jeudi 19 novembre 2009

19 novembre 2009 : le Mal

Celui qui érige toujours le principe de précaution en premier étrangle la vie qu’il veut sauver.
(Karin Alvtegen, Ténébreuses)

Nous vivons une époque terrible, surtout pour les exilés de toutes sortes, ceux qui sont chassés de leur pays par nécessité, par la famine, la dictature ou la guerre. Ils connaissent eux aussi l'affreuse expérience de ce qui s'est passé dans les années 20 et 30, ou, pire encore dans les années 40, avec le triomphe momentané du nazisme.
Je viens de lire un très beau livre (peut-on encore écrire après cela ?), le Journal d'Hélène Berr (éd. du Seuil). Cette jeune fille juive parisienne, née en 1922, commence son journal en avril 1942, au moment où les lois anti-juives deviennent plus contraignantes. Elle est étudiante, et déjà à la Sorbonne, malgré les qualités de ses professeurs, elle sait qu'elle n'aura pas le droit de préparer l'agrégation. Hélène Berr est une jeune fille brillante, d'un milieu social aisé (son père est vice-président du groupe chimique Kuhlmann). Elle nous rapporte ses faits et gestes, ses lectures, ses promenades, ses rencontres avec les autres étudiants, sa vie de famille vite assombrie par la cruauté des lois. Elle veut témoigner pour l'histoire, car elle voit bien qu'autour d'elle, trop de gens ferment les yeux.



Pour elle, « chacun dans sa petite sphère peut faire quelque chose. Et s'il le peut, il le doit. » Elle pourrait éviter de porter l'étoile jaune, il n'est pas inscrit sur son visage qu'elle est juive ; mais elle le fait, par solidarité avec les autres, ceux qui ne peuvent pas ne pas la porter. Elle a une haute idée de la conscience morale, mais quand elle voit ce qui se passe : « Qu'on soit arrivé à concevoir le devoir comme une chose indépendante de la conscience, indépendante de la justice, de la bonté, de la charité, c'est là la preuve de l'inanité de notre prétendue civilisation », nous dit-elle. Elle regarde autour d'elle et constate : « Le problème du mal m'apparaissait à nouveau si immense et si désespéré ! »
Bien sûr, elle en veut aux Allemands : « Les Allemands, eux, c'est depuis une génération qu'on travaille à les ré-abrutir (c'est un retour périodique). Toute intelligence est morte en eux. » Mais quand elle voit que les gendarmes français organisent les rafles, allant jusqu'à arrêter des enfants et même des bébés, car ils doivent remplir leur quota (eh oui, déjà, ça ne vous rappelle rien ?), elles ne peut que condamner ceux « qui ont obéi à des ordres leur enjoignant d'aller arrêter un bébé de deux ans, en nourrice, pour l'interner. Mais c'est la preuve la plus navrante de l'état d'abrutissement, de la perte totale de conscience morale où nous sommes tombés. » Elle est atterrée.
Heureusement, la lecture lui procure de grandes joies, notamment les poètes anglais, Shakespeare et Les Thibault de Roger Martin Du Gard, dont elle relève des passages : « Résiste, refuse les mots d'ordre ! Ne te laisse pas affilier ! Plutôt les angoisses de l'incertitude, que le paresseux bien-être moral offert à tout "adhérent" par les doctrinaires ! » Et elle a du mal à comprendre que les Français se laissent à leur tour embrigader : « Mais on pouvait espérer que chez nous, ce serait différent. »
Elle ne veut pas non plus de la pitié, ce qu'elle veut, elle d'une famille de longue date enracinée en France, c'est la justice : « Je n'envie plus personne, et je suis trop fière pour même vouloir leur faire sentir leur insensibilité (ce qui serait une tâche très lourde d'ailleurs), car je ne veux pas de leur pitié. » Elle aide autant que possible les enfants juifs dans les orphelinats. Et puis, elle n'est pas la seule à souffrir : « Elle souffre, elle aussi ; mais elle n'en parle pas. Mais je le sais », écrit-elle à propos d'une amie. Elle a un besoin aigu de bonheur, et commence un amour très pur avec Jean Morawiecki, qui va s'engager dans la Résistance. Elle sait apprécier la nature, malgré la dureté des temps : « Tout frémissait, les feuilles des peupliers, et même l'air. » Et, malgré tout, elle trouve encore des journées agréables : « C'est lorsque je ne prévois pas les choses qu'elles sont les plus belles. »
Elle est raflée et déportée avec sa famille à Auschwitz. Elle avait mis son journal en lieu sûr, car écrit-elle, « je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu'il ne faut pas oublier. » Ce journal est ici complété par quelques lettres de la famille et de son fiancé. On peut croire Hélène quand elle écrit : « La seule expérience de l'immortalité de l'âme que nous puissions avoir avec sûreté, c'est cette immortalité qui consiste en la persistance du souvenir des morts parmi les vivants. »
Hélène, ton souvenir est vivant. Les nazis ont cru t'exterminer, eux qui se croyaient de race supérieure, mais qui avaient oublié ce que Beethoven avait répondu au prince Karl von Lichnowky : « Prince, ce que vous êtes, vous l'êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi-même. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n'y a qu'un Beethoven. » Soyons bien convaincus qu'en dépit du hasard de la naissance, nous sommes tous uniques et que, comme Hélène, nous pouvons laisser une empreinte sur cette terre, si nous savons garder notre conscience morale.


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