samedi 23 janvier 2010

23 janvier 2010 : Valparaíso / Val Paradis



Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent.

(Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge)


Je ne suis pas un très grand voyageur, quoique… Mais j’ai toujours été fasciné par les romanciers de la mer. Je viens de lire un très bon roman de mer, et français, ce qui est rare ! Val Paradis d’Alain Jaubert.


Détails sur le produit
Valparaíso 1958 : un jeune marin de dix-huit ans, pilotin sur un navire marchand, fait escale dans le port. Port mythique, escale obligée de tous les navires passant par le détroit de Magellan, entré en déclin avec l’ouverture du canal de Panama. Ville étonnante, toute en collines raides, en escaliers, en ruelles labyrinthiques, en funiculaires délabrés, et célèbre chez les marins pour ses nombreux bordels. Le jeune marin va y passer ses vingt-quatre heures d’escale, où il n’est pas question de dormir, à déambuler en compagnie d’un autre marin, son compagnon de chambrée, plus expérimenté que lui. Dès le quai atteint, il sent une liberté prodigieuse, l’envie de tout découvrir, de tout happer, de vivre en un jour ce que la vie en mer n’apporte pas, par son côté enfermé et les seuls rêves et légendes colportés par les autres marins ou les personnes rencontrées au hasard des escales ou de la traversée du Panama, justement.

Les marins sont taciturnes, ils communiquent par un langage précis, une langue à eux (on ne jette pas l’ancre, on la mouille, par exemple, on ne rame pas, on nage). Mais chaque escale, chaque port, est propice à la rêverie, aux rencontres. Le récit à la première personne est ainsi entremêlé de récits secondaires enchâssés, souvent étonnants, comme le chapitre sur les piers de New York ou celui sur la traversée du canal de Panama, le plus long, qui raconte une magnifique histoire d’amour qu’une tierce personne relate au narrateur. Ou bien les passages sur le cap Horn et le détroit de Magellan, hallucinants : "D’abord, il y a le pays lui-même. Une sorte de Sibérie, mais moins rude, tempérée par les deux mers. Des paysages sauvages, l’horizon vertigineux, des bras de mer prodigieux, des îles, des fjords, des glaciers, des lacs, des montagnes. Le vent, les nuages, les couleurs. La solitude. Un ailleurs quasi inaccessible. Le lointain définitif. Le vrai Sud profond."

Le voyage ralentit le temps, et il ne faut pas moins de cinq cents pages pour évoquer une escale, qui change de la routine maritime ("Les terriens ont du mal à imaginer que l'essentiel de la navigation c'est du sommeil. On s'ennuie"), et où les aventures vécues (tournées des bars et des bordels, cuite carabinée, rencontres de personnages originaux qui invitent les marins, jusque dans leur lit, de prostituées au grand cœur, débordements divers) prennent une ampleur inégalée, car il faut procéder à toute vitesse, ne pas perdre une heure ("aller d'un bout à l'autre de la nuit quels que soient la fatigue, l'ivresse ou l‘ennui"), le marin déborde d’un appétit de tout connaître, tempéré par les souvenirs déjà engrangés qui font que les récits s‘emboîtent. L’odorat soudain se réveille à nouveau (car à bord, on ne respire que l’odeur de la mer et celle des machines), les perceptions deviennent délicates, la misère découverte (celle des bordels en particulier) est terriblement ressentie. Et en même temps, comme on boit plus que de raison, on est malade, on vomit, on n’est plus capable de faire l’amour… Comme la mer, l’escale est une expérience physiologique autant qu’initiatique. La poésie peut venir à la rescousse, Rimbaud, Baudelaire, Jean de la Croix, Calderon, Neruda, le jazz (Coltrane). Sans parler des écrivains de la mer (on sent l’influence de Conrad, de Melville, mais aussi de Carco ou de Mac Orlan, sans oublier Jorge Amado). Ce qui donne une écriture musicale, rythmée, parfois répétitive (les litanies de noms de ports, promesses de rêve et d‘aventure), allant jusqu’au flux de pensée, au monologue intérieur sans ponctuation (réminiscence de l’Ulysse de Joyce ?) sur une dizaine de pages pendant le délire de la cuite d’Antoine, le héros, qui va donc, à l’issue de cette soirée et de cette nuit, renaître plus ouvert, plus adulte.

Un livre pour hommes ? C’est effectivement un roman sensuel, palpable, cru souvent, brutal parfois, où l’on côtoie le bien et le mal, les vomissures et les salissures, la bière, le whisky et des alcools de toutes sortes, la marijuana aussi, les odeurs de poisson et de femmes plus ou moins fatales, l’amour tarifé. Pas sûr que les femmes aiment les histoires de marins en bordée, pourtant je crois que la sensibilité de l’auteur, sa délicatesse dans les portraits féminins, somme toute assez nombreux, devrait donner envie à de bonnes lectrices, comme à leurs homologues masculins, d’aller lire cette sorte de voyage au bout de la nuit. Un voyage magique, un récit humain, attachant.


Aucun commentaire: