dimanche 30 mai 2010

30 mai 2010 : crever le silence



Le silence. La manière la plus absolue de nous dépouiller de tout sentiment de propriété.
(Pedro de Jesus, Le portrait, in Des nouvelles de Cuba)


La nuit a, cette fois, été longue, plus de neuf heures de sommeil. J’ai prévu aujourd’hui de me reposer, après ces deux lourdes étapes, d’autant plus qu’on annonce du mauvais temps. Et, effectivement, il pleut et quand ça s’arrête, je peux observer les nuages floconneux accrochés, tels des bouts de coton hydrophile, aux sapins sur les hauteurs. Prendrai-je le train pour aller en Suisse, à La Chauds-de-Fonds ? Bof, je sens que je reviendrai dans ce pays ultérieurement, et sans l’obligation d’y faire mes lectures, en simple visiteur, avec les liens que je viens de nouer, et ce n’est pas fini ; certes, comme l’écrit Anne-Marie Garat, « nouer un lien est une suite d‘offenses et de renoncements, de contrariétés, de compromis et de calculs difficiles, et non un saut élancé dans le vide, sans arrière-pensée, » je crois tout simplement que je me laisse aller à accepter l’autre, tel qu’il ou elle est, et le lien vient tout naturellement.

Et puis, m’arrêter ici, où je passerai donc une deuxième nuit à l’hôtel, c’est retrouver le silence, après une semaine toute de paroles, non seulement bruissante de mes lectures, mais aussi des conversations avec mes nombreux hôtes d’accueil. Et probablement beaucoup de bêtises que j’ai dites, comme quand on parle trop, ce qui est mon péché mignon ; je suis assez d’accord avec Harry Martinson qui, dans La société des vagabonds, écrit à moment donné : « Les pensées muettes sont supérieures aux autres. Elles ne font pas de bruit et ne tiennent pas de place. Et si elles sont fausses, on peut les effacer en silence, comme des lettres sur le sable. » Et à ma façon, là, ne suis-je pas un vagabond, un chemineau avec mon vélo, même si c’est du vagabondage très organisé, et dans lequel je n’ai pas à quémander un morceau de pain ou un toit pour dormir ?

Une bénévole de la bibliothèque de Saint-Vit, l’autre jour, m’a interpellé : « Mais comment faites-vous ? Partir comme ça, dans l’inconnu, sans savoir chez qui vous allez tomber ? Moi, je ne pourrais pas… » Je lui ai répondu que tout de même, je ne partais pas au fin fond de l’Amazonie, que justement le sel de l’affaire, son piquant, c’étaient les rencontres, l’instant présent, la découverte d’un temps nouveau, de gens nouveaux et qu’il ne tient qu’à nous de s’ouvrir, d’accueillir, de se dire que ce n‘est pas la dernière fois, qu‘il y en aura d‘autres. Je ne suis pas sûr qu’elle ait été bien convaincue, tant notre civilisation moderne nous a mis chacun dans notre coin, repliés dans nos petites frontières, barricadés dans nos forteresses et bien enfermés à clé. « Je me suis déjà bâti une forteresse intérieure et elle est bien gardée par des remparts de solitude, je sais » ai-je lu chez un des poètes québécois invités en 2009 à Poitiers. Cette forteresse existe, il n’en faut pas douter, mais qui nous empêche de nous en écarter, d’aller vers les autres, de monter à l’assaut de leurs remparts de temps en temps ? Certains n’attendent que ça, pour qui la forteresse en question est une prison.

Donc, après les rencontres, un peu de solitude, tout ça ne s’exclue pas, et d’ailleurs j’ai besoin d’être seul pour écrire, pour donner un peu plus de poids aux mots que dans la conversation ordinaire, pour tester si ma conscience se remplit aussi dans le vide de la solitude, pour trouver un peu plus de légèreté au déplacement des heures, pour renforcer ma résolution de ne plus trop penser au passé et de n‘en garder que l‘écho, pour remonter à la surface grâce au vide qui se fait en moi quand je suis seul et pour me préparer aux futurs coups durs, limiter leurs dégâts…

Et puis la solitude, c’est aussi le moment des lectures personnelles et d’apprécier non seulement des histoires ou des mots, mais l’apaisement que procurent les vrais artistes, en enrichissant notre cœur, en le rendant plus apte à l’amour, à la rencontre peut-être, puisque lire un écrivain, regarder un tableau ou une sculpture, un bâtiment, un bel objet artisanal, écouter une musique, c‘est déjà une rencontre en soi. Ça renforce notre imagination, ça nous donne du génie : mais oui, apprécier la valeur des autres, c’est emprunter une part de leur talent ou de leur génie, ça nous inspire à notre tour (on peut avoir envie d‘en faire autant, bien que ce ne soit pas obligatoire), ça fait disparaître notre angoisse de n‘être rien ou pas grand-chose sur terre, ça désarme nos colères en nous rendant enthousiaste, ça nous donne de la rigueur, ça engage peut-être notre âme à ne pas se contenter du confort que nous procure notre forteresse, mais à aller voir ailleurs si on n’y est pas aussi…

La solitude, c’est aussi le moment d’écrire des lettres, ou au moins des cartes postales à ceux que j’aime, leur montrer que, même au loin, je ne les oublie pas, en espérant qu’ils trouveront « la douceur d’ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l’instant de la lire, » phrase que je trouve justement dans La folle allure de Christian Bobin, une de mes lectures de la tournée, et que je prends absolument à mon compte. C’est que j’’en ai, des correspondants, puisque je suis encore un des rares dinosaures à utiliser le service postal. Et je sais que certains, surtout les plus âgés, attendent mes messages avec l’impatience de ceux qui sont quasiment oubliés, qui ne reçoivent que des courriers publicitaires ou administratifs, et pour eux (je parle au masculin, mais ça inclut le féminin, comme vous le savez depuis l’école primaire, sacrée grammaire française) j’imagine que ça peut être un moment de grâce, en tout cas, ça l’est pour moi quand je reçois une lettre ou même un simple petit mot.

Et puis, nous sommes dimanche. Je reprends mon William Cliff : « et le dimanche quand la ville est morte / c’est agréable d’aller n’importe où / et de marcher ainsi de porte en porte / et de vaguer ainsi un peu partout. » Oui, la ville est presque morte ; le salon de thé, où je commande un plateau de saucisses de Morteau avec rösti (prononcé rouchti, il s’agit de pommes de terre apparemment bouillies puis râpées, mélangées avec un peu de lard, et présentées en une sorte de beignet plat frit, j’ai demandé les ingrédients, et donc précisé sans cancoillotte pour moi, ce qui n’a pas étonné la serveuse, je ne dois pas être le seul à ne pas apprécier ce curieux laitage), le salon de thé donc, est plutôt dégarni de clients ; la pluie n’incite peut-être pas à sortir.

Dans l’après-midi, la rumeur du stade voisin parvient jusqu’à moi, un match de foot ? Moi qui n’avais quasiment aucune nouvelle cette semaine, sauf l’annonce (absurde, puisque déjà 70 % des salariés ne travaillent plus à soixante ans) du relèvement de l’âge légal de la retraite (j’ai vu jeudi la manif dans Besançon), j’ai vu dans le canard local ce matin que la France sera le siège de l’Euro 2016, ce qui a redressé aussitôt le caquet nationaliste, en tout cas dans la presse régionale, vraiment pas terrible ici. Décidément, La nouvelle république est bien un des meilleurs quotidiens régionaux, si ce n‘est le meilleur, au moins pour les nouvelles de France et du monde. J’ai beau feuilleter Ouest-France à Noirmoutier, Sud-Ouest dans les Landes, La dépêche du midi à Toulouse, L’est républicain ici, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Et on s’étonne après que les gens ne lisent plus les journaux ! Si c’est pour trouver des infos nationales et internationales du niveau des infos télé, autant regarder la télé !

Pour en revenir à cette histoire de foot, je n’ai rien contre (j‘ai vu que la télé et les journaux nous bassinent aussi avec Roland Garros, ouf, j‘ai évité tout ça), mais enfin il me semble qu’il y a des nouvelles autrement importantes, et qui nous concernent plus directement. Mais voilà, on va pouvoir agiter nos drapeaux (« Le nationalisme, c‘est le venin de l’histoire moderne. Rien n‘est plus absurde, rien n‘est plus bestial que l‘empressement des humains à s‘entre-carboniser ou massacrer pour l‘appartenance nationale et sous le sortilège infantile du drapeau, » ai-je lu récemment chez Georges Steiner, oui, il y a là un infantilisme doublé d’un fanatisme), montrer qu’on existe. L’équipe de France, si j’ai bien compris, n’aura pas à subir les éliminatoires, y a pourtant pas de quoi être fier !

Et pourtant des nouvelles importantes, il y en a. Puisque je l’avais raté à Poitiers, je suis allé voir ici, à Morteau (et nous étions plus de soixante-dix), l’excellent film de Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global. Un documentaire à la fois contestataire du modèle dominant global (la fameuse croissance et le productivisme) et offrant des propositions. En particulier, produire local, ne pas entrer dans le jeu des multinationales (à moins que celles-ci, comme le dit un des intervenants, ne cherchent tout simplement à éradiquer la pauvreté en éliminant les pauvres, c’est vrai, quand même, ils sont bien gênants, tous ces malheureux !), et donc à travers tout un tas de modèles au Brésil, en Inde notamment. Mais en France aussi, où on nous promet si nous ne faisons rien, si on n’impose pas aux gros agriculteurs une obligation de surfaces vivrières, une catastrophe à venir.




Voici un film qui déchire le silence et qui renvoie nos chères (au sens qui nous coûtent cher) têtes politiques à leur nullité. Écoutons, parmi les intervenants dans le film, Vandana Shiva : « Ce lien entre le champ et la table, qui permet que la nourriture saine produite à la ferme arrive sur l’assiette de tous, c’est la réinvention de la démocratie car tant que ce lien est rompu, nous ne saurons pas ce que nous mangeons. » Ou Dominique Guillet, président de Kokopelli : « La meilleure façon de lutter contre les multinationales quelles qu'elles soient, [...] c'est de s'en passer. » Ou encore Serge Latouche : « Si tout le monde vivait comme nous, Français, il faudrait 3 planètes. Mais si nous continuons avec un taux de croissance extrêmement modéré [...] de 2%, à l'échelon 2050 [...] c'est 30 planètes qu'il faudra. » La brésilienne Ana Primavesi : « Les OGM, c'est simplement une adaptation des cultures aux terres mortes. » Enfin, mon préféré, Pierre Rabhi : « Ceux qui sont en ville peuvent parfaitement se solidariser avec ceux qui sont à la campagne, et ainsi faire un pont par dessus toute la sphère affairiste. Et l’autonomie, c’est le maître mot aujourd’hui. »

Oui, soyons autonomes, car la démocratie, c’est ça : n’oublions pas que nous sommes le nombre, que si nous ne faisons rien, la crise financière va se transmuer rapidement en crise économique, politique, nous succomberons sous une dictature, devenons « la race excellente, qui ne se met jamais du côté du plus fort, » que l’héroïne de Michel Candie, Marie Read, femme pirate, appelait de ses vœux. Et, pour commencer, allons voir ce film !

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