samedi 31 octobre 2009

31 octobre 2009 : du renoncement

 
Cependant, l'amour ne devient vraiment lui-même qu'à partir du moment où il cesse de flotter, douloureux et sombre, comme un embryon, à l'intérieur du corps, et qu'il ose se nommer, s'avouer du souffle et des lèvres.
(Stefan Zweig, Le voyage dans le passé)

Vous savez que j'ai une admiration particulière pour La Princesse de Clèves, qui est le roman que j'ai le plus souvent lu (quatre fois intégralement, et souvent je me replonge dedans pour en lire des passages). J'ai bien entendu vu aussi le film avec Marina Vlady (avec un seul regret, c'est qu'il n'ait pas été réalisé par Jean Cocteau) et assisté il y a trois ou quatre ans ici à Poitiers à une représentation théâtrale où un acteur seul, en costume d'époque, disait (par cœur) de très larges extraits de ce fabuleux roman. Je comprends toutefois qu'il faut faire aujourd'hui un effort pour lire le texte, la prose du XVIIème siècle, pourtant très belle, n'étant plus à la portée du premier venu. Mais qui a dit qu'il fallait s'abaisser, en lecture ? Je crois au contraire que seules les œuvres artistiques fortes font des âmes fortes, pour reprendre la belle expression de Giono (et un autre roman que je recommande).
 
J'en rappelle rapidement l'argument : au temps d'Henri II, Mlle de Chartres épouse (mariage arrangé) le prince de Clèves, beaucoup plus âgé qu'elle. Mais elle est irrésistiblement attirée par le duc de Nemours, le grand séducteur de la cour, qui tombe amoureux d'elle aussi. Elle avoue cette attirance à son mari, et ce dernier meurt de maladie due à la jalousie et à la douleur. La princesse de Clèves, maintenant libre, pourrait aimer le duc, mais elle renonce à se donner à lui, se sentant coupable malgré tout. Il ne se passe donc pas grand-chose, sinon la naissance d'un amour, et l'impossibilité de l'assumer pour des raisons principalement morales. On n'est pas au XXIème siècle ! Mais ce thème du renoncement est développé avec une délicatesse égale à celle de Racine dans Bérénice (où les raisons sont différentes).
Et je viens de voir une variation sur ce thème dans un film récent : Mademoiselle Chambon. Ici, un maçon, Jean, marié et heureux en ménage, père du petit Jérémie, est attiré par Mademoiselle Chambon, l'institutrice de son fils. Et, comme dans le roman de Mme de La Fayette, c'est réciproque. Jean et l'institutrice, dont il ne connaîtra pas directement le prénom (tiens, comme pour la princesse de Clèves, où nous ne savons pas son prénom), finiront par se donner l'un à l'autre, mais ce sera sans lendemain, Jean renonçant à s'enfuir avec elle. Tiré d'un roman d'Eric Holder, c'est un film fragile, délicat, où la vérité des sentiments est ici aussi explorée par petites touches. C'est un film sur les différences de classe, le milieu ouvrier de Jean (c'est si rare de voir dans un film français les travailleurs chers à Arlette Laguiller), chaud et solidaire, s'opposant au milieu intellectuel et bourgeois de Mademoiselle, où il y a des livres, où l'on joue de la «grande musique», mais où elle est considérée comme une déclassée, par rapport à sa sœur, devenue procureur. Mais Stéphane Brizé, le réalisateur, rend compte de ces barrières avec subtilité et beaucoup de nuances. Ainsi, la séquence où Jean, après avoir changé la fenêtre dans la maison de l'institutrice, a vu qu'elle possède un violon, ose lui avouer qu'un jour il a entendu un morceau de musique à la télévision, que ça lui a plu, et lui demande si elle pourrait lui en jouer un : au départ, elle prétend qu'elle n'a plus joué depuis longtemps, puis elle se laisse gagner et exige seulement de jouer en lui tournant le dos. La manière dont Vincent Lindon (Jean), solide comme une fondation de maison (c'est son métier), écoute ces sons d'une culture différente de la sienne, est émouvante. Jean est un taiseux (alors qu'on le sent prêt à faire l'aveu à sa femme, qui a vu qu'il souffre, et lui demande ce qu'il a, il lui répond par trois fois : «rien !»), il ne sait parler que de son métier, et c'est en répondant aux élèves sur ce métier précisément qu'il séduit l'institutrice. Mademoiselle Chambon n'est guère plus bavarde, et ce film est fait de beaucoup de silences, et de regards. On est toujours dans l'attente, d'une parole, d'un geste, plus significatifs, qui feraient avancer l'intrigue amoureuse.

Et en fin de compte, Jean renonce. Sur le quai de la gare, l'institutrice attend jusqu'au dernier moment avant de monter prendre le train. Jean est bien venu, il a même préparé un sac avec ses affaires, mais il reste dans le souterrain entre les quais. À la différence de la princesse de Clèves, qui n'est pas allée jusqu'au bout de son amour, il sait à quoi il renonce. Un peu comme dans Sur la route de Madison, il vivra avec un beau souvenir qui éclairera son âme. En effet, quand l'amour est impossible, mieux vaut renoncer, quitte à y avoir goûté.
Qui n'a pas été amoureux et, au moins une fois dans sa vie, obligé de renoncer à combler le désir né de cet amour ? Les raisons en peuvent être multiples : non-réciprocité, différences d'âge, de condition sociale, de sexe. De toutes les manières, renoncer apporte une liberté et une paix intérieure, et n'empêche d'ailleurs nullement la continuité du sentiment. Nous quittons le domaine de l'avoir, nous ne sommes plus la proie du désir, de l'agitation mentale qui en résulte, de la plainte aussi, pour une sorte de sérénité, de retour dans un présent affectif apaisé. Certes, on ne peut pas contrôler ses sentiments, pas davantage que le temps qu'il fait. Mais accepter l'impossibilité d'un amour rend heureux. Ne pas l'accepter peut créer des souffrances terribles. Renoncer en ce cas n'est pas abdiquer, mais maîtriser un épisode de sa vie, lâcher prise, s'ouvrir mieux au monde. Et laisser peut-être la porte ouverte à un autre amour qui, tout en gardant sa part de désir, nous donnera la liberté de le combler ou pas, justement parce qu'on a appris le renoncement.
Les héros de Mademoiselle Chambon seront-ils plus heureux après ? L'institutrice est visiblement dans une solitude douloureuse, plus ou moins abandonnée par sa famille. Jean, le maçon, a ses responsabilités de fils (il s'occupe aussi beaucoup de son père, âgé), de mari (sa femme est de nouveau enceinte) et de père.
Un très beau film, fin, délicat.

vendredi 30 octobre 2009

30 octobre 2009 : N'ayez pas peur !

 
On peut appeler heureux celui qui n'a ni désir ni crainte grâce à la raison.
(Sénèque, La vie heureuse)

Même maintenant que, comme l'empereur Hadrien, «je commence à apercevoir le profil de ma mort» (en fait ce maintenant n'est pas si récent : c'est depuis le brusque décès de Bernard en 2003, et bien sûr la maladie de Claire, jusque là je me pensais immortel), je souscris entièrement au propos de Jean-Paul 2 : «N'ayez pas peur !» Et pourtant, en tant que vieux parpaillot, j'ai souvent critiqué ses propos inconséquents (notamment sur le sida) qui devraient faire douter de la prétendue infaillibilité des papes, si du moins quelqu'un y croit encore ! Les papes aussi devraient méditer la phrase de Sénèque, toujours dans son De vita beata : «quand je pense à tout ce que j'ai dit, j'envie les muets.»
Tout ça pour dire que je n'ai pas peur. Et donc, pas non plus à bicyclette. Grâce au vélib', j'ai même passé six jours délicieux de liberté à Paris. Je circulais sans la moindre crainte, sans ressentir de menace, sans me sentir dans un scénario d'épouvante, et pourtant je n'avais pas de casque, comme d'ailleurs la très grande majorité des vélib'istes et autres cyclistes de Paris, pourtant nombreux. Et pourquoi pas ? Plus il y a de cyclistes, et plus les automobilistes font attention, ce que j'ai pu vérifier à Paris. J'aimerais bien que nos conducteurs poitevins soient aussi attentionnés envers notre confrérie, mais il s'en faut de beaucoup, preuve que nous sommes vraiment trop minoritaires ici.
Seuls les fabricants de casques me feront croire qu'on se sent plus en sécurité avec que sans. C'est qu'ils y ont intérêt, les bougres, il y a là un sacré marché. Mais en dehors des coureurs cyclistes, des cyclosportifs (ces deux catégories roulent très vite), des vététistes (ceux-là vont sur des parcours très accidentés qui entraînent des chutes nombreuses), et des enfants (toujours à la pointe de l'imprudence, sinon ce ne seraient pas des enfants), ou pour des parcours en montagne (dans les descentes, on n'est pas toujours maître de sa vitesse), je ne crois pas qu'il faille imposer le casque. Quand le port en sera obligatoire, les fabricants auront creusé leur propre tombe, ainsi que celle des fabricants de vélos. Je leur fiche mon billet que de nombreux rouleurs à bicyclette comme moi, qui apprécient avant tout la liberté de ce mode de déplacement, cesseront d'utiliser cet engin si c'est pour se trouver prisonnier derrière de nouveaux barreaux. Si casque il y a, autant avoir un scooter électrique ou un solex électrique, car quitte à être emprisonné, mieux vaut aller plus vite pour enlever au plus tôt cette carapace encombrante. Me trompé-je, il me semble bien que le port du casque n'est pas exigé en ski de descente (sauf en compétition), autrement plus dangereux que la bicyclette.
Non, s'il doit y avoir législation, ce serait pour exiger des bicyclettes en bon état (freins, lumières qui fonctionnent et sont révisés régulièrement) et éventuellement le port d'un gilet fluorescent. Et aussi, je dirais surtout, le respect strict du code de la route. J'ai vu trop de cyclistes à Paris rouler sur les trottoirs, passer aux feux orange et rouge, changer de file sans prévenir (et même sans regarder), et rouler à tombeau ouvert : oui, là le casque aurait son utilité. Mais si on choisit la bicyclette comme moyen de locomotion, ce n'est pas pour la vitesse, c'est au contraire pour prendre son temps : donc mollo mollo sur les pédales ! C'est ce que je fais et c'est le plus sûr moyen d'arriver à bon port.
De grâce, cessons de nous rajouter de nouveaux barreaux, de nouvelles serrures, de nouvelles armures, de nouvelles barrières. N'y en a-t-il pas déjà trop ? Va-t-on bientôt être obligé de marcher casqué, en armure ou avec un gilet pare-balles, sans compter le fameux masque contre la grippe A ? Tiens, à ce propos, je ne me ferai pas vacciner. Avis donc à tous ceux à qui j'ai annoncé ma visite : vous devez accepter de me recevoir sans vaccin. Sinon, prévenez-moi, je ne viendrai pas : je ne veux pas être accusé d'une contamination ! Le cousin Pierre des Sables d'Olonne (95 ans) ne se fait pas vacciner : vais-je avoir plus peur que lui ???
Bien sûr, la vie est pleine de dangers. On peut être victime d'une agression – j'en sais quelque chose – et qui peut être d'une violence inouïe. Va-t-on pour autant cesser de sortir de chez soi ? Va-t-on se calfeutrer à la maison, sous prétexte qu'une fois, ou qu'il y a un risque... Non, le meilleur moyen de répliquer aux agressions diverses, c'est d'en tirer des leçons : devenir plus prudent, éviter quand on est seul(e) de traverser la nuit des zones d'ombre, par exemple, ou tout simplement se déplacer à vélo (la nuit, c'est merveilleux en ville, et les éventuels agresseurs sont rarement au milieu de la rue) ! C'est trop facile de céder au chantage des agresseurs, des pervers et des violents en rajoutant des serrures, des anti-vols (hélas, j'ai moi-même craqué pour mon beau vélo tout neuf), des systèmes d'alarme sophistiqués et bientôt de se retrouver dans un camp retranché que d'ailleurs on n'ose plus quitter. On en arrive à cette aberration que les personnes seules (et je rappelle à ceux qui l'oublieraient que désormais c'est mon cas), à force de s'enfermer, sont victimes d'accidents domestiques (chutes dans la douche ou l'escalier, malaises divers, AVC...) et meurent parfois sans qu'on n'en sache rien pendant des jours, voire des mois ou des années : lisez la presse locale remplie de ces faits divers.
Pour en revenir au vélo, le cycliste recherche avant tout la liberté qu'il nous propose. Relisons Le club des cinq (je sais, les traductions françaises sont tronquées et mauvaises) mais on y voit que la bicyclette permet aux enfants d'échapper aux parents et de vivre des aventures palpitantes. Gardons cette précieuse liberté.
Quant aux accidents (comme les agressions d'ailleurs), ils arrivent de façon inopinée, quand on ne s'y attend pas. J'y pensais l'autre jour en revenant du Gois, la bande cyclable entre La Guérinière et Noirmoutier-en-l'île se situant du côté gauche de la route. Que faire si un automobiliste a le malheur de s'endormir au volant ou d'être victime d'un malaise cardiaque ou qu'il a trop bu, et que sa voiture dévie de sa trajectoire et nous fonce dessus ? Casque ou pas casque, aucun doute, on peut commander le cercueil.
Soyons donc raisonnable. Ne recherchons pas l'accident, grâce à la lenteur, la prudence et la vigilance. Mais on ne peut pas tout éviter, ni accident ni maladie, d'ailleurs, ça fait partie de la vie. Et de grâce, cessons d'avoir peur !

jeudi 29 octobre 2009

29 octobre 2009 : Katalin Varga, un film


 
Notre destin est l'exécution d'une partition que nous ne découvrons qu'en la déchiffrant. Nous sommes l'instrument et celui qui en joue. Mais qui est le compositeur ?
(Jacques Brosse, Le bonheur-du-jour)

Le viol reste encore aujourd'hui un des crimes absolus, parce qu'il brûle aussi l'âme. On n'en sort jamais intact. J'en ai déjà causé dans mon blog du 31 juillet 2008, celui qui m'a d'ailleurs valu le plus de courriers, et de témoignages émouvants. La Nouvelle République ce matin relate de nouveau un fait divers inquiétant de ce type. Et encore ne savons-nous qu'une part très faible de l'iceberg «viol». Car on ne raconte pas volontiers le viol dont on on a été victime, la honte de s'être laissé(e) faire étant sans doute plus forte que toute idée de justice, et la tentation de l'oubli, de l'effacement étant une façon de se protéger (que l'on croit). Il faut souvent un événement extérieur pour contraindre la personne violée à parler. Ou bien l'impossibilité intérieure de continuer à garder le silence.
Cela m'a remis en mémoire qu'il y a dix jours, je suis allé voir à Paris le film roumain de Peter Strickland, Katalin Varga. L'héroïne éponyme a craqué au bout de onze ans et l'a dit à sa meilleure amie, sous le sceau du secret, bien sûr. Résultat, en une seule journée, tout le village est au courant, Katalin est montrée du doigt, victime des rumeurs (c'est forcément une «pute»), reniée par son mari, et contrainte de s'enfuir en charrette avec son fils Orban, qui ne comprend pas pourquoi, et à qui elle a dit qu'ils vont voir la grand-mère, soi-disant malade. Et nous roulons au pas du cheval sur les routes de la montagne roumaine, dans ces beaux, mais inquiétants aussi, paysages de Transylvanie, au milieu d'une population paysanne méfiante. Même si elle s'est longtemps tue, Katalin en fait n'a rien oublié. Et pour cause, Orban est le fruit de l'agression qu'elle a subie. Peu à peu, on comprend qu'elle part au devant de son destin : la vengeance. Elle veut retrouver les deux hommes qui l'ont agressée, même si un seul l'a violée.

Katalin Varga est-il un bon film ? Je ne sais. Il m'a beaucoup intéressé. Un beau film, en tout cas, visuellement, sorte d'histoire poétique à la Panaït Istrati, auquel le film m'a fait penser immédiatement. Le «méchant», qu'elle finit par retrouver, s'est marié, mais l'union reste stérile, sa femme pensant que l'un des deux a péché (à juste titre). Mais rien n'est manichéen : chaque personnage a ses faiblesses, on a affaire à des humains qui ne sont pas antipathiques, même le violeur, qui regrette semble-t-il sincèrement. Bien sûr, tout cela finira mal. Ce n'est pas un roman à l'eau de rose.
Le film montre bien que la vengeance n'est pas la solution. Mais une autre face du mal.

samedi 24 octobre 2009

24 octobre 2009 : Des carnets et des hommes



Courons à l'onde en rejaillir vivant !
(Paul Valéry, Le cimetière marin)
Ça faisait un moment que je n'avais pas écrit sur des auteurs ou des livres, me contentant de citer un auteur ou l'autre, au hasard de mes lectures ou de mes pensées. Mais voici que je viens de lire et de façon concomitante, deux livres très différents, un roman et un recueil de textes poétiques qui ont un point commun : le mot carnet inclus dans le titre. La plupart des écrivains, et sans doute beaucoup d'artistes, tiennent des « carnets » où ils notent leurs impressions, leurs idées, leurs observations, voire leurs illuminations. J'ai moi-même longtemps tenu des carnets de poésie. C'était mauvais, je le savais, mais au moins je me soulageais par écrit. Un exutoire. Je regrette quand même aujourd'hui d'avoir perdu ces précieux carnets, surtout ceux qui datent de mon adolescence, que j'ai dû balancer lors d'un de nos innombrables déménagements, car c'était une mine pour retrouver mon état d'esprit de l'époque, chaque poème reflétant une sensation, un picotement de l'infini, un instant volé, la vie, quoi. Je crois qu'ils étaient terriblement pessimistes jusqu'à mon opération de l'estomac, et qu'ensuite, ayant frôlé la mort, je leur avais donné une teinte plus colorée, plus lyrique.
Dans Les Carnets secrets du Bernin, Loïc Aubry nous entraîne sur les traces du plus célèbre sculpteur de son temps (et même de tous les temps ?) dans la Rome pontificale du XVIIème siècle. Né d'un père sculpteur en 1598, Gian Lorenzo Bernini arrive à Rome à l'âge de sept ans, et fait montre de dons précoces (un vero bambino prodigio !), sous la rude école de son père. Mais il pressent les limites de son père, pourtant excellent sculpteur. Et la rencontre avec le peintre Annibale Carracci, alors qu'il est encore enfant, va être déterminante : Carracci lui indique qu'il faut ouvrir « l'autre œil […] celui qui voit les émotions profondes et cachées des âmes. » La plupart des artistes en effet « sont devenus des Cyclopes », ne voyant plus que d'un œil, à force d'étudier seulement l'apparence, et pas ce qui est caché derrière. Et Carracci lui suggère d'aller étudier les grands maîtres, Michelangelo en premier lieu, puis Raphaël et les autres : « N'oublie pas « l'autre œil »,ni tous les Polyphème de l'Académie qui ont dû l'ouvrir et le faire ciller un peu, un ou deux mois, mais ont très vite abandonné devant les efforts qu'il leur demandait de répéter sans cesse pour rester ouvert. » C'est ainsi que Le Bernin comprend très jeune que « chacun de ces blocs [de marbre] me réclamait puis m'imposait la forme qu'il voulait prendre. » On voit déjà là une sorte de mise en abyme : chaque partie du livre va aussi réclamer, puis imposer la forme qu'elle veut prendre. 
 
Par ailleurs, très tôt, Le Bernin prend conscience de la beauté : « Le petit [ici, évidemment au sens de mesquin, minable] et le laid me repoussent. Le petit m'écarte malgré moi de moi-même. Le laid vide mon âme et la blesse. » Et il prend son temps pour sculpter les commandes qu'il reçoit : La Chèvre Amalthée avec Jupiter enfant et un faune, Le martyre de San Sebastiano, Neptune et Triton, Apollon et Daphné, Le Rapt de Proserpine entre autres, sont longuement évoquées. Toujours pour atteindre la quintessence de l'art, celui de la sculpture étant le plus grand : en effet, « nul repentir, nulle retouche, nul voile ajouté, nulle ombre renforcée, nulle couleur, nul mensonge possible en la sculpture » affirme-t-il en ses carnets. Ce souci de la beauté est tel (« la beauté qui atteint l'âme continue à en inonder le corps, bien au-delà et bien après tout apaisement de celui-ci ») qu'il supporte parfois mal la camaraderie des artistes et les dialogues médiocres qu'elle suscite : « Leurs propos m'abaissaient, quand ceux de mon ami, au contraire m'élevaient. » Sans compter qu'ils vont jusqu'à l'entraîner dans un lupanar pour qu'il y perde son pucelage. Or Gian Lorenzo s'attache trop à la beauté : « Malgré ce tourment incessant, jamais je n'ai envié la quiétude sereine et toujours égale de ceux qui ne reconnaissent pas la beauté, de ceux qui ne la voient pas, de ceux à qui elle ne manque pas. De ceux qui semblent n'en souffrir jamais, n'avoir nul souci, nulle peine à vivre sans elle. Existe-t-elle même pour eux ? Qu'est-elle pour eux ? » Et il nous fait part de ses amours de jeunesse, toujours à la recherche d'une beauté idéale, Antonella, Clara, la signora O et la belle Flora, avec qui il fait peu à peu la conquête du cœur (et du corps) féminin.
On sent que l'auteur a mis beaucoup du sien dans ce portrait d'un artiste singulier. Loïc Aubry met autant de soin à polir ses phrases et ses chapitres que Le Bernin le marbre de ses statues et sculptures prodigieuses. Mais ce livre est aussi la recréation de toute une époque. On croise notamment plusieurs papes, des cardinaux, qui sont les commanditaires du Bernin, et avec qui il est plus ou moins lié d'amitié. L'affaire Galilée est largement évoquée et commentée. On croise aussi Monteverdi qui a sans doute « violé les règles sacro-saintes du contrepoint », mais pour faire des œuvres neuves auxquelles son ami Giulio initie Le Bernin. Et puis, on découvre l'étrange Erudito, qui a passé toute sa jeunesse à écrire des lettres d'amour pour faire gagner aux autres « le cœur et le corps de ces jeunes filles ou de ces dames dont il célébrait les attraits, sans jamais les avoir vues », et qui n'a jamais pu en profiter. Avec les amours de l'Erudito, le lecteur a droit à une histoire à la manière des conteurs italiens de la Renaissance ou du Décaméron. Enfin, Le Bernin, amateur de beauté en toutes choses, ne peut pas manquer d'apprécier aussi la littérature, notamment de l'Antiquité : « En beaucoup de ces auteurs et poètes, je me trouve ou me retrouve. En d'autres je m'instruis et m'apprends, en ce qu'ils m'apprennent à mieux me connaître moi-même. En tous je peux me regarder et me voir. Quelle que soit l'image qu'ils donnent des tourments de leur âme ou de celle des autres, il y a toujours un peu de la mienne en elle. » Ne peut-on pas voir ici aussi une mise en abyme réussie ? J'ai achevé ma lecture en me disant que Loïc Aubry avait été Le Bernin dans une autre vie. Et que jamais je n'avais trouvé la phrase de Dostoïevski dans L'idiot, « La beauté sauvera le monde », plus magistralement développée dans un livre.
On est dans un tout autre registre avec Carnet d'exténuation d'André Sarcq. L'auteur a réuni des textes écrits sur une vingtaine d'années, depuis l'annonce de sa séropositivité (« farce saumâtre », « obsédante éclaboussure ») et de l'agonie annoncée (« la chair à son coeur babillant ses ruses mortelles », « la conscience qui s'atomise »), du sida effectif avec son cortège d'amaigrissement et de « détestation de soi », de « prise en dégoût de son propre reflet », de « l'effondrement au brasier froid » (« J'écoute le mourir / marcher en moi / J'écoute le sida / passer en moi »), jusqu'à l'apparition des nouveaux traitements qui autorisent à se dire que « souffrir n'est plus / cette terre définitive », puis, sans qu'on puisse parler de guérison, retrouver « ce peu de toi dans la clarté », même si dans un long texte l'auteur renonce à son grand amour : « Notre adieu est sans lieu ni date / Tout est dans l'ordre et la douleur / qui sont un. » Enfin, découvrir même avec la résurrection finale que « décembre / m'habille d'étés flamboyants » et qu'on peut estimer qu'on est « heureux de n'être rien qu'heureux »! 
 
Je pense après la lecture de ce livre que seule la poésie est capable de rendre compte avec une telle acuité de cette chronique d'une mort annoncée et d'une résurrection au simple « heureux fait d'être. » L'auteur peut alors se prévaloir de pouvoir de nouveau se promener « sous la main lente des nuages », ou encore de « voler / un peu de son parfum à Dieu », de faire un « retour à mon corps par là », de retrouver le goût « du désir en son incendie » dans une « reprise du / souffle » (derniers mots du livre). Oui, un beau livre qui ouvre un cheminement à tous ceux qui ont eu à subir une maladie et à la sublimer : qui a dit que les mots n'avaient plus de poids, que la poésie d'aujourd'hui était abstraite ? Merci, André, et je suis bien d'accord avec toi quand tu nous dis : « Car écrire est se liquéfier. »
J'achève ma chronique de ce jour en me réjouissant d'avoir vu que Jean-Christophe est de retour en librairie. Albin Michel l'a réédité au mois d'août. Mon lobbying du printemps dernier auprès de l'éditeur, auquel j'avais fait part de mon étonnement, de Gallimard à qui j'avais demandé de le programmer en Pléiade, et de l'Association Romain Rolland, qui m'avait répondu suivre le problème, a dû jouer efficacement ! Mon article du Liseron 41, où je me plains de l'absence en librairie, est donc obsolète sur ce point !


vendredi 23 octobre 2009

23 octobre 2009 : Un malaise


 
Léchez vos plaies, paroles de longue détresse !
(Josette Barny, Dans le blé millénaire)

Je suis confus demain samedi de devoir faire mes lectures à 14 h, au moment même où une nouvelle manifestation de soutien aux jeunes gens emprisonnés, à la suite des émeutes de Poitiers, aura lieu. J'ai tout de même signé la pétition (http://lapetition.be/), et peut-être, si j'ai le courage, je dirai quand même un mot, ou lirai un texte qui évoquera une situation similaire.
Voilà où on en est aujourd'hui. L'ordre social, dont l'injustice est plus criante que jamais, aussi bien à l'échelon de la France que du monde entier, a de bons chiens de garde. Et, comme aux beaux jours des nazis (tant pis si ma comparaison choque), on prend en otage des présumés innocents en espérant que les coupables réels voudront bien se désigner. Remarquez qu'on a tout de même progressé : on ne fusille plus aujourd'hui ! Et les tortures (appelons les choses par leur nom : quand on interroge quelqu'un pendant des heures, sans qu'il puisse manger, boire, dormir, se reposer, et qu'on est tout fier d'avoir fait signer des aveux, ça s'appelle la question) pour l'extorsion des aveux sont plus douces : la guerre d'Algérie est passée par là (ainsi que le Guantanamo américain), et nos modernes tortionnaires n'ont plus autant la conscience tranquille. Donc plus d'ongles arrachés, de brûlures, de gégène... Non, c'est plus soft. Mais, n'en déplaise aux juges, des aveux arrachés n'ont aucune valeur à mes yeux !
Certes, des vitrines de banques ont explosé. La belle affaire. Ces mêmes banques ne nous amènent-elles pas à la banqueroute ? Ne nous ont-elles pas volé – je peux en témoigner, le placement fait par moi en 2000 est toujours inférieur, et de loin, à sa valeur d'origine – nous, les petits épargnants ? Et voilà qui donnera du travail aux vitriers ! Rappelez-vous The Kid de Chaplin.
Chacun sait que le capitalisme ne gère ses crises que par la guerre : la reconstruction permet en effet de relancer la belle machine économique. Dans notre beau pays aujourd'hui, les jeunes ne trouveront bientôt plus d'emplois que ceux de chiens de garde : police, armée, prisons, ou milices privées. C'est bien triste. On comprend que parfois je n'ai plus envie de vivre, et que j'apprécie d'être presque au bout de ma course.
Oui, il reste de nouveau des Bastilles à prendre !


mercredi 21 octobre 2009

21 octobre 2009 : Paris parenthèse

 
Et voilà que souffrir n'est plus
cette terre définitive.
(André Sarcq, Carnet d'exténuation)

Huit jours entre parenthèses, ce n'est pas rien.

D'abord, cette merveilleuse hospitalité des grands anciens. J'espère ne leur avoir pas trop pesé. Oncle Georges et tante Mado ne m'auront surtout vu que le soir, au moment de se coucher, quand je rentrais, et au petit déjeuner le matin. Plus le déjeuner en famille du dimanche, deux dîners ensemble et ce mardi le déjeuner au Bistrot landais où je les ai invités. Mais, comme me l'a rappelé Georges, les visites prolongées, ça peut être fatiguant. Et je crois qu'ils ont apprécié que je n'interfère pas trop dans leur train-train. Je leur ai lu le début du Voyage dans le passé, de Stefan Zweig, que je venais de lire dans le train. Cette magnifique nouvelle posthume montre avec toute l'acuité psychologique coutumière de Zweig l'impossibilité de renouer avec un passé révolu, spécialement dans les histoires d'amour : quand on a laissé passer le coche, il est trop tard, on ne revient pas en arrière, les deux héros l'apprennent à leurs dépends. Même si en apparence, "tout resplendissait de cette lumière intérieure de la révélation, tout était léger et flottait dans l'air échauffé de la passion."

J'ai eu la chance d'avoir un temps presque parfait, parfois un peu frais, mais toujours lumineux et ensoleillé l'après-midi (sauf samedi, j'y reviendrai), et surtout, de pouvoir, grâce au cousin Jean-marie, aimable passeur entre deux mondes (province/Paris, jeune/vieux, pratique/non pratique : je ne comprenais pas comment le système du vélib' fonctionnait !), d'avoir découvert le vélib' et d'avoir pendant six jours pu sillonner Paris en tous sens gratuitement ou presque (1 €/jour). Et d'en être revenu aussi enchanté que de ma tournée dans le Marais poitevin.

Le vélib' n'est pas une bicyclette légère, c'est même plutôt un véritable char d'assaut. Mais ne faut-il pas une sorte de tank pour se battre dans la guérilla urbaine que constitue la circulation parisienne, avec tous ces sens uniques, ces scooters, ces taxis, ces bus, ces feux rouges... J'ai pu là aussi pressurer les écheveaux du vent, et si la route parfois me surprenait (j'ai vu les immeubles sous de nouveaux angles), je me suis senti entraîné vers l'incertain comme en un rêve d'enfant. Le soleil d'un bleu immaculé ridait l'eau grise de la seine de fugitives lueurs argentées. Le coeur voyageait seul, sans doute, mais je sentais celui de Paris battre tout contre le mien, et du Louvre à la Bastille, de la Gare du Nord à Montparnasse, de Montmartre à la Bibliothèque Nationale de France, des Buttes-Chaumont au Luxembourg, je roucoulais d'aise et touchais la houle du temps qui passait inexorablement... C'est que c'est grand, Paris, j'avais de nombreux rendez-vous. Mon temps était compté, je crois ne l'avoir pas gaspillé, et au contraire avoir ravivé ma mémoire ensommeillée.

Quand on pense que j'ai revu Christine P., trente-huit ans après son mariage auquel elle m'avait invité, et qu'elle m'a dit : "J'espère qu'on se reverra bientôt, sinon, la prochaine fois, nous serons centenaires !" J'ai revu mon globe-trotter cycliste, Roland D., qui m'a entraîné dans la quartier sri-lankais de Paris. J'ai revu Pierre-Jean R., qui semble tout à fait intégré maintenant dans Paris, et qui m'a permis d'aller au vernissage de l'exposition sur le Cycle arthurien à la BNF. Superbe pour qui aime les enluminures : jamais vu une telle densité de très beaux manuscrits médiévaux au m².

Et le samedi soir je me suis permis de m'inviter à la Flûte enchantée sud-africaine au Châtelet : une pure merveille. L'opéra de Mozart rajeuni, la musique transposée pour balafons et percussions, les choeurs dansés... On reprenait ses yeux d'enfant. Au fond, c'était la continuation du vélib' !

Mais l'après-midi du samedi fut consacré à la grande manifestation organisée par les féministes sur le thème "solidarité avec les femmes du monde entier". Catherine m'y a entraîné avec sa fille Anaïs, et j'ai donc défilé de la Bastille à l'Opéra Garnier. Au milieu des slogans parfois simplistes, des détournements de chansons (mais il aurait fallu de vrais chefs de choeurs), j'ai renoué avec ce milieu soixante-huitard, et ça faisait plaisir de voir que tout le monde n'est pas suspendu à l'hyperconsommation, et que certaines ont encore envie de changer la vie. Tout cela quand même dans le silence assourdissant de tous les grands médias, cinq lignes dans Le Monde, rien samedi dans Libé.

Et puis j'ai lu aussi : Les Carnets secrets du Bernin, de Loïc Aubry, Carnet d'exténuation, d'André Sarcq (je reviendrai sur ces deux livres extraordinaires). Et acheté pas mal de bouquins. Je pouvais me dire comme ma chère Marcelle Delpastre : "Et j'aurai tout reçu, sans que rien m'appauvrisse." 

Bref, ce fut trop court.





vendredi 9 octobre 2009

8 octobre 2009 : "bêtement sentimental"


L'enfance est brève à qui voit s'envoler les vautours.
(Marcelle Delpastre, Le chasseur d'ombres et autres psaumes)

Eh oui, comme le temps passe ! En ce temps-là, il existait des cinémas comme on n'en fait plus aujourd'hui. Ah ! ils ont bonne mine les multiplexes avec leurs cartes de fidélité et autres, qui ne servent qu'à multiplier le nombre de films vus : toujours cette quantité, celle qui prime aujourd'hui, ce « mythe de l'accumulation matérielle comme source d'épanouissement » (Politis, n° 1070, p. 20)... Ils se croient malins, mais ils n'ont pas inventé la poudre. Et en fin de compte, on y a perdu.
Je veux parler des cinémas permanents : oui, mes amis, ces cinémas où on pouvait entrer à 14 h, voire peut-être 10 h à Paris, et rester toute la journée à regarder plusieurs fois de suite le même film, ou dormir – je pense que des clochards en ont profité. J'en ai usé assez souvent à Bordeaux quand j'étais étudiant. Tandis que d'autres n'allaient au cinéma que pour peloter des filles (ou des garçons), moi, j'aimais cet art qui me plongeait dans des songes illimités. Et, si le film me plaisait, si mon emploi du temps d'étudiant me le permettait, et si le baldaquin du ciel de salle me couvait de son épaisseur tièdement matricielle, je restais pour voir le film deux fois de suite : c'est ainsi que j'ai aimé voir et revoir dans la foulée, entre autres films, La Vieille dame indigne, Pierrot le fou, Le Bal des vampires, Belle de jour, Mouchette, et en ce mois de mai 1967 Les Demoiselles de Rochefort.
Je crois que c'était au cinéma Trianon, qui passait les films en seconde exclusivité, car mes moyens d'étudiant ne me permettaient pas d'aller voir les films à leur sortie dans les salles dites d'exclusivité, où les prix étaient deux fois plus élevés : il me fallait donc attendre quelques semaines après la sortie des films. En tout cas, c'était à deux pas de mon foyer d'étudiant. Il faisait un temps splendide, j'adorais les comédies musicales américaines (je venais de voir Brigadoon au ciné-club bordelais), Georges Chakiris et Gene Kelly, j'avais été enchanté des Parapluies de Cherbourg, j'étais fasciné par le mystère de la gémellité (avec mes deux jeunes sœurs) et je rêvassais autour de Catherine Deneuve, dont la chevelure tombait en pluie dans mes brouillards balbutiants nocturnes.
Tout était donc réuni pour que j'aie le cœur en vertige, les jambes suspendues dans le vide, l'œil traversé du feu des étoiles, la lueur d'une flamme dans les mains, et que, sortant du cinéma vers 19 h, alors que le soleil luisait encore, je sois presque renversé par une voiture en traversant le Cours de l'Intendance pour me diriger vers la Garonne, et jeter dans ses eaux troubles mon excédent de vitalité dansante exaltée par le film, qui reste à ce jour un de mes préférés, que j'ai vu je ne sais combien de fois, et que je vais revoir à chaque sortie en salle.
Aussi, quand j'ai vu qu'on le donnerait à nouveau dans la Vienne, ma joie a de nouveau jailli. Sauf que les séances à Poitiers sont à des jours et heures où je ne ne suis pas là. Mais il y a cette séance du jeudi 8 octobre à 21 heures à Montmorillon. J'ai tout de suite téléphoné à l'amie Léone, pour savoir si je pourrais dormir chez elle, à qui je venais d'envoyer il y a peu une carte pour lui fêter ses quatre-vingt-neuf ans. Marché conclu.
Je suis donc allé, mais en voiture (il pleuvinait) et ça n'a pas eu le même charme qu'en juillet à vélo, jusque dans cette douce ville somnolente. Léone, ravie de me revoir, me raconte son anniversaire et le petit vol en autogire qu'on lui a offert pour l'occasion. Elle avait un jeune pilote (comme la Madame Amédée de Jean-Paul Nozière, Léone est toujours ravie d'être en compagnie de jeunes gens), tout juste nanti de son brevet et qui l'a amenée jusque dans le sud Vienne et les monts d'Ambazac, qu'elle a survolé à trois cents mètres d'altitude, avec ses yeux d'enfant émerveillée. Elle a pu piloter elle-même le « manche à balai ». Et elle m'a offert un beau texte, que lui a donné un admirateur : Être jeune. Sûr qu'elle est plus jeune que bien des adultes rassis et assis, elle qui est toujours en train de tourbillonner, de rendre service à ses voisins et voisines, de s'émerveiller de tout et surtout d'accueillir les amis et même des inconnus...
Quant aux Demoiselles, non seulement elles n'ont pas pris une ride, mais c'est moi qui avais de nouveau vingt-et-un ans, qui rêvais avec Maxence d'un idéal féminin, qui admirais la première rencontre entre Solange (Françoise Dorléac) et Andy (Gene Kelly) – ah ! leur regard saisi par Jacques Demy – aussi bien que leurs retrouvailles, qui soliloquais avec Danielle Darrieux ou Michel Piccoli sur l'abandon et la solitude, qui découpais une tarte en faisant des manières alors qu'il est si facile de découper une femme en morceaux comme Dutrouz (ne pas prononcer le « z »), qui appréciais les travellings et la fluidité des mouvements de caméra, magnifiés par l'écran large et l'appel des couleurs franches et claires, qui me revoyais il y a peu empruntant le pont transbordeur avec l'ami Gilles. Je suis de nouveau ressorti en esquissant dans la nuit montmorillonaise quelques pas de danse, et en chantonnant : « Mais où donc ai-je garé la voiture ? » sur un des airs du film.
Nous étions une quinzaine à peine à revoir ce film, mais je suis sûr que tout le monde, comme moi, le connaissait par cœur. Un film « bêtement sentimental », comme le qualifiait mon amie de l'époque Élisabeth, ignorant qu'en le démonétisant ainsi elle signait l'arrêt de mort de notre idylle naissante. Ben oui, je suis « bêtement sentimental », comme le sont tous ceux et toutes celles que j'aime, et je n'ai pas peur de l'être, ni de le rester.


mardi 6 octobre 2009

6 octobre 2009 : les non aimés


Je me reconnais partout où les hommes résistent à ce qui les limite ou les sépare.
(Bénigno Cacérès, Les deux rivages)


Sous ce beau titre générique, Les jeunes filles, Montherlant a écrit une tétralogie de romans, férocement misogynes. Homosexuel, il a dû y régler ses comptes avec les femmes, en général, et sa mère en particulier. Mais les hommes n'y sont pas mieux traités, notamment le héros, au fond incapable d'aimer.
J'y repensais en voyant successivement trois films ces derniers temps, l'un ancien vu sur DVD, le film japonais de Jacques Demy, Lady Oscar (d'après un manga), les deux autres vus au cinéma : Une jeune fille à la dérive, japonais aussi datant des années 60, et Fish tank, un film anglais très contemporain.

Le fil commun, c'est la non acceptation des jeunes filles pour ce qu'elles sont et c'est donc le fait de ne pas les aimer. Ce sont des non aimées. C'est courant dans la vie. Nous faisons des enfants, et ils ne sont pas ce que souhaitons qu'ils deviennent : ainsi l'aristocrate père de Lady Oscar, dépité de voir encore une fille arriver, décide que ce sera un garçon et l'affuble d'un prénom masculin, la fait élever avec son frère de lait, lui apprend l'escrime, l'habille en garçon et la fait entrer dans les gardes de Marie-Antoinette. Tout le monde sait que ce n''est pas un homme, mais tout le monde fait comme si. Au royaume du travesti, le romanesque échevelé est roi, à faire pâlir Alexandre Dumas. Mais ça fonctionne, et, plus heureuse que ses sœurs contemporaines, Lady Oscar trouve au moins l'amour de sa nourrice et surtout de son frère de lait.

Mia, la jeune fille anglaise de Fish tank, est une sorte de rebelle, de teigneuse dans l'Angleterre post-thatchérienne des grands ensembles. Elle vit avec sa mère (qui lui avoue avoir voulu avorter d'elle) et sa petite sœur. C'est peu de dire qu'elle n'est pas aimée. Pour sa mère, qui passe d'homme en homme, complètement immature, elle n'est qu'un boulet dont elle a hâte de se débarrasser en la mettant dans un centre d'éducation surveillée. Sa seule consolation, c'est la danse hip-hop, et le vieux cheval des gitans qu'elle va caresser. Et puis, il y a le nouvel amant de sa mère, Connor, captivé par ses éclats d'innocence. Mais c'est un profiteur lui aussi, et finalement, Mia fuira avec un des jeunes gitans. Le film est très beau, très doux, très tendre, malgré le langage de charretiers dont usent (à quinze et onze ans !) les deux jeunes sœurs et leurs copines. On sent derrière tout ça un besoin d'amour énorme que comblent en partie quelques échappées loin du béton, dans une campagne.
Pour Une jeune fille à la dérive, le scénario est assez voisin. Wakae, l'héroïne, a un père ivrogne, une tante qui dirige une maison de passe, et qui aimerait bien y faire entrer sa nièce. Sans l'amitié de Saburo, un jeune garçon en révolte lui aussi contre l'univers des adultes (son frère beaucoup plus âgé, après avoir été contestataire dans sa jeunesse, se fait élire au conseil municipal conservateur et râle de traîner un tel boulet), Wakae tournerait très mal. Mais, à la suite d'un incendie dont elle est à l'origine involontairement, elle est placée en maison de redressement. On retrouve ici comme dans le film anglais le manque d'amour maternel. Wakae est la sœur de Mia, marquée comme elle aussi par l'absence du père (ou une présence lamentable, ce qui revient au même). Le film, qui n'est pas sans rappeler Les quatre cents coups, est d'une incroyable beauté plastique, dans le noir et blanc qu'on regrette tant de ne plus voir aujourd'hui.

Oui, beaucoup de jeunes, garçons et filles, ne sont pas aimés, ou ne sont pas aimés pour ce qu'ils sont. Ils ont du mal à se construire, et c'est nous, adultes, qui sommes responsables d'un tel gâchis. Qu'en plus, certains profitent de ces jeunes sur le plan sexuel, ça ne nous rend pas fier d'être adultes. Où est la lumière qui peut les éclairer ? Comment leur ouvrir un passage pour grandir ? Comment les aider à résister à l'entreprise de démolition de la personnalité qui les environne ?


samedi 3 octobre 2009

3 octobre 2009 : ode à la bicyclette


En ces jours-là,
j’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle
(Apocalypse de saint Jean, 21, 1)


Commençons par une tautologie : je fais de la bicyclette parce que j'aime la bicyclette. Parce qu'elle est à la fois l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. Qu'elle nous fait entrevoir le ciel nouveau et la terre nouvelle dont parle l'évangéliste (l'auteur de l'Apocalypse serait aussi celui du quatrième évangile).
Parce que j'apprécie les territoires qu'elle me fait traverser : rues, routes, chemins, campagnes, bois, bordures de canaux, de lacs et de rivières, parce que c'est presque toujours libre, merveilleux et beau, alors que là où vivent les hommes, c'est très souvent laid, sordide et enfermé. Parce que ça me permet d'échapper à toutes les saletés publicitaires, à toutes les réunions grotesques que les humains croient utiles d'inventer pour se sentir exister, alors qu'en faisant corps avec la machine, on épouse sa mécanique tout autant que les sinuosités du parcours, et cet enlacement est la preuve même de l'existence : « je pédale, donc j'existe » !
Parce que sur le vélo, je fais un pied de nez à la civilisation de la vitesse et de la force, je pratique une activité qui me plaît, alors même que tant d'hommes crèvent de faire des choses qui leur déplaisent, et en font crever d'autres : pas seulement par le crime ou la guerre, mais voyez France Télécom. Parce que je suis loin du téléphone, des journaux, de la télévision, d'internet, et que pourtant je ne me sens absolument pas seul. Parce que chaque arrêt est l'occasion de prendre conscience qu'une gorgée d'eau est d'une saveur inégalée, qu'un bout de chocolat éclabousse mon palais, qu'une mûre cueillie invente l'infini.
Parce que dans un monde de compétition féroce et maussade, je pratique la joie de respirer sans me presser, de chanter si j'en ai envie, de prendre mon pied, de me révolter contre ce qui est laid, méchant et triste. Parce que sur une bicyclette, je ne me laisse ni dépraver, ni troubler, ni acheter par tous ceux qui nous trompent, qui nous dupent, qui nous abusent, qui nous exploitent. Parce que je suis loin du pouvoir, ou plutôt, j'explore mon propre pouvoir (qui est en fait le vrai), fait de patience, de lenteur, d'humilité, de douceur, toutes qualités en berne aujourd'hui.
Et aussi parce que je n'ai aucune envie d'ajouter beaucoup d'années à ma vie, mais par contre, n'ayant qu'une seule vie sur cette terre, je souhaite plutôt ajouter de la vie à mes années. Enfin, parce que cette activité rend les autres dérisoires et vaines.
Je pensais à tout cela cet après-midi en plein Salon du livre de Tercé. Heureusement, nous sommes dans un cadre magnifique, les carrières de Normandoux, dans le trou creusé, juste devant un lac qui me rappelait les petits lacs des ardoisières de Trélazé, qui bordaient notre auberge de jeunesse associative en 1973. Je regrettais de n'avoir pas pris de maillot de bain ! Car, si je n'aime pas trop les piscines et les baignades organisées, j'ai toujours apprécié les rivières et les lacs, là aussi, pour leur beauté, pour la liberté qu'on y a, notamment de se baigner nu, comme on faisait en ce temps-là.
Mais le salon lui-même, quel pensum ! Heureusement, je suis avec mon vieil ami Georges Bonnet, il y a aussi le sympathique libraire, plus quelques personnes d'un grand intérêt. Mais franchement, assis derrière une table à attendre le chaland, comme je regrette ma bicyclette, son ample respiration, la clé qu'elle représente pour ouvrir la porte des étoiles.


jeudi 1 octobre 2009

30 septembre 2009 : une lettre



Prendre le temps de respirer, se donner une pincée de minutes pour se reposer, remplir ses poumons d’au moins vingt tonnes de souffle afin de déchirer à nouveau sa voix dans les haillons de la nuit.
(Florent Couao-Zotti, Poulet-bicyclette et Cie)

Ma tournée se poursuit avec des hauts, ce mercredi à la Maison de retraite de Vix, et des bas, comme lundi soir avec les cinquante enfants de sixième réunis sous la yourte. Je ne suis décidément pas fait pour la foule, et peut-être pas pour des groupes d'enfants, en tout cas de cette dimension.
Et entre les deux, j'ai encore passé une journée sur les routes, à rallier La Rochelle, où attablé sur le vieux port, j'ai écrit quelques lettres et cartes postales, comme autant de bouteilles à la mer, comme autant de fleurs que j'aurais brassées pour un bouquet heureux, comme un aperçu des coups de vent dont la tiédeur fluide caressait ma main en train d'écrire, ou comme un écho des mouettes qui criaillaient dans la futaie des mâts légèrement balancés par le flot. J'espère que tous ces courriers ne sont pas inutiles, font respirer un peu de mon humeur, de ce qui m'attache au monde. Quand on est seul, ce qui est désormais mon cas, c'est si important de recevoir une lettre, qui ne soit pas une facture ou une imprimé administratif ou bancaire. Comme on guette le facteur ! Et avec quelle anxiété j'ouvre ma boîte aux lettres à chaque retour à Poitiers, ou bien découvre le tas de journaux, revues et enveloppes que mon voisin (il a mes clés et ouvre la boîte) a disposés sur la commode. Trouverai-je dans le lot une lettre, une carte, de quelqu'un(e) qui pense à moi, de quelqu'un(e) que j'ai suffisamment apprivoisé(e) pour qu'il (elle) sache que je suis seul désormais ?
Bien sûr, je trouve aussi le répondeur téléphonique, avec ses messages. Pas terribles, vraiment, ça ressemble à des voix d'outre-tombe, c'est comme la plaie béante d'un arbre fendu par la foudre, et ça me laisse avec mon âme sur les bras. Tandis qu'avec une lettre – et, ô merveille, j'en avais une, et fort longue, hier au soir, en rentrant du Marais – j'ai aussitôt le cœur qui dévale la pente, les mains qui soliloquent et se battent avec le couteau pour ouvrir l'enveloppe. Comme si cette déchirure ouvrait en moi une autre entaille, celle du temps de l'attente enfin comblée...
Et moi qui vois de plus en plus de gens seuls, comme ces vieillards en maisons de retraite, assez peu visités par leurs familles, je me dis que ça doit leur faire rudement plaisir, une lettre. Parce qu'ils aiment écrire, aussi ! À l'issue de ma lecture, à Vix, j'ai lu deux textes d'Albert, un des résidents, une petite prose qui relatait une matinée passée ici, et un délicat poème sur le chat siamois qui fait partie de la maison. Car, à défaut de chiens, cette maison de retraite a adopté trois chats, sans compter ceux qui viennent rôder alentour, pour le plus grand plaisir des hôtes, comme un reflux pour eux d'un temps venu de loin.
Je ne suis pas Madame de Sévigné, mais je me dis que Madame de Grignan, sa fille, a eu une chance inouïe, d'avoir une mère dont les nombreux courriers faisaient oublier l'absence, en un temps où les voyages étaient rares. Et je m'en veux d'avoir si peu écrit à ma mère, par exemple. Sous le regard d'une lettre (pour elle, c'était l'écoute, puisque depuis dix ou douze ans, elle ne pouvait plus lire), j'aperçois maintenant la clarté qui s'étend autour de soi. La maison en était ce mercredi soir toute illuminée ! Dans le malheur de la nuit de l'absence, une lettre, c'est se savoir plus grand aux yeux de l'autre, c'est le repos immense de la mer quand on ne l'entend plus, c'est un cri qui déchire le silence, c'est la visite invisible de la lumière, c'est le soleil qui fend la glace, c'est la sève des songes qui circule, c'est peut-être, si on y croit, toucher Dieu !
Une lettre, c'est comme une visite à des amis. Et, à Angoulins, avec Marc et Yolande mardi soir, comme à Arçais avec Claude, lundi soir, j'étais comblé aussi. Car il y a dans l'amitié, comme dans les lettres, cette lueur qui nous mordille et qui nous ouvre des horizons proches de l'éternité.