samedi 26 septembre 2009

21 septembre 2009 : dans le train


L’intimité a coutume d’engendrer le silence, et elle avait horreur du silence.
(Virginia Woolf, La scène londonienne)

Dans ma précipitation à faire un compte rendu, j'ai mélangé mes pinceaux et confondu la soirée de Sansais et celle de Coulon, qui fut celle de la nuit noire et de la yourte introuvable. Pas grave !
Nous vivons le temps de l'individuation presque absolue. Prenons le train, par exemple. Chacun y est plongé dans sa lecture (journal, magazine, livre), le nez sur son ordinateur ou lecteur de DVD, les oreilles chapeautées d'écouteurs pour MP3 ou baladeurs, un téléphone portable vissé à l'oreille, ou les yeux fermés sur un sommeil bienvenu. Bien peu essaient de communiquer un tant soit peu avec leurs voisins ou voisines. C'est le triomphe de l'automobile individuelle qui a réussi à transformer chacun d'entre nous en un primate autiste et fermé.
Cependant, de temps en temps, ça peut être amusant. Ainsi ce lundi, alors que je pars rejoindre mon cher Marais poitevin pour une lecture à Mauzé-sur-le-Mignon, j'ai en face de moi un jeune homme avec des écouteurs, regard plongé sur un lecteur de DVD ou ordinateur (je suis trop médiocre en technique pour avoir la certitude, en tout cas, il regardait un film), et à côté de lui, une très jeune fille, une Lolita de quatorze-quinze ans, comme il m'est arrivé d'en connaître une au moins une fois dans une vie antérieure. Son téléphone sonne. J'écoute, bien forcé...
"Allo… Oui, c’est Bérengère"…
" …
̶ " Où je suis ? Dans le train"… (ça commence bien, neuf fois sur dix, j'entends cette réplique)
̶ " …
̶ " Oui, le TER, je rentre à Niort, j’arrive tout à l’heure, 8 h à peu près"…
̶ " …
̶ " Comment j’ai passé le week-end ? oh ! pas terrible… Tu sais, mon père est bien gentil. Mais ma belle-mère, alors, celle-là, quelle chipie !... J’aurais préféré rester avec toi"…
̶ " …
̶ " Remarque, faut bien que je le voie, c’est mon père, je l’aime bien ! Mais il aurait pu se trouver une autre nana, quand même ! C’est pas ce qui manque à Paris. En plus, elle est même pas belle"…
̶ " …
̶ " Si j’ai vu des mecs ? Tu parles ! Elle se prend pour une artiste. Alors, y a fallu qu’on se farcisse deux expositions !... Oui, t’as bien entendu, deux expositions… C’est vrai qu’elle dessine pas mal ! En plus, elle m’a fait poser pour un portrait. Assez ressemblant, pas encore fini… Mais j’ai pas pu sortir toute seule"…
̶ " …
̶ " Pourquoi je parle pas trop fort ? Ben, on est dans le train, et puis, le gars à côté de moi… Il est trop canon !"
̶ " …
̶ " Non, il entend pas, il mate un DVD… Ouais, un vieux film… En noir et blanc… Il a mis les écouteurs, il entend pas"...
̶ " …
̶ " Non, il a pas l’air ringard. Super bien sapé… Il descend à Niort aussi. J’ai vu sur son billet quand le contrôleur est passé."
̶ " …
̶ " Mais je préfère quand même parler tout doucement… Tu m’entends ? Bon, qu’est-ce que je disais ? Ah oui… Ma belle-mère… Pas moyen qu’elle me laisse seule de tout le week-end. « Je dois faire ton éducation » ! Non, mais pour qui elle se prend. Elle est pas ma mère !"
̶ " …
̶ " Oui, ma chérie, pas pu voir un mec alors que j’étais à Paris"…
̶ " …
̶ " Non, tu penses, aux expos, y a que des vieux… Enfin, j’en ai pas remarqué, de jeune. Si, le caissier, au deuxième musée, trop mignon. Il avait de beaux yeux. Tiens, un peu comme le mec à côté de moi… Attends, que je te le décrive. Cheveux bruns… Oui, assez longs, avec un brushing. Le nez droit et fin. L’oreille mignonne. Évidemment, il se tourne pas vers moi, il est tout à son film"…
̶ "…
̶ " Attends, il a une veste en daim, trop mortelle, et dessous une chemise blanche, col ouvert… On voit les poils de la poitrine. Mon rêve, un mec super poilu…. Y en a un peu marre des gars imberbes du lycée !"
̶ " …
̶ "Oui, tu as raison, ça doit être agréable à caresser… Ah ! si j’en avais eu un comme ça pendant le week-end, je me serais un peu moins emmerdée"…
̶ "…
̶ "Dis donc, t’as eu du bol, toi ! T’as pu sortir en boîte ?"...
Et voilà, ça continue comme ça, quasiment jusqu'à Niort. Je vois le type qui sourit, sans arriver à savoir si c'est la conversation téléphonique qui l'amuse ou le film qu'il regarde. En tout cas, chacun dans son monde, l'un qui ne gêne personne, l'autre qui fait profiter toute la voiture de sa voix parfois débile et hystérique. Alors même qu'elle s'efforce, croit-elle, de ne pas parler trop haut. Le jeune homme a été détaillé dans tous les sens (« il est super beau, mais ça doit être un intello »), le film qu'il regardait était jugé nul (« c'est sous-titré »), et en fin de compte, je me suis écarté d'eux à Saint-Maixent, pour me rapprocher du vélo : depuis que j'ai Pégase, j'ai peur qu'on me le fauche ! Il est trop neuf, trop beau, trop mignon, trop canon, lui aussi ! Va me falloir acheter un anti-vol hénaurme !
Au moment de descendre, à Niort, comme ils passaient près de moi, j'ai entendu le jeune homme dire à notre Lolita :
̶" Vous serez plus discrète, la prochaine fois ? J'ai tout entendu, vous savez !"
Elle a rougi et s'est écartée.
Et moi, je m'interrogeais sur cette valeur de plus en plus ignorée de nos jours, le silence.


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