lundi 21 juin 2010

21 juin 2010 : défricher


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Lui qui pendant tant d‘années avait espéré qu‘il arrive bien des malheurs à ce père haï, voilà que l‘annonce de sa mort n‘engendrait aucune émotion particulière.
(Jean-Pierre Bonnet, L’inconnu de La Faurie)
Il y a peu de jours, c’était l’anniversaire de mon père. Il est rare que je pense à lui, encore plus rare que je rêve de lui. Mais la lecture de cette phrase dans ce roman familial (bourré de coquilles typographiques, mais que font les correcteurs ?) me l’a brusquement ramené à la mémoire : car elle reflète exactement ma pensée de l‘époque. Et c’est aussi un moment où je fréquente pas mal de vieilles gens (comme on disait autrefois), sans doute parce que j’ai du temps, mais aussi pour me déculpabiliser de n’avoir pas été très présent dans les derniers moments de mon père, précisément.
« Donne ta joie, garde ton chagrin », c’est la devise de Léone, ma vieille dame de Montmorillon. Et avec un sourire indélébile, un regard vif et joyeux, elle croque l’instant qui vient et, ce qui est mieux, le fait croquer aux autres dans ce qu‘il a de meilleur et de plaisant. Je la revois me racontant son périple américain, sa découverte du canyon du Colorado, du lac Powell qui est bordé par une tranchée de rochers verticale (on dirait une tranche de gâteau, jubile-t-elle), de Los Angeles où elle est restée bloquée dans un hôtel trois jours par suite des cendres du volcan islandais. « Mais je me suis baladée, et n‘ai pas récriminé ! » Et, comme son groupe décide d’aller manger au restaurant à quatre kilomètres de là (parce que les menus du restaurant de l‘hôtel paraissaient trop cher), qu’il y va à pied, elle fait le trajet à pied également, à son allure, pour constater à l’arrivée que c’est un MacDo. « Ah ben non alors, j’allais pas manger là ! » Et la voilà qui hèle un taxi, se fait ramener à l’hôtel et s’installe dans la salle de restaurant : « Tu te rends compte, j’ai eu l’immense salle de cent places pour moi toute seule, avec le maître d’hôtel, les garçons à mes petits soins — ils étaient très beaux — et c’était très bon, autre chose que le MacDo, quand même… » Léone, chez qui je viens de loger encore pendant le salon du livre de Montmorillon, est toujours en pleine forme : bientôt quatre-vingt-dix ans, qu’elle va fêter en Chine ! Eh oui, elle a eu la surprise de savoir que sa chaudière, qu’elle croyait fichue, et pour le remplacement de laquelle elle avait mis 4000 € de côté, n’avait qu’une petite panne de rien du tout, et tiendra bien encore. « Ni une, ni deux, je me suis inscrite au voyage en Chine, après tout, qui sait si je serai encore là l’an prochain ou encore capable de faire un voyage, c’est toujours ça de pris ! » Sacrée Léone !
"J’ai décidé d’adopter Margueritte. Elle va bientôt fêter ses quatre vingt six ans, il valait mieux pas trop attendre. Les vieux ont tendance à mourir". C’est ainsi que débute La tête en friche, roman de Marie-Sabine Roger, qui vient d‘être tourné au cinéma. J’ai vu le film, assez poussif, qui ne tient que par les acteurs, mais qui m’a donné envie de lire le livre. Le héros-narrateur, Germain, sorte d’idiot du village, mal aimé par sa mère ("Ma mère était comme un caillou pointu dans ma chaussure. Une chose pas vraiment grave, mais qui suffit quand même à vous pourrir la vie"), fait la connaissance de Margueritte (avec deux t) sur un banc public où il a l‘habitude de venir compter les pigeons. Margueritte sort un livre de son sac et commence à lire à haute voix. C’est La peste, de Camus. Germain est fasciné, lui qui a toujours été le cancre de l’école (à vrai dire ratatiné par l’instituteur qui les gavait "de force, comme on fait pour les oies… Résultat, le moindre petit grain de savoir qui te reste en travers ça t'étouffe. T’as plus qu’une envie : le recracher et puis rester à jeun, plutôt que d’être mal"), qui se sait incapable de lire vraiment (en réalité, il déchiffre avec lenteur), par la gentillesse, la douceur, la bonté, la culture de cette vieille femme. "Va falloir que j’en prenne soin, si je veux vraiment qu’elle me dure. Elle a beau faire sa maligne, elle est fragile." Et, pour lui complaire, il écoute avec ardeur, apprend des mots nouveaux (qui épatent ses copains du bistrot, car il se plaît à les répéter avec gourmandise), finit même par chercher les mots dans le dictionnaire ("Je planquais ce dico comme un livre de cul tellement j'avais honte") que Margueritte lui a donné : "J’ai trouvé ça compliqué, d’apprendre le savoir. Ensuite, intéressant. Et puis flippant parce que se mettre à réfléchir, revient à mettre des lunettes à un myope." Il découvre aussi la tendresse, les sentiments : "Aimer est un mot violent. Il faut y être habitué." Lui, l’éternel mal aimé, celui dont on s’est toujours moqué, à l’école, au bistrot, il trouve une personne qui le respecte, le prend en considération, qui lui fait prendre conscience de l’importance des mots, des sentiments ("C'est ça qui est nouveau : les obligations familiales. C'est un truc qui va bien me plaire, je le sens"), des livres ; et à ce sujet, il peut taper sur les éditeurs, le brave Germain : "Ce qu'ils mettent au dos des romans, je vais vous dire, c'est à se demander si c'est vraiment écrit pour vous donner l'envie. En tout cas, c'est sûr, c'est pas fait pour les gens comme moi. Que des mots à coucher dehors — inéluctable, quête fertile, admirable concision, roman polyphonique... — et pas un seul bouquin où je trouve écrit simplement : c'est une histoire qui parle d'aventures ou d'amour — ou d'Indiens. Et point barre, c'est tout."
Oui, ce livre est un véritable hommage à la littérature, à la lecture à haute voix (quand Margueritte est atteinte de dégénérescence maculaire liée à l’âge, DMLA, comme maman, c’est Germain qui, après un travail préparatoire acharné, se met à lui faire la lecture ! J’avoue que j’ai pleuré lors de cette scène, aussi bien en lisant qu’en voyant le film), au pouvoir du langage aussi. Ce dernier peut démolir (comme font l’instituteur, les copains de bistrot, mais Germain a fini par apprendre à se défendre), mais réconcilier, faire grandir. Le livre, très écrit, dans une langue jubilatoire, utilisant les mots les plus crus et les plus raffinés, une langue très inventive, à la croisée de La vie devant soi, Zazie dans le métro et L’écume des jours, trouve dans cette écriture sa force et sa raison d’être. Et c’est ce qui manque au film, un peu plat.
Et je reviens à papa, qui aurait eu quatre-vingt-dix ans, et qui est resté hors du monde du livre, qui n’a pas su exprimer ses sentiments, qui comme Germain aurait pu dire "Je suis né ici par hasard, j‘y suis resté par habitude," et à qui je n‘ai pas été capable d‘être sa Margueritte, moi qui ai gardé pour moi mes découvertes littéraires, pensant que ce n‘était pas pour lui. Moi qui maintenant peux dire, comme Margueritte, "au vu des statistiques et du niveau d’espérance de vie, je suis plus près de l’arrivée que du départ," je ne suis pas mécontent au fond d‘être devenu, en approchant de l’arrivée, cyclo-lecteur.
Et ma première lecture, auprès de jeunes de 12-13 ans à Montpellier vendredi dernier, m’a conforté dans l’idée que la lecture, ça doit être un partage. Je vais, je dois continuer. "Pas besoin de longues mimiques pour déchiffrer un visage, une attitude, une mimique, un regard. Il suffit d‘avoir été considéré de haut une fois, pour apprendre cette lecture-là. Une fois qu‘on sait, on n‘oublie plus jamais," ai-je lu dans le magnifique roman cycliste de Jean-Noël Blanc, Le nez à la fenêtre. Le partage de lecture, ce sera ma manière à moi de ne plus jamais considérer les autres de haut !

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