samedi 22 mai 2010

22 mai 2010 : maison vide et cœur plein


la maison vide


Il avait tout quitté, un jour, et était parti. Il ne pouvait plus rester assis à sa table de travail. Il avait envie de partir aussi loin que possible et de respirer, uniquement. Aspirer à pleins poumons l‘air en provenance de l‘espace infini.
(Harry Martinson, La société des vagabonds)


Me voici maintenant depuis douze jours dans l‘appartement ! Comme si j’étais parti en voyage ! Mes premiers invités y sont venus, et désormais la maison, entièrement vidée, s’éloigne imperceptiblement.

J’ai encore les clés, signature de la vente le 10 juin, jour où je la perdrai définitivement. Mais je viens de lire dans un beau roman espagnol pour adolescents de María José Martinez, La place du leïko : « On ne perd que ce qu‘on a eu, et uniquement ce qui est accessoire. L‘essentiel est éternel. » Je le crois d’autant plus qu’au fond la seule chose que l’on perd, un jour, c’est la vie, les choses (et les maisons sont des choses) ne sont au fond que des possessions, par définition éphémères, et qu’il faut savoir abandonner. Comme j’ai su renoncer à beaucoup de mes livres et à bien d’autres objets aussi. Dans ce même livre, je lis : « posséder est une punition […] après tu gaspilles la vie à t‘occuper de ce que tu as. » Oui, il y a une malédiction dans la possession, bien connue de tous les Harpagons de la terre, je dirais même une addiction terrible et qui peut être terrifiante. Il est vrai qu’en ce moment, ce thème me tournicote, peut-être en raison du vieillissement, et, comme le rappelle le vieil homme de ce même roman, « quand tu vieillis […] tu te rappelles les choses vraiment précieuses de la vie et qu‘aucune ne coûte de l‘argent : les rires de tes enfants, les moments avec tes amis, avec ta femme, les étreintes… »

Alors gaspiller son temps à s’occuper de que l’on a, au lieu de s’occuper des autres, de les aimer, nous fait mieux comprendre la réplique du roi Richard II dans la pièce éponyme de Shakespeare : « J‘ai abusé du temps et à présent le temps abuse de moi ; car à présent le temps fait de moi son horloge. » Eh oui, Baudelaire nous le disait aussi : « Pour ne pas être les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie, ou de vertu, à votre guise. » J’incline personnellement plus à m’enivrer des deux dernières, parce que le vin, c’est tout de même un peu facile, non ? Moi, j’aime la difficulté ! Tandis que la poésie, si délicate à définir (j’ai pourtant trouvé ceci : « la poésie […] est ce qui donne au langage, signe de distinction de l’humain, sa vraie raison d’être, qui ne saurait s’arrêter au très pauvre souci de communiquer », par Gil Jouanard dans La saveur du monde), nous donne effectivement une raison de vivre, et ne parlons pas de la vertu, qui nous porte au haut de la vie... Mais peut-être n’est-ce pas si difficile, comme nous rappelle Montaigne : « Le prix et la grandeur de la vraie vertu résident dans sa facilité, et le plaisir que l‘on en tire, et elle est tellement exempte de difficulté que les enfants peuvent l‘atteindre aussi bien que les hommes, et les gens simples comme les plus malins. » Soyons aussi optimistes que le grand écrivain et admettons !

Et puis, le temps m’est compté maintenant. Et l’avenir restreint. Seul le présent compte : savourer un repas, une promenade avec un ami, écouter Mozart (en ce moment même), lire la correspondance de Flaubert (et j’y trouve : « L’avenir est ce qu’il y a de pire, dans le présent. Cette question “que seras-tu ?” jetée devant l’homme est un gouffre ouvert devant lui et qui s’avance toujours à mesure qu’il marche », dans une lettre à Ernest Chevalier, du 24 février 1839, le jeune Flaubert n‘a que dix-neuf ans pourtant) ou découvrir Anne-Marie Garat, vue chez Gibert jeudi dernier, et écrivain étonnant… Et tant d’autres choses qui ne coûtent rien ou presque.

comme regarder un cerisier en fleurs de ma chambre

Penser à Claire aussi, qui a tant hanté cette maison et qui m’a montré la grandeur de l’amour étendu aux autres, cet « amour, où l‘oubli de soi dans le souci passionné de l‘autre exige de croire sincèrement en la réalité des perfections humaines, » selon les termes d’Allan Bloom dans son passionnant essai L’amour et l’amitié. Je pense avec le recul que Claire fut une des rares personnes que j’ai vues dans ma vie donner gratuitement, sans attendre de retour (j’en suis encore loin, mais je progresse), sans troc, sans volonté de contrepartie, sans qu’on se sente obligé de rendre (elle trouvait comme le héros de Joseph Conrad qu’il y a « quelque chose de déplaisant dans la notion d‘une récompense »).

Peut-être que je l’embellis un peu ainsi, mais je l’ai vue à Auch, en Guadeloupe, à Amiens, à Poitiers, s’occuper de petits vieux, de malades et handicapés, de connaissances et même d’inconnus dans la détresse, et se dépenser sans compter pour leur offrir cette « bonté de tous les jours, la bonté sans discours, sans doctrine, sans système, la bonté des hommes hors du Bien religieux ou social, le désintéressement tacite, le geste simple d’un être pour un autre être, en-deçà ou au-delà des généralités et des abstractions, » que signale Alain Finkielkraut, et, à l’instar de la princesse de Clèves, on peut dire que « sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. »

Aussi je ne cherche pas à l’imiter ; à suivre sa trace cependant, à ma façon, en essayant de deviner dans le ciel de la nuit ce qui m’attend, ce que je peux faire. Il est rare que je ne me réveille pas en cours de nuit et je fais alors comme l’héroïne de Georges Bonnet (précipitez-vous pour acheter son recueil de nouvelles qui vient de paraître : Chaque regard est un adieu) : « Lorsque tout dort, à la fenêtre de sa chambre, elle contemple le ciel, revient sur son destin. » Oui, j’ai eu un beau destin, tous comptes faits. Sans doute j’ai refoulé bien des choses et je me suis peut-être construit contre moi-même (dixit le psy), j’ai fait de la résilience, et je suis resté sourd avec constance aux blessures mal cicatrisées, aux douleurs familières, mais n’en faisons-nous pas tous autant ? À aucun moment, je ne me suis senti malheureux, probablement pour avoir toujours, et ça dès le plus jeune âge, regardé au-dessous de moi ceux qui souffraient de tourments bien plus grands que les miens. Dans ces circonstances, je ne me suis jamais senti impuissant : j’ai compris qu’en aimant, les choses vont mieux, pour soi et pour les autres.

Et puis, j’ai toujours su me fixer des limites. Je n’avais pourtant pas encore lu Sénèque (De la tranquillité de l’âme), mais j’ai compris tout seul qu’il était bon de « fixer toujours une borne à nos visées, et, sans laisser à la fortune le soin d‘en décider, de savoir nous arrêter nous-mêmes, comme tant d‘exemples nous y invitent, bien en deçà du maximum. » Tant pis, ça peut paraître manquer d’ambition, notamment professionnelle, je n’ai pas accédé au plus haut grade, ou vestimentaire, je n’ai jamais été un dandy, ou même amoureuse, je suis resté très modeste en ce domaine. Tout le monde n’est pas fait pour les records !

Et Claire ne m’a certes pas encouragé à devenir immodeste. Elle souhaitait que je trouve la paix dans un appartement (celui-ci ou un autre, mais celui-ci est franchement très bien), et que j’essaye d’y écrire. On verra si je réalise son vœu. En tout cas, après les rangements qui seront encore longs (et qui entraîneront peut-être un dernier tri), j’essaierai de me mettre dans la situation que propose Montaigne pour achever sa vie : « Il faut se réserver une arrière-boutique rien qu‘à nous, vraiment libre, dans laquelle nous puissions établir notre vraie liberté, et qui soit notre retraite principale dans la solitude. »

Alors, si la maison est vide, le cœur, lui, est plein plus que jamais, et semblable, puisque nous sommes en ce beau mois, au « bateau frêle comme un papillon de mai » dont parle Rimbaud.

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