dimanche 19 avril 2009

19 avril 2009 : Au commencement la parole

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Que veux-tu, dans un monde où tout nous oblige à parler alors qu’on n’a pas grand-chose à dire, il est préférable de se taire.
(Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour)

Faut-il toujours se taire ?… On peut se poser la question. Je viens de lire dans le Télérama de cette semaine l’interview d’Eva Joly, qui stigmatise les "reparties qui vous marquent pour toujours, parce qu’elles vous font entrevoir la réalité du monde", avec cette "morgue des élites que je reconnais entre mille".
Eh oui, la parole, c’est d’abord la maîtrise du langage, mais c’est aussi la monopolisation de ce même langage (et la morgue qui va avec), à des fins de pouvoir. J’ai toujours souffert de ma faible capacité de repartie, au lycée j’étais muet en classe, peut-être n’avais-je pas grand-chose à dire sur les matières scolaires… Pourtant, j’aurais aimé protester contre tel professeur de français (par ailleurs il avait publié deux romans policiers – que je possède – dans la collection Le Masque, et fort médiocres, je les tiens à disposition de qui veut les lire) qui prenait un plaisir pervers à lire à haute voix les perles trouvées dans les dissertations et commentaires composés.
Sur le reste, je me sentais tellement différent de mes camarades (sans doute plus mûrs que moi, qui étais resté un enfant, à bien des égards, à quinze ans encore) que je me comportais comme le Henry Brulard de Stendhal : "Je me taisais par instinct, je sentais que personne ne me comprendrait." Oui, l’instinct est puissant pour cela aussi. Il n’y a guère qu’avec mon grand ami Alain que je poursuivais des discussions passionnées – et terriblement naïves – sur notre vie actuelle (l’internat, nos lectures, nos rêves) et sur notre possible futur. Nous rêvions d’une île, comme Michel Houellebecq.
Bref, je crois qu’on ne devait pas beaucoup m’entendre. Je préférais écouter, parfois sans comprendre d’ailleurs, les conversations des autres, que je trouvais terriblement terre à terre et vulgaires (les vantards et forts en gueule dominaient), ou rêvasser tout seul.
Plus tard, j’aurais aimé devenir un brillant causeur, ne serait-ce que pour séduire. J’ai bien peur d’en être resté à mille lieues. Après tout, mieux vaut ne point trop parler quand on sent qu’on ne maîtrise pas les codes normatifs dominants de la société bourgeoise (y compris les codes de la séduction, qu’elle a peu ou prou imposés à toutes les autres classes sociales). J’ai pourtant traversé toute une carrière professionnelle où il m’a fallu parler, expliquer (dans le Gers et en Guadeloupe, plus tard quand j’étais à la DRAC) comment monter une bibliothèque publique, trouver des arguments devant des édiles récalcitrants, défendre des dossiers (heureusement que je n’étais pas avocat, mes clients auraient tous été condamnés !), former les jeunes bibliothécaires (j’espère au moins là ne pas m’en être trop mal sorti), diriger des équipes (qui attendent du "chef" qu’il soit capable en paroles aussi bien qu’en actes)…
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Mais, toute ma vie, je suis resté comme "ces très jeunes enfants qui semblent en dehors du langage mais engrangent longuement vocabulaire et significations pour ne se décider à parler qu’une fois assurés d’être enfin à la hauteur des discours proférés par les grandes personnes" (j’avais relevé cette citation de Claude Pujade-Renaud dans Le sas de l’absence, parce que nous avions été frappés, Claire et moi, de voir que Mathieu avait attendu d’être capable de construire de vraies phrases, avant de se lancer à parler vers deux ans, restant muet jusque-là), sauf que je n’ai jamais eu l’impression d’être enfin à la hauteur.
À la hauteur de quoi ? De qui ? Est-ce que ça a de l’importance ? Quand on voit les idioties proférées par des vedettes de la télé ou par des hommes politiques, je préfère ne pas être à la hauteur. Du moins à cette hauteur-là. Et peut-être ai-je moi-même écrit pas mal d’âneries dans le bouquin qui vient de paraître. En y jetant un œil, je me rends compte que mes diatribes contre l’automobile, par exemple, sont ce qu’il y a de moins bien. Pourtant, je sais que j’ai raison en maintenant que l’excès automobile est asphyxiant (comme Romain Rolland avait raison pendant la guerre de 14-18, après tout, quitte à se comparer à quelqu’un, autant viser très haut).
Et on ne peut pas toujours se taire quand on constate ce qui va mal, ce qui n’est pas bien. L’abus de pesticides et autres produits chimiques sur les cultures et donc dans nos assiettes, la fabrication d’armes de plus en plus sophistiquées et leur commerce vecteur de corruption à très haute dose (lire l’interview d’Eva Joly déjà citée), le délit d’aide aux sans-papiers, les parents qui n’éduquent plus leurs enfants, notre richesse fondée sur la misère des autres, etc. C’est vrai, ça donne envie de hurler souvent, et de prendre la parole pour apporter "la vie, lumière des hommes" (Evangile de Jean, 1,4).
Mais encore faut-il pour critiquer un fait de société, avoir un style puissant, du vocabulaire, une écriture, n’est pas Darien ou Céline qui veut. Ou alors être sûr de soi, de son langage pour parler avec autorité, comme il est dit du Christ.
Et si on n’a pas la capacité d’être pamphlétaire, ou de parler avec autant d’assurance, il vaut peut-être mieux se taire, et se contenter d’évoquer ce que l’on aime. Écrire le livre des éloges plutôt que celui des reproches. Pour revenir à mon livre, encenser le vélo plutôt qu’assassiner l’automobile, par exemple. Sinon, rester silencieux.
Est-ce pour cela j’ai relevé : "Ainsi de mot en mot je passe / À l’éternel silence" (Anne Perrier, La voie nomade) ou "Parler haut / N’a plus de sens / Et le silence / Est un oiseau" (Anne Perrier, Le petit pré) dans un excellent livre paru aux éd. de l'Escampette La voie nomade et autres poèmes, oeuvre complète, 1952-2007 ? Vous comprenez maintenant pourquoi, à tout, je préfère le langage de la poésie, que l’on peut trouver aussi, je vous l’accorde, dans le roman, le théâtre, les grands textes mystiques, certains essais (Barthes, Manguel, Zweig), et même dans la nature et dans la vie…
Peut-être est-ce le seul langage qui peut s’accorder avec Dieu :
"Au commencement la parole
la parole avec Dieu
Dieu, la parole."
(Evangile de Jean, 1, 1, trad. Florence Delay)
Hors de la poésie, le langage des hommes est pauvre, incertain, étouffé, éventé, inutile, partial, ridicule, fourbe, brutal, voire répugnant.

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