vendredi 9 octobre 2009

8 octobre 2009 : "bêtement sentimental"


L'enfance est brève à qui voit s'envoler les vautours.
(Marcelle Delpastre, Le chasseur d'ombres et autres psaumes)

Eh oui, comme le temps passe ! En ce temps-là, il existait des cinémas comme on n'en fait plus aujourd'hui. Ah ! ils ont bonne mine les multiplexes avec leurs cartes de fidélité et autres, qui ne servent qu'à multiplier le nombre de films vus : toujours cette quantité, celle qui prime aujourd'hui, ce « mythe de l'accumulation matérielle comme source d'épanouissement » (Politis, n° 1070, p. 20)... Ils se croient malins, mais ils n'ont pas inventé la poudre. Et en fin de compte, on y a perdu.
Je veux parler des cinémas permanents : oui, mes amis, ces cinémas où on pouvait entrer à 14 h, voire peut-être 10 h à Paris, et rester toute la journée à regarder plusieurs fois de suite le même film, ou dormir – je pense que des clochards en ont profité. J'en ai usé assez souvent à Bordeaux quand j'étais étudiant. Tandis que d'autres n'allaient au cinéma que pour peloter des filles (ou des garçons), moi, j'aimais cet art qui me plongeait dans des songes illimités. Et, si le film me plaisait, si mon emploi du temps d'étudiant me le permettait, et si le baldaquin du ciel de salle me couvait de son épaisseur tièdement matricielle, je restais pour voir le film deux fois de suite : c'est ainsi que j'ai aimé voir et revoir dans la foulée, entre autres films, La Vieille dame indigne, Pierrot le fou, Le Bal des vampires, Belle de jour, Mouchette, et en ce mois de mai 1967 Les Demoiselles de Rochefort.
Je crois que c'était au cinéma Trianon, qui passait les films en seconde exclusivité, car mes moyens d'étudiant ne me permettaient pas d'aller voir les films à leur sortie dans les salles dites d'exclusivité, où les prix étaient deux fois plus élevés : il me fallait donc attendre quelques semaines après la sortie des films. En tout cas, c'était à deux pas de mon foyer d'étudiant. Il faisait un temps splendide, j'adorais les comédies musicales américaines (je venais de voir Brigadoon au ciné-club bordelais), Georges Chakiris et Gene Kelly, j'avais été enchanté des Parapluies de Cherbourg, j'étais fasciné par le mystère de la gémellité (avec mes deux jeunes sœurs) et je rêvassais autour de Catherine Deneuve, dont la chevelure tombait en pluie dans mes brouillards balbutiants nocturnes.
Tout était donc réuni pour que j'aie le cœur en vertige, les jambes suspendues dans le vide, l'œil traversé du feu des étoiles, la lueur d'une flamme dans les mains, et que, sortant du cinéma vers 19 h, alors que le soleil luisait encore, je sois presque renversé par une voiture en traversant le Cours de l'Intendance pour me diriger vers la Garonne, et jeter dans ses eaux troubles mon excédent de vitalité dansante exaltée par le film, qui reste à ce jour un de mes préférés, que j'ai vu je ne sais combien de fois, et que je vais revoir à chaque sortie en salle.
Aussi, quand j'ai vu qu'on le donnerait à nouveau dans la Vienne, ma joie a de nouveau jailli. Sauf que les séances à Poitiers sont à des jours et heures où je ne ne suis pas là. Mais il y a cette séance du jeudi 8 octobre à 21 heures à Montmorillon. J'ai tout de suite téléphoné à l'amie Léone, pour savoir si je pourrais dormir chez elle, à qui je venais d'envoyer il y a peu une carte pour lui fêter ses quatre-vingt-neuf ans. Marché conclu.
Je suis donc allé, mais en voiture (il pleuvinait) et ça n'a pas eu le même charme qu'en juillet à vélo, jusque dans cette douce ville somnolente. Léone, ravie de me revoir, me raconte son anniversaire et le petit vol en autogire qu'on lui a offert pour l'occasion. Elle avait un jeune pilote (comme la Madame Amédée de Jean-Paul Nozière, Léone est toujours ravie d'être en compagnie de jeunes gens), tout juste nanti de son brevet et qui l'a amenée jusque dans le sud Vienne et les monts d'Ambazac, qu'elle a survolé à trois cents mètres d'altitude, avec ses yeux d'enfant émerveillée. Elle a pu piloter elle-même le « manche à balai ». Et elle m'a offert un beau texte, que lui a donné un admirateur : Être jeune. Sûr qu'elle est plus jeune que bien des adultes rassis et assis, elle qui est toujours en train de tourbillonner, de rendre service à ses voisins et voisines, de s'émerveiller de tout et surtout d'accueillir les amis et même des inconnus...
Quant aux Demoiselles, non seulement elles n'ont pas pris une ride, mais c'est moi qui avais de nouveau vingt-et-un ans, qui rêvais avec Maxence d'un idéal féminin, qui admirais la première rencontre entre Solange (Françoise Dorléac) et Andy (Gene Kelly) – ah ! leur regard saisi par Jacques Demy – aussi bien que leurs retrouvailles, qui soliloquais avec Danielle Darrieux ou Michel Piccoli sur l'abandon et la solitude, qui découpais une tarte en faisant des manières alors qu'il est si facile de découper une femme en morceaux comme Dutrouz (ne pas prononcer le « z »), qui appréciais les travellings et la fluidité des mouvements de caméra, magnifiés par l'écran large et l'appel des couleurs franches et claires, qui me revoyais il y a peu empruntant le pont transbordeur avec l'ami Gilles. Je suis de nouveau ressorti en esquissant dans la nuit montmorillonaise quelques pas de danse, et en chantonnant : « Mais où donc ai-je garé la voiture ? » sur un des airs du film.
Nous étions une quinzaine à peine à revoir ce film, mais je suis sûr que tout le monde, comme moi, le connaissait par cœur. Un film « bêtement sentimental », comme le qualifiait mon amie de l'époque Élisabeth, ignorant qu'en le démonétisant ainsi elle signait l'arrêt de mort de notre idylle naissante. Ben oui, je suis « bêtement sentimental », comme le sont tous ceux et toutes celles que j'aime, et je n'ai pas peur de l'être, ni de le rester.


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