnages, et qui attend patiemment son heure.
Le Docteur Faustus est une biographie fictive d'un musicien, Adrian Leverkühn. Quand on pense à un roman quoi raconte la vie d’un compositeur imaginaire, c’est Jean-Christophe (paru de 1904 à 1912) qui nous vient à l’esprit, ce livre exceptionnel, cette symphonie héroïque, que tous les étrangers (je pense en particulier à mes amis polonais) admirent, mais que trop peu de Français connaissent, et pour cause : il est malheureusement introuvable dans le commerce en France. Alors que tant de bêtises (restons polis) encombrent les librairies, un de nos joyaux littéraires faisant partie de notre patrimoine, dont on va bientôt fêter le centenaire de la fin de la parution, est indisponible. Allons, Folio ou le Livre de poche, qu’attendez-vous pour mettre ce chef-d’œuvre à la portée de tous ? 
Détails sur le produit 
La vie d’Adrian Leverkühn est racontée par son ami d’enfance Serenus Zeitblom : celui-ci commence la rédaction du récit en 1943 et la termine en 1945, dans l’effondrement du nazisme et l’apocalypse. L’auteur met en parallèle la destinée de ce musicien exceptionnel modelé sur le personnage mythique de Faust, qui vendit son âme au diable en échange de la connaissance, et le destin de l’Allemagne, qui semble à partir des années 20 elle aussi possédée du démon. Le narrateur et biographe rassemble dans un ordre savamment confus des éléments divers : événements qu’ils ont vécu ensemble ou dont il n’a eu qu’une connaissance indirecte, souvenirs d’enfance et de jeunesse, idées générales, musicologie, qui reliés entre eux, forme une toile tissant une vie tragique.
Sans doute l’auteur s’est-il inspiré de la vie de musiciens réels pour composer son Adrian (Mozart, Beethoven, Berg), de la philosophie d’Adorno, et de la musique dodécaphonique de Schoenberg (celui-ci protesta d’ailleurs et Thomas Mann dut faire une mise au point qui figure en fin de volume) pour exposer l’œuvre imaginaire d’Adrian. On peut aussi y voir un lointain écho du Jean-Christophe de Romain Rolland, cet hymne à la musique et à la fraternité. Mais entre-temps, les deux guerres mondiales étaient passées et le relatif optimisme européen de Romain Rolland n’étant plus de mise, Thomas Mann dresse plutôt un portrait sombre de la décadence intellectuelle de l’Allemagne, qui a basculé de l’humanisme vers sa négation, en même temps que le héros se corrompt avec le temps et sombre dans une sorte de délire, alors même qu’il ne crée plus de nouvelle œuvre depuis une décade.
Le narrateur et historiographe, lucide, s’inquiète à la fois de la manière dont l’Allemagne se livre à ses démons (il démissionne de l’enseignement) et de la façon dont son ami musicien se dégrade peu à peu jusqu’à ne plus pouvoir composer. Il y a aussi tout un aspect métaphysique dans le livre, car Adrian aussi bien que le narrateur ont fait tous deux des études de théologie. Mais Adrian, ambitieux, et menacé de stérilité artistique, préfère pactiser avec le diable, prix à payer pour avoir l’inspiration et l’illumination créatrice, la condensation géniale qui éloigne le créateur de l’excès de réflexion qui peut le stériliser : le chapitre central nous transcrit cette rencontre qui a lieu dans un froid glacial. Et le Diable ( ?) lui dit : « L’amour t’est interdit parce qu’il réchauffe. Ta vie devra être frigide. Voilà pourquoi il ne t’est pas permis d’aimer un être humain. L’illumination laissera intactes jusqu’à la fin tes forces intellectuelles, même elle les stimulera par périodes jusqu’à la transe clairvoyante. Crois-tu à un génie qui n’ait rien de commun avec les Enfers ? L’artiste est frère du dément et du criminel. » La maladie (syphilis, qu’il contracte en toute connaissance de cause auprès d’une prostituée, selon le pacte avec le Diable) qui lui procure des migraines atroces et le tient confiné dans l’obscurité pendant des jours et des jours, avant de le faire sombrer dans la folie, est aussi ce qui exacerbe sa créativité, notamment deux oratorios, une Apocalypse et le Chant de douleur du docteur Faustus.
Dans ce roman, Thomas Mann, en exil aux USA, dresse un portrait moral de l’Empire allemand et de l’Allemagne de Weimar, avec la montée des idéologies barbares, en même temps qu’il développe la mise en place de la création artistique par un être exceptionnel. Le narrateur, qui a choisi la voie bourgeoise (professorat, mariage) observe avec précision et effroi la vie de son ami, tout en étant épouvanté par le destin de l’Allemagne, dont la nouvelle idéologie lui répugne. Il est limité par son humanisme bourgeois (portrait de l’auteur lui-même), aussi peu capable de comprendre l’esprit démesuré du compositeur que de se battre contre le nazisme. Tandis que Adrian, lui, reste totalement étranger au cataclysme qui se trame, dont il ne perçoit qu’un écho lointain, tout à ses compositions musicales, puis à son silence, après la mort d’un enfant angélique, son neveu chéri.
Le roman est en fait une sorte de fourre-tout encyclopédique, extrêmement touffu, développant des aperçus sur l’histoire, la théologie, la philosophie, et, bien sûr, surtout sur la musique. Dans ce dernier domaine, il est certain que bien des pages échappent au faible connaisseur que je suis, même si en tant que lecteur, je suis resté fasciné par les nombreuses pages traitant des accords, de l’harmonie, du contrepoint, de la construction musicale. J’apprécie toutefois des notations comme celle-ci, que dit Adrian à moment donné : « La musique oscille entre la débauche et la règle conventuelle. » Comme la vie ?
C’est donc un livre à lire lentement, car il faut se placer à la hauteur de vue de l’auteur, de son immense érudition et de la complexité du livre. Mais, nous rappelle Thomas Mann : « seul l’art pouvait donner du poids à une vie que, sinon, la facilité réduirait à un mortel ennui. »



mardi 17 mars 2009

17 mars 2009 : La fiction, prolongement du réel

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Tout est clos en France, le moindre espace est délimité. Mes compatriotes considèrent que le monde n’est en ordre que s’il est fermé. Pour jouir de sa possession, chaque propriétaire pense d’abord à l’entourer d’un grillage, d’une haie ou d’un mur hérissé de tessons. Chez nous, posséder, c’est exclure ou interdire.
(Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour)

Quelques films en vrac vus au cinéma ces derniers temps, souvent en séance nocturne, un anglais et deux français. Et qui, chacun à sa manière, nous parlent d’aujourd’hui, de la vie, du réel, par le biais de la fiction, et avec pas mal de courage.

Boy A, tout d’abord, qui m’a naturellement intéressé, parce que son héros sort de prison, et vous savez que je suis sensibilisé à la prison. J’y vais assez souvent, pour mes lectures ou des rencontres avec des écrivains, pour ne pas avoir envie d’y être en permanence, et pour me demander ce que deviennent les gens qui en sortent, tant j’ai l’impression que la prison brise, désarticule, vide, épuise, et met hors du temps. Le cinéma anglais nous offre avec Boy A une de ces œuvres sociales dont il a le secret, à la fois ancrée dans la réalité la plus crue, et fourmillant des petits détails "vrais", qui manquent souvent cruellement dans le cinéma français. Ici, le héros, dont nous connaîtrons l’histoire passée au travers de flash-backs, a perdu son identité en sortant de prison, et d’Eric (l’adolescent tueur d’enfants, selon la presse populaire) devient Jack. Un éducateur le prend en charge, lui offre une nouvelle identité, lui trouve un emploi. Mais Jack, qui ne peut oublier son passé terrible (sa mère était agonisante, et il était maltraité par ses camarades, et le seul ami qu’il avait l’entraîne dans ce crime qui le conduit en prison) peut-il refaire sa vie, comme ça, d’un coup de baguette magique ? Il fait connaissance de collègues de travail compatissants et d’une jeune fille dont il tombe amoureux, et avec qui s’établit une relation toute de douceur. Mais l’éducateur a un fils, lui aussi, fils dont il s’est peu occupé et qui est mal dans sa peau et souffre de voir son père être plus affectueux avec ses "protégés" qu’avec lui. Jaloux, il révèle à la presse le passé de Jack qui est chassé de son travail et de son amour. De désespoir, Jack se suicide. La réinsertion est-elle possible ? Le film est peu démonstratif, et nous émeut sans pathos. Il y a une retenue dans la mise en scène, et la construction du film, complexe mais lisible, aide à appréhender les personnages saisis dans leur quotidien difficile. Tous les spectateurs étaient scotchés sur leur siège à la fin du film, dans la lignée des meilleurs Ken Loach.

Enfin le cinéma français sort du nombrilisme parisianiste et des éternels problèmes de triangles ou de quadrilatères amoureux (ou plutôt aujourd’hui sexuels), en s’attaquant à un problème de société qui nous touche tous de près, pour peu qu’on n’ait pas oublié le régime de Vichy et l’image déplorable que la France a donnée à ce moment-là, et qu’elle est, d’une certaine manière, en train de réitérer. Je veux parler des sans-papiers, des immigrés que la misère locale, l’ouverture des frontières et la facilité de circulation (toute relative tout de même pour eux, ils ne voyagent ni en première classe ni en Mercedes, mais souvent à pied, ou avec un peu de chance en wagon de marchandises ou en camion) poussent loin de chez eux jusque dans nos pays prétendument édéniques.
Deux films donc, le premier, solaire, Eden à l’ouest, de Costa-Gavras, le second, nordique, Welcome, de Philippe Lioret. Deux visons différentes du problème de l'immigration clandestine et des sans-papiers, et assez convaincantes, suffisamment du moins en ce qui concerne le second, pour irriter le ministre concerné.

Le premier est une sorte d’Odyssée, qui mène son héros, Elias, de la mer Egée, d’où il échappe à la nage pour rejoindre la côte jusqu’à Paris, rêve de cet émigré qui a appris un minimum de français. Il passe successivement par le paradis d’un hôtel de grand luxe, où il est recueilli et caché (mais proie sexuelle aussi) par une des clientes, avant de parvenir à s’évader de ce ghetto doré et au prix de moultes péripéties picaresques, notamment un travail au noir, et de découvreirun Paris inhospitalier ou presque. Oui, ce n’est pas l’Eden attendu, mais plutôt un défilé de la misère ! Les flics sont omniprésents comme pendant la guerre, et les citoyens "normaux" sont invités à coopérer avec les forces de l’ordre (quel ordre !!!) pour éloigner ces indésirables, comme en d’autres temps, on collaborait pour éliminer résistants ou juifs. 

Le scénario et les dialogues de Jean-Claude Grunberg sont solides, et la bonne idée a été de confier le rôle d’Elias à un très beau jeune homme, Riccardo Scamarcio, comme pour faire ressortir davantage la misère morale et physique des nombreux immigrés qu’il côtoie, et la méchanceté du monde alentour. Le décalage entre l’espoir d’Elias et la réalité qu'il rencontre (on veut sans cesse l’exploiter, aussi bien en tant qu’ouvrier qu’en tant que bel étalon) nous éloigne du pathos Un film qui ne déparerait la filmographie de Pasolini, celui d’Accatone ou de son livre Les ragazzi. Avec peut-être quelques lieux communs et clichés qui auraient pu être évités, notamment sur l’égoïsme et l’individualisme de notre société, où l’aide n’est souvent que le reflet de la mauvaise conscience ou du désir libidineux, et les illusions du clandestin, mais au moins sans tendance à la démonstration. Le film ne fait que montrer : au spectateur de juger, on apprend autant sur la condition de l’immigré que sur la mentalité des accueillants ! On peut quand même voir le tout comme une fable sur un monde de plus en plus âpre aux malheureux, où la barbarie n’est peut-être pas du côté qu’on croit, mais tout aussi bien l’apanage des nantis, et où, pour s’en sortir relativement bien, il vaut mieux être blanc, jeune et beau gosse, quand on s’en va vers le supposé Eden.

Avec Welcome, on est un cran au-dessus. Un jeune Kurde de dix-sept ans, Bilal, a réussi à arriver à Calais, d’où il espère pouvoir rejoindre sa dulcinée, déjà installée en Angleterre. Il retrouve par hasard un congénère qui lui indique qu’avec 500 €, il peut lui trouver un passeur en camion. Sauf qu’il faut, pour éviter les chiens et l’appareil détecteur de CO2, dissimuler sa tête dans un sac en plastique, et Bilal ,ne pouvant supporter le sac, fait échouer l’entreprise. Il décide alors de rejoindre son amoureuse à la nage, en traversant la Manche ! Pour cela, il va à la piscine et prend des leçons pour apprendre le crawl. Le maître-nageur, Simon, le prend en amitié, lui qui vient d’être quitté par sa femme, ardente militante de la soupe populaire auprès des sans-papiers, justement. Est-ce pour se réhabiliter auprès d’elle ? En tout cas, Simon se prend au jeu et se met lui-même en danger dans une société actuelle, où le simple fait de faire monter un clandestin dans sa voiture attire l’attention des flics, où l’on peut être condamné pour en avoir hébergé un. Simon, qui jusque-là, vivait peinard, découvre un autre monde, le vrai visage de la police, qui s’occupe de s’attaquer aux malheureux plutôt qu’aux malfaiteurs, qui s’occupe aussi d’essayer de coincer les associations humanitaires (n’a-t-elle vraiment rien d’autre à faire ?), le vrai visage également des voisins qui sont trop heureux de devenir délateurs, des commerçants qui refusent l’entrée dans leurs supermarchés à ces malheureux, soi-disant pour ne pas déranger la clientèle, et aussi le visage de ces immigrés qui transposent dans leur pays d’accueil (l’Angleterre) leurs coutumes de mariages arrangés (forcés ?)… Bref, de ce monde pourri dans lequel on vit aujourd’hui, où il vaut mieux ne pas avoir affaire à la police omniprésente, comme dans Eden à l’ouest.
Le film est formidable, généreux, servi par de très bons acteurs (Vincent Lindon, Audrey Dana, Firat Ayverdi) et par un refus absolu du happy-end. Bravo, on avait envie d’applaudir à la fin du film. Et tant pis si le ministre se sent visé par des propos du réalisateur ! A peu de choses près, on transposerait cette histoire pendant la guerre, avec des juifs en place des sans-papiers. Oui, la CIMADE a raison de parler de rafles policières. Oui, les pauvres n’ont plus le droit de vivre, nulle part. Oui, on discrimine dans notre pays. Oui, en notre nom, se déroulent des actions honteuses. Un film à voir et à faire voir de toute urgence à tous ceux qui gardent les yeux fermés !


jeudi 5 mars 2009

5 mars 2009 : L'oisiveté

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Prendre le temps de respirer, se donner une pincée de minutes pour se reposer, remplir ses poumons d’au moins vingt tonnes de souffle afin de déchirer à nouveau sa voix dans les haillons de la nuit.

(Florent Couao-Zotti, Poulet-bicyclette et Cie)

C’est à Noirmoutier, en novembre dernier, que Claire tout à trac me dit : « Je ne sais pas gérer l’oisiveté. » Le grand mot, le gros mot, était lâché… A ce moment-là, elle participait encore un peu aux tâches ménagères (épluchage, mise du couvert), elle lisait encore (trois livres en trois semaines), elle dessinait et peignait encore. J’ai cru qu’elle parlait de notre petite vie égoïste à deux, en vacance loin de tout et de tous. Je ne savais pas qu’elle anticipait sur le développement de sa maladie, et sur ce qui lui arrive depuis maintenant trois semaines : elle ne peut plus rien faire du tout.
Je sais, c’est difficile, dans notre monde où la paresse est dévalorisée, où le fait de ne rien faire est très mal vécu (souvent), d’accorder à ce mot une valeur importante, et surtout de savoir bien vivre cet état.
Pourtant, en ce moment, c’est moi qui aurai grand besoin d’oisiveté, moi dont presque toutes les heures de la journée sont consacrées à assister, soutenir (aux sens propre et figuré), aider Claire, y compris dans les tâches les plus grossières. Je n’arrive guère à désoccuper mon esprit, bridé, contraint, par tout ce qui la concerne, du lever au coucher, de l’habillage au boire et au manger, et j’ai l’impression d’être entré dans la maison de servitude dont parle l’Ancien Testament. Non, je ne vois aucune vertu dans la servitude ; Claire y est entrée elle aussi, puisqu’elle ne dispose plus d’aucune liberté, je suis obligé de la prendre en charge pour tout, de décider à sa place. Elle le vit comme une oppression intolérable, et en particulier à cause de l’oisiveté. Sans voir qu’elle m’enlève toute possibilité d’oisiveté (je ne rêve plus que de ça), et qu’elle m’a réduit en totale servitude.
Quand elle reçoit des amis ou de la famille qui, bien intentionnés, lui parlent de leurs multiples activités, de tous leurs projets, de tout ce qui leur reste à faire, elle sombre dans le désespoir absolu, elle qui ne peut plus rien faire, et se trouve dans une oisiveté non pas choisie mais subie. Oui, ce n’est pas facile, après avoir été super active, d’abandonner toute initiative, de demander sans cesse, et d’attendre encore et toujours. Je ne suis jamais assez prompt à deviner son désir, à anticiper son besoin, à répondre à des souhaits d’ailleurs souvent informulés.
Moi, je n’ai plus à avoir de désirs, de besoins, de souhaits, dans cette maison de servitude. Il me reste celui-là : me reposer, me mettre à l’écart, m’arrêter, rentrer en moi-même. Ce que j’ai le plus grand mal à faire actuellement.
Peut-être vais-je profiter de la venue en nombre de la famille pour me dégager un peu "en touche", pour tester encore le bruit de ma voix intérieure. Peut-on me le reprocher ?