samedi 31 juillet 2010

31 juillet 2010 : quand l'horizon semble obscur


Votre route, ce n'est pas à moi, mais à vous, à personne d'autre que vous de la parcourir,
À vous et à vous seul, d'y voyager !
(Walt Whitman, Feuilles d'herbe)


Me voici, à soixante-quatre ans, m’interrogeant sur le mystère de l’adolescence, de cette adolescence qu’à vrai dire, je n’ai peut-être jamais quittée. Ce moment-clé, qui peut être tragique, surtout si on ne correspond pas à la norme : si on ressemble à un jambonneau, comme l’héroïne de Marie-Sophie Vermot, Dina dans Pouvoir se taire, et encore. Dina, à seize ans, a un très beau visage, mais elle est grassouillette, et son petit ami, Vincent, qu’elle croyait sincère, la quitte définitivement après la première fois qu’ils ont fait l’amour. Ce qui d’ailleurs n’a pas laissé de souvenirs impérissables à Dina : mais s’entendre traiter de jambonneau la tue. Quel avenir lui reste-t-il ? « Trop de choses changeaient ces temps-ci, et trop vite. Au-delà des contours protecteurs de son enfance grondait le monde des autres. » Elle décide donc de maigrir, et ne mange plus. Au bout de quelque temps, elle finit en hôpital psychiatrique, où on tente de la gaver. Il faudra bien de la patience à une psychologue avisée pour faire comprendre à Dina qu’il y a encore une espérance de vie et de place pour elle. Malgré la façon dont elle découvre le monde des adultes, de ses parents, divorcés, par exemple : « Elle se demanda s'ils étaient heureux. En réalité, très peu de gens le sont. La plupart s'estiment satisfaits. On peut se satisfaire d'une situation, l'accepter, sans pour autant être heureux. Beaucoup de gens vivent ainsi, qui s'imaginent que tel est leur destin et qu'il ne sert à rien de se battre ne de protester. »


Terrible, de penser ça, à seize ans, quand on n‘est justement pas à l‘âge de l‘acceptation passive, mais plutôt à celui de la protestation. Alors qu’il semble que tout est ouvert, même si c’est inaccessible : « Parfois, nous pensions à un avenir si lointain qu'il nous semblait impossible à atteindre. Et nous nous racontions des choses qu'il aurait été impossible d'avouer, y compris à nous-mêmes », écrit Marcello Fois, dans un autre roman d’adolescents, Ce que tu m'as dit de dire. Car, en même temps que l’on rêve à ce futur encore plus lointain que celui de Dina, puisqu’ici les héros sont des garçons de douze-treize ans, rien n’est simple, et il suffit de peu pour basculer dans le mensonge et la violence. « Nous découvrions, jour après jour, des aspects de nous-mêmes que nous n'aurions jamais imaginés. Des pensées que nous ne croyions pas avoir. Des gestes que nous ne nous attendions pas à faire. Alors, c'était comme ça », devenir grand ! Pour Denis, qui ne supporte pas d’avoir perdu un match de water-polo, pour Claudio qui, sous l’ascendant de Denis, le suit comme une ombre, ou pour Renard, qui fut leur ami, mais s’est trouvé catapulté par hasard dans l’équipe adverse, le coup est rude, de devoir affronter lentement ce fleuve interminable du grandissement, où ils sont naufragés dans des ténèbres. Comme déracinés des vivants. Non, c’est un passage qu’on ne traverse pas à gué.


Ce que tu m'as dit de dire
« Je pense à ces instants où le déplacement dans l'espace nous a réduits à presque rien », nous dit Nicolas Bouvier dans L'échappée belle. L’adolescence est un déplacement dans le temps, pendant lequel le soleil ne brille plus pareil, la mer n’est pas aussi étale, les mains trop souvent refermées, la voix devenant un écho sourd qui traîne lamentablement (surtout quand on ment, et c‘est un âge où on n‘a pas toujours envie de dire la vérité, surtout aux parents), où l’on ne sait plus quel nom ni quel visage l’on a, où, loin de marcher devant soi, on entend nos pas obscurs qui résonnent furtivement, comme si l’on était déjà sous terre, et non pas bien posé sur le sol. Les chagrins prennent des proportions que les autres ne peuvent pas saisir. L’ennui, les soucis, les défaites, le train-train s’accumulent : on ne trouve plus que le jour a des couleurs, on ne voit plus que des formes passagères sans signification, nos bras ne sont plus des branches, nos pieds ne sont plus des racines, on n’explique plus rien ! On n’est plus rien…

Certains auteurs ont la grâce pour retrouver ces états d’âme et les mettre en œuvre littéraire. Seulement, les adolescents lisent-ils ces livres, qui pourraient les aider à se comprendre, à se redresser comme des arbres en reprenant racine, à trouver l’horizon qui « n'est pas une frontière de la peur. Il éveille un désir, celui de franchir le monde, d'aller goûter toute la saveur du divers », comme l’indique Thierry Fabre dans Traversées, ou à apprivoiser « le rythme mouvant et le désordre » chers à Giono ? Il faut le souhaiter.

Et malheureusement, l’adolescence me paraît encore plus difficile à vivre aujourd’hui. Comment être soi-même, comment se trouver dans cette époque de vitesse, de compétition, de sensations fortes, où règne le quantitatif ? Dans le désordre des sentiments que les adultes proposent, dans cet espace où la mémoire et le temps semblent ne plus exister, dans cet océan de brume où les rêves semblent dormir avec la nuit, liquéfiés, effacés ? Quand on ne prend plus la peine d’attendre que le temps vienne, que l’être humain que nous allons devenir se présente, quand on ne pense plus que nous pouvons nous nommer, c’est-à-dire amour ?

Oui, j’ai bien peur que nous laissions vivre nos adolescents sous les « quinquets d’un temps haïssable » signalés par Aragon, et que nous ayons créé un monde où la nuit est bien plus grande que la nuit.

mardi 27 juillet 2010

27 juille 2010 : du voyage

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C'était ça. Il avait trouvé. Une raison personnelle pour naviguer sur la Méditerranée.
Et c'est quoi votre raison personnelle ? demanda Lalla à Diamantis.
Me trouver, je crois.
(Jean-Claude Izzo, Les marins perdus)
Je viens de recevoir les textes destinés à mon stage de lecture à haute voix. Ils sont nombreux, tous ont trait au voyage. Ce qui tombe bien, pour un cyclo-lecteur qui considère qu'on se déplace dans un livre comme dans un paysage.
Je m'interroge, en effet, toujours, sur les raisons qui me poussent à ne pas tenir en place, à aimer les cours d'eau dans lesquels on peut se perdre et rêver, les ciels des jours éclatants ou des nuits chargées de mystère, les montagnes infranchissables en apparence, les collines et les chemins ombreux, les arbres dressés comme des sentinelles droites ou tortueuses, les routes sans fin, enfin la mer et l'océan, non certes pour m'y baigner, mais pour y plonger mon regard et avoir une petite idée de l'infini, de Dieu peut-être.
Sans doute nos nombreux déménagements dans l'enfance m'avaient préparé à penser comme Walt Whitman, qui dans Feuilles d'herbe, affirme : « Parce que, une fois en route, dis-toi qu'on ne s'arrête plus. » Il est vrai que j'ai quand même fini par m'arrêter, par me fixer, à Poitiers. Mais suis-je vraiment arrêté ? Je suis rarement chez moi. Je coule, je roule, je déboule, je chamboule mon emploi du temps, et il me faut une solide invitation pour m'immobiliser enfin. C'est aussi pour cela que je m'impose un minimum de discipline, sinon, je serais un véritable courant d'air, entre chaussures de course et bicyclette, automobile et train, ou simplement marche. Comme si mon destin était d'être celui qui passe, comme un crépuscule permanent, puis disparaît, fleuve interminable dans la verte éternité qui s'efface dans la nuit.
Je suis donc ravi de découvrir prochainement Le Chambon-sur-le-Lignon et la Haute-Loire, même si j'ai déjà traversé ce coin-là en 1973 lors de ma première grande pérégrination à bicyclette (1300 km). Je m'étais arrêté au Puy-en-Velay, dans une belle auberge de jeunesse, où j'avais rencontré Maurice, un Belge des Ardennes qui descendait à vélo en sens inverse, en partance vers le sud. On n'avait fait donc que se croiser, mais j'ai encore un souvenir très vif de la rencontre. Il m'avait incité d'ailleurs à aller visiter sa région qu'il me décrivait avec gourmandise, ce que je n'ai jamais fait, pour l'instant. Ce fut une de ces rencontres sans lendemain comme la vie nous en donne à profusion, notamment pendant les voyages, sans lendemain, mais non sans intérêt.
J'avais déjà pas mal voyagé, traversé la France, en voiture, en train, en auto-stop, à pied, à vélo, découvert l'Écosse, ses montagnes et ses fjords, mais cette première grande randonnée cycliste de trois semaines, avec de grands cols des Alpes (Lautaret, Allos), la superbe descente vers la Durance et les gorges du Verdon, le passage à Manosque et un petit salut à Giono, l'appel du Ventoux (contourné en ce mois de juillet très chaud), la traversée du Rhône impétueux, puis l'Ardèche et le col de Meyrand, enfin, cette arrivée au Puy-en-Velay, m'avait fait pour la première fois prendre conscience d'un vrai voyage : « Finies les petites rêveries sans envergure, Laisse-moi décoller le chassieux de tes paupières, Tu vas devoir t'habituer à l'éclat du soleil à chaque seconde de ta vie. » (Walt Whitman, Feuilles d'herbe)
Sans doute parce que le corps participait du voyage, que je ne me contentais pas cette fois de me laisser transporter... Le corps, même déficient, insuffisant, symbole de notre petitesse (j'ai pu refaire cette découverte sur le cargo cet hiver), mais qui seul permet d'apprécier le cheminement, à la fois extérieur et intérieur, pour dépasser les frontières de la peur. Peur de soi et peur des autres. Peur de l'univers aussi, peut-être.
La vie soudain ouvre grand ses portes, il y a une grâce dans de tels voyages : on randonne, on ne se presse point, l'essentiel n'est pas d'arriver, mais de se laisser ensorceler par la magie de la fraîcheur matinale (car, au contraire des civilisés et de bien des vacanciers, on se lève toujours tôt), de se laisser abandonner aux sensations vibrantes de la respiration qui délivre, de glisser dans l'harmonie énigmatique des monts, des bois, des coteaux, des rivières, et de trouver le sentiment de bien-être, parfois de béatitude, toujours de sérénité, que l'aventure en solitaire nous offre au contact direct de la nature. Il se passe aux moments les plus secrets cette chose inouïe : ce n'est plus nous qui traversons le paysage, mais le paysage qui nous traverse ! Nous devenons arbre, prairie, ruisseau, colline, rocher, fleur... Nous savons – enfin – que nous faisons partie du monde, nous qui en doutions si fortement !

jeudi 22 juillet 2010

22 juillet 2010 : étranges "étrangers"

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Le jour annonce la nuit – éveille-toi.
(Adonis, Tombeau pour New York)
À propos d'étrangers , il y en a de plus étranges que ceux catalogués comme tels : immigrés venant d'un autre pays.
Pour prendre quelques exemples, voyez les gens du voyage : roms, gitans, manouches, bohémiens, tziganes, zingaros, romanichels, sous tant de dénominations plus ou moins normatives ou moqueuses, la plupart d'entre eux sont français depuis cinq ou six siècles (rappel fait à la radio ce midi), et néanmoins, on les considère toujours avec suspicion (à ce sujet, revoyons l'excellent film de Tony Gatlif, Liberté, sorti cette année) ; la police, qui n'est plus à une bavure près depuis qu'on lui donne tous les droits, ne s'embarrasse plus maintenant de considérations philosophiques à leur sujet (pas plus qu'aux heureux temps de Vichy comme dans le film) et tire dessus sans sommation. Pourquoi croirait-on la version policière, ces gens-là ont toujours raison, même quand ils ont tort, et d'autre part, admettons qu'il y ait eu sommation, l'entend-on dans une voiture qui roule à vive allure, avec le bruit du moteur ? Avez-vous remarqué comment, à chaque fois que le gouvernement est en difficulté (affaire Woerth-Bettencourt en ce moment, loi scélérate sur les retraites), il se débrouille pour « monter » (de toutes pièces ?) une opération commando dans les cités ou chez les gens différents, qui se termine très mal (soi-disant bavure policière, suivie inévitablement d'émeutes), à la suite de quoi on nous ressort la rebattue question de la sécurité, et hop ! on ne reparle plus des affaires, le tour est joué !
Parme ces étranges « étrangers », il y a Daniel, le héros du beau film espagnol Yo, también. Il est trisomique. Mais sa mère, qui voulait tant un enfant normal, a tout fait pour qu'il le soit (« après ta naissance, j'ai pleuré pendant une semaine », lui avoue-t-elle), elle l'a vraiment éduqué, lui a beaucoup parlé dans son enfance, l'a accompagné dans sa scolarité (« elle s'est battue pour que je sois admis dans une vraie école »), en a fait un diplômé qui finit par dégotter un emploi. Dans un centre social, sans doute, mais c'est mieux que dans un centre d'emplois réservés aux handicapés. Au moins, ses collègues sont tous « normaux ». Mais « ça sert à quoi d'être normal ? » lit-on sur l'affiche du film. Daniel, lucide, intelligent, ayant le sens de la répartie, étonne ses collègues. Mais pourtant, malgré la vie rangée qu'il mène sous la houlette de parents très attentionnés, il lui manque quelque chose. Quoi ? L'amour ! L'affection d'une personne qui vous aime sans y être obligée (comme le sont les parents et son frère), et qui l'aime pour ce qu'il est, un être humain. Il tombe amoureux d'une collègue de bureau, Laura. Laura, de son côté, est une mal-aimée. Elle a quitté définitivement sa famille (nous devinons peu à peu qu'elle a été violée par son père), et mène une vie dissolue, ne s'attachant à personne : « Je suis incapable d'aimer », dit-elle à Daniel, concluant par « J'ai couché avec beaucoup d'hommes, mais je n'ai jamais fait l'amour. » Pas vu beaucoup de films où on entend ce distinguo, évidemment essentiel ! Et pourtant, elle va s'attacher à ce drôle de petit bonhomme, tout en restant réticente à franchir le pas. Je ne raconte pas la fin de ce film étonnant, que je vous recommande fortement. On est au cœur de la question de l'identité, là aussi. Et ici pas de pitié superflue, pas de niaiserie : en parallèle, on suit l'idylle de Pedro et Luisa, deux trisomiques, et c'est touchant, sans mièvrerie, car plein d'humour. Pedro et Luisa se sont rencontrés dans un cours de danse « réservé » aux trisomiques, dans lequel la prof est très humaine, comme on devrait toujours l'être : rappelons-nous ce personnage de Jørn Riel dans Le naufrage de la Vesle Mari et autres racontars, à propos duquel il est dit : « Ici, personne ne se marrait parce qu’on ne comprenait pas tout immédiatement… » Eh oui, c'est si facile, et si cruel aussi, de railler.
Le film laisse Daniel se moquer de lui-même ; ainsi quand il est en boite de nuit avec Laura, il lui dit : « tu es la princesse et moi le crapaud », à quoi Laura après un baiser sur le front lui répond : « je t'ai transformé en prince ! » Le film est sans complaisance non plus à l'égard du regard extérieur. Ainsi celui des collègues de bureau (hommes et femmes) est dévoilé sans ménagements. L'actrice principale, déjà vue chez Almodovar, est formidable. Mais les trisomiques sur qui repose le film le sont aussi. Nous sommes tous des mongoliens, se prend-on à penser après le film. À condition de l'avoir vu ! J'étais hier le seul spectateur dans une salle de 148 places ! Pendant ce temps des conneries comme Shrek 4 ou Twilight 3 faisaient le plein. « Et tu sais comment sont les gens dans ces cas-là, ils prennent leurs distances. Soudain absorbés par de nouvelles urgences, ils fuient. Certainement une peur archaïque de la contagion » (Christel Delcamp, L’homme qui mesurait sept chaussettes et demie). C'est vrai, c'est contagieux, le mongolisme... Comme la maladie. La connerie aussi.
Et, parmi les étranges « étrangers », il y a, puisque je viens de citer la contagion, les sidéens. Au centre du beau roman de Marie-Sophie Vermot, Mais il part... Justement, le héros, Saul, un lycéen de seize ans, pour se faire l'argent de poche nécessaire à l'acquisition de la guitare électrique de ses rêves, accepte de promener la chienne de Kyle, qu'il a sauvée un jour où elle allait se faire écraser en traversant la rue. Or, Kyle est sidéen. Saul découvre que Kyle, dont l'ami José est mort du sida deux auparavant, est bien seul, totalement abandonné par son père Jude depuis qu'il lui a annoncé qu'il préférait les garçons (Jude a rayé le mot « homosexuel » de son vocabulaire). Et d'une certaine façon, Kyle pourrait dire comme l'héroïne de Anne-Marie Garat, dans Les mal famées : « Il m‘a paru que nous étions seules au monde. Nous l‘étions bel et bien, elle arrivée de ses cinquante ans de solitude, et moi de mes dix-huit ans d‘orphelinat à domicile. » Kyle est isolé par sa maladie, Saul par son adolescence difficile.
Ce job est donc pour lui l'occasion de prendre un peu le large, de s'éloigner de parents un tantinet trop stricts, qui ne pensent que baccalauréat, diplômes, révisions, alors que le jeune homme ne rêve que musique (mais il n'a rien dit à ses parents de ses envies) et a pour seul objectif de « faire partie de l'existence, tout simplement », comme il le dit à ses parents. Bien entendu, il leur a caché la réalité de la maladie de Kyle, qui, quand ils l'apprennent, lui interdisent de continuer à fréquenter le malade. Le jeune homme va alors trouver la force de se rebeller (il pourrait dire comme le voyou du poème d'Essénine, « J‘ai aujourd‘hui très envie / De pisser par la fenêtre sur la lune »), soutenu d'ailleurs par son grand-père. Kyle, cet homme décharné, ne marche plus qu'avec des béquilles. Et peu à peu, il entre dans la phase terminale de son sida. Sa nièce Bettina vient s'occuper de lui et se lie d'amitié avec Saul. La mère de Bettina, sœur de Kyle, arrive à lui faire accepter l'hospitalisation pour sa fin de vie, à le placer à l'hôpital, et ça m'a mis les larmes aux yeux, pensant à Claire et à ce qu'écrivait Christian Bobin (La folle allure) : « J‘ai seulement pensé que le mot placement était un drôle de mot - le même pour les gens et pour les sous. » Cette rencontre, cette maladie, c'est l'occasion pour Saul de mûrir et de se rendre compte qu'un « morceau de son adolescence venait de s'achever. Une période pour ainsi dire révolue, au cours de laquelle il était passé de la révolte à l'apprentissage de soi. À présent, sa vie commençait », telle est la conclusion de ce roman délicat, tout en nuances.
On le voit, en ce moment, je suis en plein dans ce problème des « étrangers » que sont aussi les vieux (tout aussi solitaires, abandonnés), les handicapés, et tous ceux qui cumulent ces diverses étrangetés. Quand je vois comment on les traite, je vois à l'œuvre ces « certains germes d‘inhumanité qui, dans notre société, sont pour ainsi dire plantés à la racine même du mérite supérieur », que stigmatise George Steiner dans son livre Lectures.
C'est le moment de relire Rousseau (Émile ou de l’éducation) : « Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courtisans, ni riches ; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin, tous sont condamnés à la mort ». Ou, plus modestement lisons Jean-Noël Blanc qui fait dire à l'entraîneur de son poulain (cycliste) : « On cherche des mecs dans ton genre, des gars qui ont faim, parce que moi, tu sais, les gars qui ont la classe naturelle mais qui n’ont pas faim, ça m’intéresse pas. » Et, je l'avoue tout net, les gens qui n'ont pas faim, qui ne savent pas ce que c'est que la faim (dans tous les sens du terme, de nourriture, de justice, d'égalité, d'affection, complétez-vous-mêmes), ceux-là n'ont pas besoin de moi.
Et terminons sur un poème donné dans son intégralité :
Homme
Ne décline pas de nom
Pedigree
Et curriculum vitae
Ton pays
Ta race
Tes convictions
Tes goûts et tes malheurs
Si tu oses me dire
Que tu es homme
Viens t'asseoir
Près de mon cœur
Tout à droite
(Malik Fall, Reliefs)

mercredi 21 juillet 2010

21 juillet 2010 : le corps

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Il faut que les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance.
(Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 7 avril 1854)
Décidément, je me régale en lisant (lentement, j'en ai pour trois mois au moins) les lettres de Flaubert dans l'édition en poche chez Folio Gallimard, lecture que m'a suggérée Odile Caradec. Car, pour le paraphraser, je dirais volontiers qu'il faut que les jours se passent dans la vie comme les feuilles des arbres s'agitent, tous se ressemblant et tous différents. Sans doute j'ai la chance d'être comme cette héroïne de Simenon (Le petit saint) : « En somme, elle acceptait la vie comme elle venait, savourant la meilleure part, se contentant sans rechigner de la moins bonne, rejetant le reste comme s’il n’avait pas existé. » Je prends la vie comme elle vient, je n'en garde que les bons côtés ; j'ai une capacité inouïe à oublier tous mes malheurs, et maintenant quand je pense à Claire, c'est pour évoquer nos meilleures années. « La meilleure part », belle expression, que l'on trouve dans l'évangile de Luc (10,42) au moment de la confrontation des deux sœurs Marthe et Marie. Marthe est tout occupée des soins du ménage, tandis que Marie, assise aux pieds de Jésus, boit ses paroles. Quand Marthe demande à Jésus que Marie l'aide, il lui répond : « Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. Or une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. » Allusion sans doute au fait que Jésus ne sera pas toujours là, tandis que le ménage, lui, est éternel.
Eh bien, la meilleure part, ce sont les beaux jours qui viennent à nous, le soin que l'on prend de soi-même et des autres, l'attention portée aux choses et aux êtres. Souvenons-nous de ce qui a coloré les jours anciens, et efforçons-nous de nuancer de beauté, de joie et de paix les jours à venir. C'est pour cela que j'ai depuis de nombreuses années pris grand soin de mon corps, notamment par la pratique de l'exercice : marche, course, bicyclette, autant que j'ai pris soin de mon âme par la lecture, la musique, le cinéma, le théâtre, l'amitié. Vais-je, maintenant que je suis en face de ma solitude, rester assis devant moi-même, ne plus bouger ? Non, mon cœur n'est pas rompu encore. Il peut bander toutes ses forces pour me pousser, pour avancer, pour dénombrer les petits bonheurs à venir, pour donner et me donner.
J'ai repris la course à pied. J'avais arrêté en 1991 pour cause de mal de dos. Mais, ces derniers temps, au hasard des rencontres, des nouvelles amitiés, du déménagement aussi (j'ai retrouvé mon tee-shirt du marathon de New York, que je garde précieusement, relique inestimable), les souvenirs sont remontés des joies naturelles que j'avais à faire mon jogging quotidien, certes parfois un peu raidi sur place, mais toujours redressé dans la lumière qui m'auréolait, profitant du souffle et du plein jour, des arbres, des nuages et de la fuite de l'horizon, du ciel et de ses variétés de bleus, du vent tiède ou glacé qui berçait mes épaules, des moments indicibles où j'avais l'impression que mon désert intérieur fleurissait.
J'ai donc profité des soldes pour m'acheter une paire de chaussures « coureur occasionnel », un nouveau short flottant, un gilet d'un orange bien voyant (ne pas rigoler), et des chaussettes blanches. Et, hier matin, j'ai fait un premier test de 25 minutes, que j'ai réédité ce matin. Je me souviens toujours des conseils de Peter, qui m'avait initié au jogging : commencer progressivement, et garder une certaine régularité, et si possible en faire un peu tous les jours, plutôt que beaucoup en une seule fois. Confirmation que courir est « fontaine de jouvence », comme dit le poète persan. Sans doute, j'ai vingt ans et dix kilos de plus. Ma foulée est pour l'instant un peu raide, de temps en temps je l'allonge pour voir si je suis capable d'accélération, j'ai regardé droit devant moi tout en écoutant la voix de mon âme qui me disait « tu y es enfin arrivé ! », et j'ai retrouvé des sensations qui m'habitaient encore, qui étaient sous mes yeux et dont je ne me croyais plus capable. J'ai surtout retrouvé « ma douce manie de croire être toujours le sujet de ce que je pense » dont parle Gaston Bachelard dans sa Poétique de l'espace. Vous me direz probablement que, lisant mon blog, vous n'en avez jamais douté. Oui, mais la manie en question est décuplée, un peu comme lors d'un périple à vélo.
Je ne comprends pas le monde moderne qui a tué l'expression corporelle dans toutes ses expressions, qui nous a fait oublier « que nous sommes des animaux libres » (Jean Giono, Rondeur des jours). La technique, qui en soi n'est pas mauvaise, fait qu'on ne chante plus (on écoute disques et MP3), qu'on ne danse plus guère (je viens de revoir Le guépard de Visconti, et la longue séquence du bal me fait regretter ce temps où la danse était autre chose qu'un vague trémoussement de boîte de nuit ou de rave-partie), qu'on ne marche plus ni ne court (on sort de sa chaise à la maison pour aller s'asseoir sur le siège de l'auto, du bus ou du train, du bureau ou du travail ensuite ; « notre but n'est pas d'être assis dans un fauteuil », nous dit encore Giono), qu'on ne porte plus rien (caddies, valises à roulettes, etc.). Il faut désormais s'inscrire à des groupes ou cours pour se livrer à ces activités qui pourtant sont on ne peut plus naturelles : n'avons-nous pas une bouche, des bras, des jambes, un cœur, du souffle ? Le grand air n'est-il pas préférable au confinement dans sa chambre ? Et d'ailleurs, n'est-ce pas le moyen d'échapper à la solitude dont parle Colette dans La vagabonde : « il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d‘autres jours où c‘est un tonique amer, et d‘autres jours où c‘est un poison qui vous jette la tête aux murs. »
La solitude de l'enfermement est sûrement un « tonique amer » et un « poison ». Quand on sort pour se livrer à de l'exercice corporel (marcher, courir, pédaler), on réveille la griserie ensommeillée au fin fond de nous, on révèle le dedans de soi et on brise nos murs, on laisse la poésie du dehors nous pénétrer, on déchiffre les mystères du silence, on rappelle notre noblesse ensevelie, on a l'impression de s'allumer, comme si jusque-là on était un peu éteint. On s'élève tel un flambeau, on se tient debout au milieu du monde, on devient arbre, ruisseau, herbe, pierre, nuage, on brille et même si on a peu de force, on marche en quelque sorte devant soi ! On ne se pose plus la question de Sonia dans l'Oncle Vania d'Anton Tchékhov : « Que veux-tu, il faut continuer à vivre ! »
Non seulement on continue à vivre, mais on devient professeur d'espérance !

mardi 20 juillet 2010

20 juillet 2010 : être soi


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De petits rouages, voilà ce qu‘ils étaient tous, des milliers de petites roues bien ajustées pour faire avancer la broyeuse.
(Nan Aurousseau, Le ciel sur la tête)
Oui, ces petits rouages que nous sommes tous, souvent la société cherche à nous broyer, à nous déposséder, comme on l'a vu dans mon précédent message.
Prenez par exemple, Dino Fabrizzi, le héros du film L'Italien. Cadre dans une belle société qui vend des Maserati sur la Côte d'azur, il a de bonnes chances de succéder à la direction de l'agence au directeur qui part à la retraite, il a fière allure, il mène une vie assez luxueuse, il a une petite amie à qui il aimerait passer la bague au doigt. Sauf que tout cela est bâti sur le mensonge : il ne s'appelle pas ainsi, mais Mourad Bensaoud. Quand il a vu la difficulté qu'il avait avec son nom à trouver à se loger (« au bout de quarante-cinq fois » !), il a fini par troquer son vrai nom contre un nom méditerranéen aussi, mais plus acceptable, italien. Et il a de la même manière été embauché, et a gravi les échelons. Mais il a caché tout ça non seulement à son patron et à tous les autres employés de la firme, mais également à sa famille, à qui il a fait croire qu'il travaille à Rome, et à sa petite amie, qui le presse justement de lui faire connaître ses parents italiens. Seule sa sœur est au courant, ainsi qu'un ami peintre : tous deux le poussent depuis longtemps à dire la vérité, tant il est difficile de vivre toujours sous un masque, sans se couper et sans être, au bout du compte, malheureux. Tous les week-ends, il file sur Marseille où sa mère et sa sœur viennent le chercher à l'aéroport. Or, lors d'un des ces dimanches, son père est victime d'un infarctus et hospitalisé. Le ramadan approche, on lui interdit de jeûner, il fait promettre à Mourad de faire le ramadan à sa place. « Dino », qui ne pratique plus depuis très longtemps, achète L'islam pour les nuls, se documente, va voir l'imam qui lui précise ses devoirs (ablutions, jeûne, prières, abstinence sexuelle, puisqu'il n'est pas marié). Mais est-il possible de jeûner quand on doit rencontrer ses futurs beaux-parents qui, justement, lui ont préparé un tiramisu ? Comment expliquer à sa fiancée qu'ils ne doivent plus momentanément (et un moment qui dure !) faire l'amour ? Comment faire ses prières au boulot, ne rien boire de toute la journée ? Comment participer au tournoi de football corporatif quand on n'a rien dans l'estomac et pas le droit de boire ?
Bien sûr, la vérité finira par le rattraper, et assez durement : Dino-Mourad perd son boulot, sa fiancée. Il se retrouve à crier comme Heinrich Heine : « Ô mon sosie ! Mon pâle compagnon ! » Se trouver déposséder de son identité, être dans la honte de ses origines, voilà ce que la France donne à ces immigrés qu'elle ne veut (oui, j'insiste sur « veut », c'est trop facile de dire que ce sont eux qui ne veulent pas, on ne connaît pas leur parcours du combattant pour trouver un logement, du boulot) pas intégrer.
Nous avions connu en Guadeloupe, Claire et moi, un jeune homme (enfin, trente ans environ) qui se faisait appeler François, que nous avions invité à la maison (comme une autre fois les Québécois) pour grimper à la Soufrière. Il était resté deux jours, nous avait accompagnés à la plage aussi, nous l'avions emmené aux Saintes, et là, sans doute ému par notre gentillesse, il avait craqué et, en larmes, nous avait dit qu'en fait il s'appelait Karim, qu'il était kabyle d'origine, mais que pour « s'intégrer », il avait fait changer complètement son état-civil, choisissant un prénom français et faisant franciser son nom (personnellement, je ne l'aurais pas soupçonné d'être maghrébin, il avait les yeux bleus) : tout cela était paru au Journal officiel. Sauf que ça ne changeait rien, il avait été fiancé avec une Française, mais il avait fallu à moment donné faire une fiche d'état-civil, montrer ses parents, et elle avait rompu. Ce qui nous avait bouleversés. Bien sûr, nous lui avons dit que tous les Français n'étaient pas aussi cons ! Il n'empêche, n'est-ce pas terrible de vivre dans la honte identitaire ?
Pour en revenir au film, quand elle connaît la vérité, la mère dit à Mourad (je cite de mémoire) : « Quand on est arrivés en France, on a tout de suite compris qu'il fallait se faire tout petit, marcher dans les rues en regardant par terre. La première fois que ton père m'a emmené au restaurant, il a réservé par téléphone, en donnant comme nom M. et Mme Ferrand. J'aurais préféré M. et Mme Rothschild ! », ajoute-t-elle en riant. Je repensais à ce film très intéressant (très bons acteurs, histoire pas manichéenne, mais assez subtile) en lisant chez Ludmila Oulitskaïa dans Les sujets de notre tsar le passage suivant : « Depuis l'adolescence, on fait des efforts titanesques pour assembler, pour composer son « moi » à partir de gestes, de pensées et de sentiments recueillis au hasard et empruntés à d'autres, et on a l'impression que ça y est, que l'on est presque sur le point d'acquérir la plénitude de soi-même. […] Et soudain – patatras ! Tout s'écroule. Un monceau de fragments. Pas de moi qui constitue un tout. » J'en reviens un peu à ce que j'exprimais l'autre jour : je n'en reviens pas de faire partie « des privilégiés comme moi, inconscients de la chance qu'ils avaient eue de naître là où ils étaient nés » (Jean Molla, La savonnette, in Amour en cage), sauf que personnellement j'en suis très conscient, et j'ai conscience tout particulièrement de la difficulté supplémentaire que représente la vie à l'étranger, quand on est si mal accueilli. Ne nous étonnons pas aujourd'hui que, par un juste retour de manivelle, le foulard et le vêtement « arabe » (qui peut aller jusqu'à la burqa) soient devenus la règle d'un nombre de plus en plus considérable de femmes musulmanes. C'est que justement la honte identitaire trop longtemps ravalée finit un beau jour par produire son contraire.
Regardez ce qui se passe avec l'homosexualité : certains militants parlent maintenant de « fierté homosexuelle » (alors qu'au fond il n'y a aucune fierté là-dedans, ils veulent simplement signifier que désormais ils peuvent le dire franchement, et donc avec fierté, comme François avait une certaine fierté à nous avouer ses origines). Quand on a été malheureux, brimé, opprimé pendant si longtemps, obligé de se cacher, de raser les murs, de « regarder par terre », le jour où ça explose, et ça finit toujours par exploser, on change de vêtement, on change de peau, on veut que l'identité se voit. Et la loi n'y changera rien. Les policiers n'ont-ils rien d'autre à faire que de pourchasser les femmes en burqa sur la voie publique ? Attention, je ne défends pas la burqa, qui est une exploitation de la femme par l'homme, mais j'explique son apparition. Comme le dit un des personnages de La grand-route d'August Strindberg : « Et moi, d’abord, qui ai le plus souffert, qui ai le plus souffert de la douleur de ne pouvoir être celui que je voulais ! », un beau jour, on décide d'être ce qu'on est, car c'est trop de douleur. C'est ce que fait « Dino », et il se sent soulagé quand enfin il est dans la vérité et n'a plus rien à cacher, car comme Jean-Paul Sartre (dans Les mots, Monique me dit qu'elle a une prof dans son collège qui arrive à faire lire et apprécier ce livre superbe à ses 3ème, à majorité issus de l'immigration) il peut s'écrier : « Je n‘existe plus nulle part, je suis, enfin ! je suis partout. »
Mais ça, je ne suis pas sûr que tout le monde puisse le comprendre, surtout quand on est figé dans ses certitudes de la supériorité de la civilisation occidentale, avec ses prétendus droits de l'homme universels, ce qui n'empêche nullement les Occidentaux de laisser crever tout le monde autour d'eux, d'exploiter les ressources de la planète de façon ignominieuse, d'utiliser les progrès de la science afin de faire des guerres inouïes, justement aux peuples qui ne veulent peut-être pas de notre prétendu progrès.
Comme écrit Flaubert à Louise Colet (22 novembre 1852) : « mais c'est difficile d'exprimer bien ce qu'on n'a jamais senti », en voyant ce film plein de nuances, j'ai eu l'impression que j'ai toujours senti ce genre de choses. En tout cas, il permet de mieux comprendre notre temps, de ne pas s'étonner des explosions dans les « cités », car tout le monde n'a pas la possibilité de s'inventer une double vie pour pouvoir survivre dans l'époque qui nous échoit. Difficile de voir clair en soi, de trouver les mots, la pensée justes, de prendre le temps de changer (car après tout nous aussi nous avons dû changer et nous adapter à un milieu qui n'était plus celui du prolétariat de notre enfance, de trouver une place dans cette classe « moyenne », comme on dit aujourd'hui, ce qu'analyse fort bien Annie Ernaux dans ses livres), d'oublier le passé. Tout cela ne doit pas se faire au prix de la dépossession de soi !





vendredi 16 juillet 2010

16 juillet 2010 : Les dépossédés

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Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors des carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des tropiques.
(Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit)

Je sors de chez moi. Devant le marchand de journaux, ou devant le supermarché, je trouve régulièrement une ou plusieurs de ces personnes qui mendient, certaines en provenance des pays de l'est, mais d'autres bien françaises. Ce phénomène, que je croyais disparu dans les années 70 (on ne voyait guère que quelques clochards, et les bidonvilles semblaient s'être volatilisés, il faut croire que la misère ne faisait que se terrer), s'est amplifié depuis une quinzaine d'années, fruit amer du libéralisme et du développement modernes.
Peu d'écrivains se sont penchés sur ce phénomène. Il y eut autrefois Jack London, avec Le Peuple de l'abîme (récemment réédité sous le titre Le peuple d'en bas chez Phébus), plongée stupéfiante dans les bas-fonds de Londres en 1902, terrifiante description des bouges, de la prostitution, de l'exploitation des enfants, livre que je recommande évidemment, particulièrement à ceux qui détournent les yeux chaque fois qu'ils passent devant un SDF, en faisant semblant de ne pas le voir, comme s'il était transparent. Plus près de nous, George Orwell a fait part de son expérience personnelle de miséreux : Dans la dèche à Paris et à Londres (disponible dans la collection de poche 10/18) raconte ses errances de chômeur et de clochard à la fin des années 20, c'est tout aussi extraordinaire de véracité dans le tableau de la misère, de la crasse, de la faim, des cafards, et une ahurissante description du travail quand il y en a ! Et encore, conclut-il : « j'ai conscience d'avoir tout au plus soulevé un coin du voile dont se couvre la misère. » Dans les années 30, il y eut aux Etats-unis le splendide Louons maintenant les grands hommes (dernière édition chez Plon en 2002), le reportage de James Agee (accompagné d'un photographe) sur les métayers pauvres de l'Alabama, et dans le domaine romanesque la grande fresque de Steinbeck, Les raisins de la colère. Tous ces livres sont passionnants.
Et voici que, sur les conseils de Gilles, et en profitant d'un passage chez ses parents, j'ai déniché dans sa bibliothèque le document de Robert Mc Liam Wilson, Les dépossédés (Points Seuil 2007), reportage d'un style assez voisin de celui d'Agee sur les exclus de Londres, Glasgow et Belfast au début des années 90. Le livre, mêlant textes et photos, relate le reportage que McLiam Wilson a effectué au cœur des quartiers pauvres de ces trois villes, accompagné d'un très jeune photographe, Donovan Wylie. McLiam Wilson prouve que la pauvreté s’aggrave et s’est considérablement développée avec le thatchérisme. Cette plongée dans l'enfer de la pauvreté a profondément affecté l'auteur, au point qu'il a dû laisser le photographe seul à Glasgow. À peu de choses près, nous sommes en effet dans l'Angleterre de Dickens ou dans celle de Jack London.
Tant pis pour ceux que ça hérisse (« Nous avons, semble-t-il, un talent fou pour trouver supportables les souffrances des autres », nous rappelle l'auteur), mais on ne rencontre ici que le chômage (ou des emplois très mal payés), des taudis, des violences dues au fait que ce n'est pas parce qu'on est vers le bas qu'on ne peut quand même pas essayer de dominer (violences des hommes sur les femmes : c'est dans ces cas-là qu'on voit le plus clairement que « l‘un des signes les plus éloquents de la personnalité d‘un homme, c‘est la manière dont il traite sa femme », des Protestants sur les Catholiques ou vice versa), les difficultés nombreuses dues à l'alimentation médiocre, aux dettes, au manque de soins, au manque de tout. La pauvreté se développe en particulier dans les franges inférieures de la classe moyenne, les sans-abri ne sont que la partie émergée et voyante d'un immense iceberg.
Et cependant, aucun misérabilisme, un constat simplement : bien entendu, d'aucuns trouveront ici (surtout ceux qui ferment les yeux) du parti pris (notamment dans la condamnation du thatchérisme), peut-être du manichéisme. Je dirais que c'est un livre militant (et nous en manquons cruellement aujourd'hui) qui nous fait rencontrer de l'intérieur des écorchés, des échoués, des indigents (ceux que nous a montrés au cinéma Ken Loach), des exclus du modèle libéral. Ouvrons les yeux, la réalité est manichéenne, tout simplement. D'ailleurs, l'auteur ne cache pas que, malgré les malheurs, il y a aussi des bribes de bonheur, notamment grâce aux enfants, pour lesquels ces pauvres gens espèrent malgré tout (si on ne les leur enlève pas) une vie meilleure dans le futur. Grâce à une certaine chaleur dans les relations humaines, aussi : « Assis dans la cuisine ou le salon de parfaits inconnus, je ne pouvais m’empêcher de penser que je n’aurais sans doute pas été reçu avec cette chaleur et cette disponibilité dans les banlieues cossues. » Et pourtant, comment vivre pendant ces longues journées sans emploi, vides et sans espoir ?
L'auteur vient des quartiers pauvres de Belfast. Il sait donc de quoi il parle, il sait regarder les ravages perpétrés par les années Thatcher. Qu'il s'agisse des femmes (très beau portrait de Gabrielle, qui tente vainement de s'en sortir), des blacks (sublime Henry, qui cumule le fait d'être noir et pédé !), des Catholiques de Belfast (les Protestants pauvres s'estiment supérieurs !), de l'éducation, du logement, du travail à temps partiel ou plein, du mensonge (avec cette excuse que l'auteur trouve aux dépossédés : « Nous mentons sur les détails de nos existences que nous trouvons inacceptables »), de la fraude (mais comment faire autrement pour s'en sortir : si on trouve du travail au noir, mieux vaut ne pas le signaler pour ne pas perdre les maigres allocations, les fraudeurs sont qualifiés par l'auteur de « voyous innocents »), des centres d'accueil pour les sans abri, du harcèlement policier (« La police, quand elle est confrontée à un problème qu‘elle ne sait pas résoudre - un problème politique - trouve comme seule échappatoire le harcèlement continu d’un certain groupe humain »), McLiam Wilson montre à l’œuvre un processus de décomposition, qui le met au désespoir, tant il est saisi d'empathie pour ces personnes en souffrance. C'est pourquoi, après Londres, il ne peut affronter Glasgow. Laissant le photographe seul, à la fois furieux et décomplexé : « Je vois mieux et je montre mieux les choses sans ses angoisses d’écrivain qui me brouillent la vue. » Les images en noir et blanc montrent souvent des corps comme déstructurés devant des logements ou des paysages qui semblent en attente.
Et, mine de rien, l'auteur nous met le nez droit sur nos mauvaises idées : ainsi les remarques que l'on fait souvent, nous « gens bien », du genre « s’ils sont tellement pauvres, comment se fait-il qu’ils aient la télévision ? Comment peuvent-ils se payer le luxe de fumer ? » Ou de jouer. « Le jeu constitue une autre incarnation du fantasme d‘une prospérité improbable. Pour un individu qui dispose de peu d’argent, les jeux de hasard sont les séduisants miroirs aux alouettes d’espoirs tristement impossibles. » Là aussi, au bureau de tabac-journaux voisin, je suis saisi d'effroi devant les sommes colossales dépensées dans tous les systèmes de jeux : lotos divers, grattages, visiblement de la part de gens qui n'ont pas grand-chose. Mais, nous dit l'auteur, « Tenter sa chance au jeu quand on est pauvre relève du suicide pur et simple. Sa séduction se trouve tout entière dans le leurre flou de gains mirifiques. Mais ces gains mirifiques dépendent de mises tout aussi mirifiques. »
L'auteur nous engage non seulement à regarder ces dépossédés, mais à ne pas nous sentir différents d'eux : « …ça me ferait mal de penser que je suis différent d‘eux. Je pourrais très facilement me retrouver dans la même situation. Nous pourrions tous très facilement nous retrouver dans leur situation. Il est bon de garder cette pensée présente à l‘esprit. » Eh oui, il suffit de peu de chose pour chuter, pour sombrer : un licenciement (chose courante aujourd'hui), l'impossibilité de trouver un travail (n'est-ce pas, Henry ?) et un logement décent (chose tout aussi courante), un divorce, un accident du travail, une maladie, l'impossibilité de remplir (et de les comprendre) les papiers nécessaires pour percevoir les allocations minimales, et l'argent manque, les dettes s'accumulent. Oui, il suffit de peu de chose, et alors « …il arrive un moment où l‘on se retourne pour regarder son existence, et on découvre qu‘on n‘a aucun engagement avec personne, aucun lien humain, et qu‘on est tout seul. On est vraiment tout seul. »
Voici donc une fois de plus un livre exceptionnel, un livre engagé, un livre vrai. Et qui nous rappelle notre responsabilité : ne laissons pas le libéralisme aveugle nous étouffer ! Car, depuis Céline, la pourriture de nos frères dominants ne se limite pas aux Tropiques, elle a pignon sur rue chez nous. Elle a pour noms marchés, actionnaires, propriétaires, financiers, banquiers, industriels, hommes politiques, marchands d'armes, de drogues licites (tabac, alcool, jeux, pharmacie) ou illicites, et tous les valets à leur solde, policiers, militaires, marchands de soupe télévisuelle (je vous laisse en rajouter). Si on continue à se laisser dominer par ces gens-là, la pauvreté, je devrais dire la misère, qui s'est notoirement aggravée, a encore de beaux jours devant elle.

jeudi 15 juillet 2010

15 juillet 2010 : éloge du vagabondage

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Écrire ! Verser avec rage toute la sincérité de soi sur le papier tentateur, si vite, si vite que parfois la main lutte et renâcle, surmenée par le dieu impatient qui la guide…
(Colette, La vagabonde)
Au cours de mes vagabondages actuels, il fallait bien que, après La société des vagabonds, du Suédois Harry Martinson, je tombe sur La vagabonde, roman d'un de mes auteurs préférés, la grande Colette, dont j'avais déjà lu, avec Claire, à l'automne 2008, à Noirmoutier, les délicieuses notes, moins romancées, de l'Envers du music-hall.
Après l'échec de son mariage, la narratrice et héroïne, Renée Néré, se lance comme artiste de music-hall, dont on trouve ici une évocation minutieuse et malicieuse dans les cafés-concerts de Paris et de province. Elle y joue la pantomime avec Brague, et côtoie des chanteurs et chanteuses, des acrobates, des dresseurs d'animaux. Elle décrit une tournée provinciale exténuante, les trains, les chambres d'hôtel miteuses, les spectacles, et nous plonge dans une solidarité de camarades, « orgueilleusement résignés à leur sort de vagabonds », pour qui « comme le repos et la sécurité, la tendresse est [...] un luxe inaccessible… »

Renée a décidé de devenir la «vagabonde», libre saltimbanque, dans une sorte de retrait sentimental (à noter le roman précédent intitulé La retraite sentimentale) : « Rien. Non, rien ne me retient ici, - ni ailleurs. Aucun cher visage ne surgira du brouillard, comme une fleur claire émerge de l‘eau obscure, pour prier tendrement : - Ne t‘en vas pas ! »
Pourtant, elle a la nostalgie de la sécurité d'un foyer et de l'amour, et se laisse prendre par la cour admirative de Maxime Dufferein-Chautel, le « grand serin », un riche bourgeois oisif, qui l'a vu à l'Empire-Clichy à Paris, et est fort amoureux d'elle. Mais, déçue par sa précédente expérience conjugale, qui fut un enfer (un mari volage, « l'homme que jamais aucune femme n'a plaqué », disait-il de lui-même, et qui ne pensait qu'à l'argent), Renée connaît trop les aveuglements de l'amour et ne se laisse pas prendre si facilement : « Que sais-je de l‘homme que j‘aime et qui me veut ? Lorsque nous nous serons relevés d‘une courte étreinte, ou même d‘une longue nuit, il faudra commencer à vivre l‘un près de l‘autre l‘un par l‘autre. Il cachera courageusement les premières déconvenues qui lui viendront de moi, et je tairai les miennes, par orgueil, par pudeur, par pitié, et surtout parce que je les aurai attendues, redoutées, parce que je les reconnaîtrai… » Ayant déjà vécu, Renée sait combien la volupté n'est qu'une faible partie de l'amour : « La volupté tient, dans le désert illimité de l‘amour, une ardente et très petite place, si embrasée qu‘on ne voit d‘abord qu‘elle… » Oui, mais après ?
Et surtout, elle craint de perdre sa liberté, en particulier avec un homme si amoureux : « Et qu‘attend-il présentement ? Que je tombe dans ses bras ? Rien n‘étonne un homme épris. » D'ailleurs, ne pense-t-elle pas de lui : « Il ne me veut aucun bien, cet homme-là, - mais il me veut. » Pas mal vu, n'est-ce pas, messieurs ? Et puis, elle a déjà trente-trois ans, elle insiste beaucoup là-dessus : « Peur de vieillir, d'être trahie, de souffrir... »
Et, la tournée terminée, loin de décider de rentrer à Paris pour vivre cet amour, elle rompt avec Maxime : « Cher intrus, que j‘ai voulu aimer, je t‘épargne. Je te laisse ta seule chance de grandir à mes yeux : je m‘éloigne. […] Je t‘abandonne, et, grâce à moi, tu vas peut-être t‘augmenter de ce qui te manque. » Et elle choisit, au moins momentanément la solitude, qu'elle connaît tellement bien : « il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d‘autres jours où c‘est un tonique amer, et d‘autres jours où c‘est un poison qui vous jette la tête aux murs. » Bien sûr, elle sait ce qu'elle risque, et se laisse parfois aller à un soupçon de regret : « Je ne suis ni meilleure, ni pire que tout le monde, et il y a des heures où j‘aimerais défendre aux autres de s‘amuser quand je m‘embête… » Comme tout cela sonne juste !
J'ai été une nouvelle fois enthousiasmé par Colette, qui relate ici, mais sous forme de roman (il y a une vraie transposition, et ça n'a rien à voir avec nos autofictions d'aujourd'hui), son expérience du music-hall qui a succédé à son divorce d'avec Willy en 1906 : il fallait bien qu'elle gagne sa vie ! Elle crée des personnages ressemblants probablement à ceux qu'elle a connus, mais qui sont réinventés.
La narratrice, débarrassée de l'échec du mariage, ne succombe pas aux conseils insidieux : « Ou bien vous me conseillez un amant, par hygiène, comme un dépuratif ? Pourquoi faire ? Je me porte bien, et Dieu merci ! Je n‘aime pas, je n‘aime pas, je n‘aimerai plus personne, personne, personne ! » Et, ainsi, elle ne ressasse plus ce qui fut un échec, et se contente avec son « grand serin » d'un amour de transition : elle sait que ce dernier la force à se « rappeler, trop souvent, que le désir existe, demi-dieu impérieux, faune lâché qui gambade autour de l‘amour, et n‘obéit point à l‘amour… » Et, en fin de compte, voici ce qu'elle dit : « À force d‘hésiter, je choisis le silence. » Et ce n'est pas si difficile, au fond, c'est la simple continuation de la vie : «L‘isolement, oui. Je m‘en effrayai, comme d‘un remède qui peut tuer. Et puis je découvris que... je ne faisais que continuer à vivre seule. » Comme elle était seule dans le mariage ! Et puis, ça ne l'empêche pas de rêver : « Rien ne mène - je le sais - à l’amour. C‘est lui qui se jette en travers de votre route. »
C'est curieux. Parce que je me suis mis à lire ce roman de Colette, découvert dans la bibliothèque de ma sœur, sitôt après avoir vu le film de Mathieu Amalric, Tournée, très proche par le fond et même par la forme, vagabond récit d'une tournée. Il s'agit en effet d'une tournée d'artistes assez kitsch, des stripteaseuses “new burlesque”, qui ressemblent assez aux collègues de Renée Néré, et mènent une vie décousue, à la fois belle, sale et laide, mais toujours sincère et solidaire. Et ces pauvres stripteaseuses sont bien comme la vagabonde et peuvent dire comme elle : « Me voilà donc, telle que je suis ! Seule, seule, et pour la nuit entière sans doute. »


Un film qui m'a conquis, malgré quelques maladresses et longueurs, ces dernières ne faisant que refléter probablement l'épaisseur du temps quand on n'est pas chez soi. Au fond, le cyclo-lecteur ne connaît-il pas lui aussi son genre de tournée ? Ne fait-il pas connaissance d'une certaine solitude, qu'il doit apprivoiser ? Bien sûr, il trouve une autre solidarité que celle de ces artistes, puisqu'il est seul ! C'est celle qui lui est offerte par les hôtes qui l'hébergent. Mais, comme Renée Néré, il lui arrive souvent de se dire : « - T‘es bien dans la lune, dis donc ? »