samedi 25 avril 2009

25 avril 2009 : fidélités

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Le malheur, pierre de touche des consciences, lui a pris des amis, mais lui en a aussi donné.
(Stefan Zweig, Romain Rolland)

Qu’est-ce qui fait que, malgré tout, on reste constant, dans la vie ?
Je ne parle pas naturellement de la constance en amour, qui semble la chose du monde la moins partagée. Sans doute parce que, en réalité, la force d’aimer nous pousse dans la vie vers plusieurs personnes, et pas une seule. Comme disait François, le héros du Bonheur, d’Agnès Varda – je cite de mémoire, n’ayant pas revu le film depuis longtemps – « dans un verger, il y a des pommiers et des poiriers, et on peut bien aimer en même temps les pommes et les poires. » La constance en amitié reste maigre, elle aussi : il suffit de si peu, un mariage qui éloigne, une maladie qui repousse, une phrase mal comprise qui écarte, la tyrannie de l’ambition qui bannit les attaches antérieures inutiles pour monter plus haut…
Non, je veux parler ici du fait que finalement, nous restons fidèles à nous-mêmes, chacun et chacune. Et, pratiquement, on ne change pas beaucoup après seize ans : si on est timide, c’est pour la vie. Si on est sociable, aussi. Expansif, caractériel, courageux, travailleur, gai, spontané, naïf, ambitieux, paresseux, aimant, gentil, impudique, retors, pervers, toutes ces qualités et tous ces défauts, et d’autres encore (on peut d’ailleurs en cumuler plusieurs), il est très rare qu’on les perde, qu’on s’en sépare, ou qu’on s’en corrige à un moment ou à un autre de la vie. Certes, le timide finit un jour par sauter le pas, parce qu’il est amoureux, et déclare sa flamme – si entre-temps il ne s’est pas fait souffler sa dulcinée par plus entreprenant que lui ! Quelqu’un de joyeux peut, à l’occasion, se refermer comme une huître, à la suite d’un deuil ou d’une crise morale. On a vu, pendant la guerre, des couards se comporter en héros, et, à l’inverse, des courageux craquer devant une épreuve simple. Mais dans l’ensemble, chacun reste constant.
C’est d’ailleurs ce qui fait la simplicité de l’existence. Ça donne l’impression qu’on connaît les autres, qu’on navigue en terrain connu. On sait qui ils sont. Alors, bien sûr, quand on tombe sur un os, quelqu’un qui reste opaque, qui ressemble à un mystère ambulant, ou bien qui est fantasque et changeant, on est perdu. C’est un peu comme les saisons quand elles ne sont plus ce qu’elles devraient être : quand l’hiver est doux, l’été frais, le printemps froid et l’automne chaud, on éprouve le sentiment étrange de la maman de Franck Magloire (dans le très beau récit Ouvrière) "chaque fois que j’arrivais dans un endroit où je n’étais pas à ma place, où je ne connaissais personne", ce sentiment que j’ai également si souvent éprouvé…
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Ne pas être à sa place… Dans la comédie humaine, certains restent souvent un peu à part, en dehors, dans la constance de l’écart par rapport aux autres qui eux, semblent – justement – toujours exactement à leur place. On peut par exemple être amoureux, et ne pas arriver à se couler dans la peau de l’amoureux, on peut être directeur d’un service et ne pas pouvoir jouer ce rôle, on peut voyager au loin et ne pas quitter son monde intérieur, on peut assister à une réunion et être en réalité tout à fait ailleurs… Et se demander comment font tous ces meneurs pour donner l’impression d’être toujours là où il faut, comme ces personnes dont parle le personnage d’Ivo Andrić, dans Deux écrits du scribe bosniaque Dražeslav (un des récits réunis dans Contes de la solitude) : "En toute occasion et toute situation ils savent ce qui est nécessaire." Diable, oui, mais comment font-ils ?
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Je repense à cette phrase de Romain Rolland dans Jean-Christophe : "On eût dit que le monde avait, pour le gouverner, fait choix des plus médiocres." Peut-être une certaine médiocrité est-elle indispensable pour se sentir toujours à sa place, pour savoir toujours ce qui est nécessaire, dans une réalité pesante et tenace ? Les autres, comme moi, ceux qui sont dans le doute, dans l’approximation, dans la recherche, ils sont dans une autre constance, et peut-être dans une autre sphère ; ils ressentent comme le poète Jean-Claude Valin "Le poids du monde et qu’un peu / De réalité encore s’y accroche" (La trouble fête). Un peu, si peu…
Oui, il y a une constance dans l’effort de maîtriser la réalité qu’ont sans conteste les grands de ce monde. Mais aussi ils font souvent le malheur des hommes, et, là aussi, avec une constance certaine, comme le prouve Tolstoï à propos de Napoléon Ier dans La guerre et la paix, ou comme le rappelle Joseph Bialot : "Aucune bête n’a jamais imaginé un camp de regroupement, un camp de concentration, un camp d’extermination, jamais ! Les hommes, oui ! Forcément ! Ils sont intelligents et ne sont pas des bêtes."
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C’est pourquoi je préfère l’artiste qui, nous dit Thomas Mann, "demeure toujours plus près de son enfance, ou peut-être plus fidèle à son enfance que l’homme cantonné dans la réalité pratique ; et l’on peut dire que différente de celui-là, il s’attarde éternellement dans l’état rêveur d’une humanité pure et les jeux de l’enfant." Ou bien j’aime aussi ceux dont on peut dire : "C’est un brave homme, ce qui est plus rare qu’un homme de génie" (Mihaïl Sébastian). Eh oui, la fidélité à l’enfance, ou la constance de demeurer un brave homme, ça n’a pas de prix !

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