mardi 24 août 2010

24 août 2010: : ode à la lecture et à l'amitié



Il y a des froids contre lesquels une maison chauffée ne protège pas.
(Nicolas Bokov, Dans la rue, à Paris)

Pourquoi lit-on ? Après tout, des tas de gens ne lisent pas, soit qu'ils ne savent pas du tout (analphabètes), qu'ils ont mal appris (illettrés), ou que ça ne les intéresse plus depuis qu'ils ont quitté l'école. Par lire, j'entends bien entendu lire de la littérature, poésie, conte, nouvelle, roman, théâtre, essai, car on a bien d'autres choses à lire, souvent uniquement informatives : depuis les notices d'emploi des appareils ménagers ou techniques jusqu'aux panneaux indicateurs sur les routes, en passant par la publicité, les titres de journaux, les petites annonces, les graffitis, les notices de médicaments, etc.
Mais enfin, nous sommes des lecteurs et, si j'en juge par celles et ceux qui ont fait un stage d'une semaine avec moi, nous sommes des plus-que-lecteurs, car nous ne lisons pas seulement pour nous réchauffer nous-mêmes contre les froidures et réparer les cassures de la vie, mais aussi pour réchauffer un peu les autres, pas seulement pour nous apporter à nous-mêmes l'aide salutaire des écrivains, mais pour essayer de partager avec d'autres cette aide, si précieuse pour adoucir nos petites misères physiques ou morales. Eh oui, il faut les voir apparaître, les sourires sur ces vieillards reclus dans les maisons de retraite, pourvus sans doute de toit et de nourriture, mais dépouillés de tant d'autres choses, dénudés, écorchés par les corps ou les esprits abîmés par l'approche de la mort ; ou bien dans les lectures en prison, il faut voir se dérenfrogner les détenus par notre seule présence, notre voix porteuse de textes, de la respiration du grand large, du souffle de l'extérieur, du vent de la liberté, peut-être aussi de la soif de connaître et de comprendre ; devant l'enfant, c'est la chaude voix nourrissante, une autre forme de sein qui donne à boire le nectar produit par l'humanité. Mais qui ne sait que pour le grand public aussi, accablé de splendeur et d'ennui par la civilisation actuelle, hanter les faubourgs de la littérature par la grâce de la lecture à voix haute, c'est marcher parmi les hommes d'un tout autre pas, c'est devenir ce que nous sommes, des arbres et des fruits surgis des racines des écrivains, c'est n'être plus captifs de nous-mêmes !
Aussi, Andréa, Christine, Frédéric, Jean-Pierre, Martine, Pierre, mes amis stagiaires, et toi, Marc, lecteur-marcheur comme tu aimes à t'intituler, et qui nous a obligés à nous transcender par la force de ton talent et qui a chargé chaque instant de bienveillance, je tenais à vous rendre ici hommage.
« La vie, c'est de traiter futilement son propre bonheur / Et de repousser l'instant unique, / La vie, c'est de se croire faible et de ne pas oser », écrivait la Finlandaise Edith Södergran dans son poème La vie. Oserais-je dire qu'ici pendant une semaine tellement dense qu'on avait l'impression, Martine et moi, d'être là depuis deux mois, et deux mois enchanteurs nous avons créé des instants uniques, nous avons pris au sérieux le bonheur, nous avons osé ? Oui, j'ose !
Nous avons témoigné pour l'avenir, dans un monde qui se complaît dans un présent sans âme. Nous savons maintenant qu'une phrase, comme une feuille, peut être légère, que la forme des textes a un parfum tenace, que l'on peut vaincre le silence et les ombres, que l'on peut s'enfoncer dans le mystère et dans le rêve, qu'il y a des raisons d'être, qu'on peut encore aimer notre « vieux corps abîmé », et continuer à se sentir bien partout, qu'on n'est pas obligé d'occuper « la niche que déjà les autres vous assignent » ni d'accepter « les barbotages timorés […] dans l'eau peu profonde du rivage », qu'on peut dénouer lentement le « nœud que les années, l'habitude et l'ennui avaient serré », qu'on peut être la terre et l'eau, l'air et le feu, que la magie de la littérature complète celle des paysages, de la lumière, de l'amour et de l'amitié.
Je vous souhaite, amis d'une semaine, même si on ne se revoit pas (mais j'espère bien vous revoir et, pour commencer, faire venir Marc à Poitiers un jour), de continuer à chanter le balancement des phrases, à faire gronder les mots, à trouver votre respiration dans ces partages littéraires, à apprécier le silence des arbres et l'éclaboussement de la poussière, à rechercher l'envol des nuages et le coulis du fleuve, à ensemencer vos nuits d'étoiles à germer dans l'esprit de vos futurs auditeurs, à redonner du sens à la déambulation du monde.
Bien sûr, nous sommes tous dans la salle d'attente, devant une route qui se rétrécit un peu plus chaque jour. Comme la feuille d'automne, nous pouvons disparaître. Mais le printemps reverdit et, comme chante Neruda, « nul n'arrêtera le fleuve de l'aurore. » En lisant, et en lisant pour les autres, je suis sûr que nous créons le printemps, et à chaque fois des aurores nouvelles.
Merci, amis.


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