jeudi 22 juillet 2010

22 juillet 2010 : étranges "étrangers"

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Le jour annonce la nuit – éveille-toi.
(Adonis, Tombeau pour New York)
À propos d'étrangers , il y en a de plus étranges que ceux catalogués comme tels : immigrés venant d'un autre pays.
Pour prendre quelques exemples, voyez les gens du voyage : roms, gitans, manouches, bohémiens, tziganes, zingaros, romanichels, sous tant de dénominations plus ou moins normatives ou moqueuses, la plupart d'entre eux sont français depuis cinq ou six siècles (rappel fait à la radio ce midi), et néanmoins, on les considère toujours avec suspicion (à ce sujet, revoyons l'excellent film de Tony Gatlif, Liberté, sorti cette année) ; la police, qui n'est plus à une bavure près depuis qu'on lui donne tous les droits, ne s'embarrasse plus maintenant de considérations philosophiques à leur sujet (pas plus qu'aux heureux temps de Vichy comme dans le film) et tire dessus sans sommation. Pourquoi croirait-on la version policière, ces gens-là ont toujours raison, même quand ils ont tort, et d'autre part, admettons qu'il y ait eu sommation, l'entend-on dans une voiture qui roule à vive allure, avec le bruit du moteur ? Avez-vous remarqué comment, à chaque fois que le gouvernement est en difficulté (affaire Woerth-Bettencourt en ce moment, loi scélérate sur les retraites), il se débrouille pour « monter » (de toutes pièces ?) une opération commando dans les cités ou chez les gens différents, qui se termine très mal (soi-disant bavure policière, suivie inévitablement d'émeutes), à la suite de quoi on nous ressort la rebattue question de la sécurité, et hop ! on ne reparle plus des affaires, le tour est joué !
Parme ces étranges « étrangers », il y a Daniel, le héros du beau film espagnol Yo, también. Il est trisomique. Mais sa mère, qui voulait tant un enfant normal, a tout fait pour qu'il le soit (« après ta naissance, j'ai pleuré pendant une semaine », lui avoue-t-elle), elle l'a vraiment éduqué, lui a beaucoup parlé dans son enfance, l'a accompagné dans sa scolarité (« elle s'est battue pour que je sois admis dans une vraie école »), en a fait un diplômé qui finit par dégotter un emploi. Dans un centre social, sans doute, mais c'est mieux que dans un centre d'emplois réservés aux handicapés. Au moins, ses collègues sont tous « normaux ». Mais « ça sert à quoi d'être normal ? » lit-on sur l'affiche du film. Daniel, lucide, intelligent, ayant le sens de la répartie, étonne ses collègues. Mais pourtant, malgré la vie rangée qu'il mène sous la houlette de parents très attentionnés, il lui manque quelque chose. Quoi ? L'amour ! L'affection d'une personne qui vous aime sans y être obligée (comme le sont les parents et son frère), et qui l'aime pour ce qu'il est, un être humain. Il tombe amoureux d'une collègue de bureau, Laura. Laura, de son côté, est une mal-aimée. Elle a quitté définitivement sa famille (nous devinons peu à peu qu'elle a été violée par son père), et mène une vie dissolue, ne s'attachant à personne : « Je suis incapable d'aimer », dit-elle à Daniel, concluant par « J'ai couché avec beaucoup d'hommes, mais je n'ai jamais fait l'amour. » Pas vu beaucoup de films où on entend ce distinguo, évidemment essentiel ! Et pourtant, elle va s'attacher à ce drôle de petit bonhomme, tout en restant réticente à franchir le pas. Je ne raconte pas la fin de ce film étonnant, que je vous recommande fortement. On est au cœur de la question de l'identité, là aussi. Et ici pas de pitié superflue, pas de niaiserie : en parallèle, on suit l'idylle de Pedro et Luisa, deux trisomiques, et c'est touchant, sans mièvrerie, car plein d'humour. Pedro et Luisa se sont rencontrés dans un cours de danse « réservé » aux trisomiques, dans lequel la prof est très humaine, comme on devrait toujours l'être : rappelons-nous ce personnage de Jørn Riel dans Le naufrage de la Vesle Mari et autres racontars, à propos duquel il est dit : « Ici, personne ne se marrait parce qu’on ne comprenait pas tout immédiatement… » Eh oui, c'est si facile, et si cruel aussi, de railler.
Le film laisse Daniel se moquer de lui-même ; ainsi quand il est en boite de nuit avec Laura, il lui dit : « tu es la princesse et moi le crapaud », à quoi Laura après un baiser sur le front lui répond : « je t'ai transformé en prince ! » Le film est sans complaisance non plus à l'égard du regard extérieur. Ainsi celui des collègues de bureau (hommes et femmes) est dévoilé sans ménagements. L'actrice principale, déjà vue chez Almodovar, est formidable. Mais les trisomiques sur qui repose le film le sont aussi. Nous sommes tous des mongoliens, se prend-on à penser après le film. À condition de l'avoir vu ! J'étais hier le seul spectateur dans une salle de 148 places ! Pendant ce temps des conneries comme Shrek 4 ou Twilight 3 faisaient le plein. « Et tu sais comment sont les gens dans ces cas-là, ils prennent leurs distances. Soudain absorbés par de nouvelles urgences, ils fuient. Certainement une peur archaïque de la contagion » (Christel Delcamp, L’homme qui mesurait sept chaussettes et demie). C'est vrai, c'est contagieux, le mongolisme... Comme la maladie. La connerie aussi.
Et, parmi les étranges « étrangers », il y a, puisque je viens de citer la contagion, les sidéens. Au centre du beau roman de Marie-Sophie Vermot, Mais il part... Justement, le héros, Saul, un lycéen de seize ans, pour se faire l'argent de poche nécessaire à l'acquisition de la guitare électrique de ses rêves, accepte de promener la chienne de Kyle, qu'il a sauvée un jour où elle allait se faire écraser en traversant la rue. Or, Kyle est sidéen. Saul découvre que Kyle, dont l'ami José est mort du sida deux auparavant, est bien seul, totalement abandonné par son père Jude depuis qu'il lui a annoncé qu'il préférait les garçons (Jude a rayé le mot « homosexuel » de son vocabulaire). Et d'une certaine façon, Kyle pourrait dire comme l'héroïne de Anne-Marie Garat, dans Les mal famées : « Il m‘a paru que nous étions seules au monde. Nous l‘étions bel et bien, elle arrivée de ses cinquante ans de solitude, et moi de mes dix-huit ans d‘orphelinat à domicile. » Kyle est isolé par sa maladie, Saul par son adolescence difficile.
Ce job est donc pour lui l'occasion de prendre un peu le large, de s'éloigner de parents un tantinet trop stricts, qui ne pensent que baccalauréat, diplômes, révisions, alors que le jeune homme ne rêve que musique (mais il n'a rien dit à ses parents de ses envies) et a pour seul objectif de « faire partie de l'existence, tout simplement », comme il le dit à ses parents. Bien entendu, il leur a caché la réalité de la maladie de Kyle, qui, quand ils l'apprennent, lui interdisent de continuer à fréquenter le malade. Le jeune homme va alors trouver la force de se rebeller (il pourrait dire comme le voyou du poème d'Essénine, « J‘ai aujourd‘hui très envie / De pisser par la fenêtre sur la lune »), soutenu d'ailleurs par son grand-père. Kyle, cet homme décharné, ne marche plus qu'avec des béquilles. Et peu à peu, il entre dans la phase terminale de son sida. Sa nièce Bettina vient s'occuper de lui et se lie d'amitié avec Saul. La mère de Bettina, sœur de Kyle, arrive à lui faire accepter l'hospitalisation pour sa fin de vie, à le placer à l'hôpital, et ça m'a mis les larmes aux yeux, pensant à Claire et à ce qu'écrivait Christian Bobin (La folle allure) : « J‘ai seulement pensé que le mot placement était un drôle de mot - le même pour les gens et pour les sous. » Cette rencontre, cette maladie, c'est l'occasion pour Saul de mûrir et de se rendre compte qu'un « morceau de son adolescence venait de s'achever. Une période pour ainsi dire révolue, au cours de laquelle il était passé de la révolte à l'apprentissage de soi. À présent, sa vie commençait », telle est la conclusion de ce roman délicat, tout en nuances.
On le voit, en ce moment, je suis en plein dans ce problème des « étrangers » que sont aussi les vieux (tout aussi solitaires, abandonnés), les handicapés, et tous ceux qui cumulent ces diverses étrangetés. Quand je vois comment on les traite, je vois à l'œuvre ces « certains germes d‘inhumanité qui, dans notre société, sont pour ainsi dire plantés à la racine même du mérite supérieur », que stigmatise George Steiner dans son livre Lectures.
C'est le moment de relire Rousseau (Émile ou de l’éducation) : « Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courtisans, ni riches ; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce ; enfin, tous sont condamnés à la mort ». Ou, plus modestement lisons Jean-Noël Blanc qui fait dire à l'entraîneur de son poulain (cycliste) : « On cherche des mecs dans ton genre, des gars qui ont faim, parce que moi, tu sais, les gars qui ont la classe naturelle mais qui n’ont pas faim, ça m’intéresse pas. » Et, je l'avoue tout net, les gens qui n'ont pas faim, qui ne savent pas ce que c'est que la faim (dans tous les sens du terme, de nourriture, de justice, d'égalité, d'affection, complétez-vous-mêmes), ceux-là n'ont pas besoin de moi.
Et terminons sur un poème donné dans son intégralité :
Homme
Ne décline pas de nom
Pedigree
Et curriculum vitae
Ton pays
Ta race
Tes convictions
Tes goûts et tes malheurs
Si tu oses me dire
Que tu es homme
Viens t'asseoir
Près de mon cœur
Tout à droite
(Malik Fall, Reliefs)

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