mardi 25 août 2009

25 août 2009 : se forcer / renoncer


Mais si l’on met l’homme dans une porcherie, il serait stupide d’exiger qu’il soit un ange(Maxime Gorki, Pensées intempestives)

Je reviens de ma randonnée caniculaire, après un petit séjour dans l’antre de Mathieu. Antre est le mot qui convient, c’est un tout petit appartement, une tanière très sympathique, où les vélos (il n’a pas de cave) voisinent avec les bouquins, l’ordinateur avec les matelas et la table basse, car on mange au sol, à la japonaise, et on dort sur le sol aussi. Très bon pour les assouplissements et les articulations.

Rossinante a donc effectué son dernier voyage avec moi comme cavalier. Et il a fallu que je me force ! Pas évident de rouler par des chaleurs avoisinant les 45° au soleil et dépassant allègrement les 30° à l’ombre. Bienheureux platanes, je vous chéris ! Comme Claire, j’ai toujours aimé les arbres, mais en tant que cycliste, le platane est le plus beau, car son ombre massive s’étend sur l’ensemble de la route. Les peupliers et autres arbres n’offrent que des maigres protections contre l’ardeur du soleil, surtout à l’heure méridienne. Là, en particulier dans la vallée du Rhône, je bénéficiais à la fois de cette fraîcheur bienvenue apportée par le platane, et de celle du fleuve majestueux, aux plis écumeux, d‘une eau d‘un vert nervalien (Je suis le ténébreux, le veuf, l‘inconsolé), fleuve qu’on sent indompté et sauvage, comme les humains que j’aime.

En l’espace de dix jours, j’ai couché à Bordeaux, dans les Landes, à Toulouse, près de Montpellier, dans l’Ardèche, avant de rejoindre le fiston dans l’Isère. Voyage en voiture, puis en train, avec port du vélo. Etonnant périple en train de Toulouse à Montpellier : le TER prévu étant annulé, on nous a collés dans un TGV. Sauf qu’évidemment nous étions en surnombre, et que de plus, le local à vélo ne contenait que trois vélos, le mien, celui d’un Mexicain maître de conférences en informatique à Nice, et celui d’un moniteur d’auto-école beur qui, en dehors de son travail, n’utilise que le vélo. Nous avons sympathisé, ainsi qu’avec les autres voyageurs, usant à tour de rôle des strapontins et des marches de la porte pour un repos assis bienvenu. J’ai même joué le porteur de valises pour les frêles dames qui n’arrivaient pas à les poser sur l’étagère du haut, et aussi la nounou pour un jeune enfant (la maman en avait trois) que j’ai tenu sur mes genoux en lui chantant des chansons !

Je dois avouer que j’ai dû me forcer les jours d’après pour accomplir les 250 kilomètres qui me séparaient de Mathieu. Et si la SNCF n’avait pas supprimé certains TER pour les remplacer par des autocars, j’aurais raccourci mon voyage. Mais quoi ! Il faut se forcer dans la vie, et à soixante ans passés encore. Il faut se forcer pour accomplir des actes qui nous rehaussent, sur le plan moral autant que sur le plan physique. C’est ainsi qu’on gagne l’estime de soi. Et faire du vélo par de pareilles températures, ça ne m’était jamais arrivé, du moins depuis ma jeunesse (ou en Guadeloupe, mais là-bas, la chaleur n’est pas du tout la même, la mer n’est jamais loin, avec ses effluves salutaires). Il m’a fallu grimper pour atteindre la thébaïde de Robert, toujours égal à lui-même dans ses cabanes, avec ses bêtes et sa saine philosophie de la vie. Et le bonheur à l’arrivée d’aller me jeter sous sa douche bricolée ! Une grande bassine au sol, en haut un arrosoir dont la pomme envoie un coulis d’eau fraîche, le tout en plein air bien sûr. Puis s’installer ensuite sur un rocher et laisser le soleil et le vent à la fois sécher la peau mouillée (pas besoin de serviette) et en quelque sorte opérer un massage naturel des muscles endoloris. Oui, une sorte de bonheur, devenir « comme neuf au monde », ainsi que l’écrit Shakespeare.

Si je ne m’étais pas forcé, aurais-je connu ce bonheur-là ? Il y a des cas où il vaut mieux ne pas renoncer, quand s’obliger à, c’est atteindre des sommets vertigineux.

Par contre, à l’inverse, on ne me forcera jamais à des bassesses ou à des ignominies. Le bonheur, c’est aussi de savoir renoncer à tout ce qui rabaisse, à tout ce qui peut nous nuire d’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas toujours facile. Très souvent, au contraire, on est tiré vers le bas. Et on se laisse entraîner vers les précipices de la consommation à outrance, de la parole vide, de la futilité. Nous sommes passés, Mathieu et moi, à côté du Monastère de la Grande Chartreuse. En voilà des hommes qui ont renoncé : vœu de pauvreté, de chasteté, de silence. J’admire. Je n’en suis pas tout à fait capable, mais sans atteindre à ces cimes de renoncement, on peut bien sacrifier un peu de son bien-être matériel, garder de la sobriété dans sa vie sentimentale, et surtout ne parler que quand on a quelque chose à exprimer.
J’ai apprécié la sobriété de langage de mon ami Robert. Pourtant, comme tout berger, il parle à ses bêtes. Mais dans sa grande solitude, il connaît le poids des mots. Et la valeur du silence. À sa manière, il a aussi renoncé au monde, mais sa vie intérieure est intense. Il ne fait que ce qu’il doit faire. Il se force aussi, ne serait-ce que pour ne pas décevoir ses amies les bêtes, et pour survivre dans les jours de pluie d‘hiver et de grand froid, dans son relatif inconfort. Il est sain physiquement et moralement. Et croyez-moi, on rencontre pas tous les jours des personnes qui ont cette vertu.
 

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