vendredi 17 septembre 2010

17 septembre 2010 : Harlem, d'Eddy Harris



la beauté existe dans ces rues, quelque part, et la seule manière de la voir, c'est peut-être de la chercher ; peut-être, encore plus simplement, de la créer.
(Eddy L. Harris, Harlem)


Je voudrais revenir sur l'incident d'hier, trouver une explication, et me servir pour cela d'une analyse du livre d'Eddy Harris, Harlem, que je viens d'achever. Un livre prodigieux, qui a eu le Prix du livre en Poitou-Charentes en 2008, prix mille fois mérité, ce qui n'est pas toujours le cas (je ne devrais pas dire ça, moi qui viens d'en obtenir un pour mes poèmes à Bergerac ! Mon excuse est que je ne suis pas sûr de l'avoir mérité !). Un de ces livres comme il en est peu, qui vous permet de mieux comprendre le monde, car, attention, si Eddy Harris parle de Harlem et du problème des Noirs aux USA, on peut aisément extrapoler sur la France et son problème des banlieues, voire son problème des SDF, sans parler des roms...
« Il y a dans leurs yeux un regard qui le dit, un regard qui dit que l'espoir est presque perdu. C'est l'expression de la résignation et de la démission. Le regard qui dit : C'est comme ça. C'est le regard de honte et de déception, honte de l'humanité si le présent est ainsi et l'avenir aussi. » En ces quelques lignes, Eddy nous plonge en direct dans Harlem, ce no man's land des dépossédés que sont ses habitants, qui n'y demeurent que faute de pouvoir habiter ailleurs, résignés, déçus, honteux, parce qu'ils vivent dans ce présent fait d'injustice et d'impossibilité de réussir. Un des personnages que le narrateur rencontre, Eliot, lui dit : « Nous, on n'avait qu'un seul espoir. D'être traité équitablement. Nous, on voulait juste avoir une vraie chance de réussir sans bâton dans les roues. Mais à chaque fois, mec, ils ont refermé la porte par où on essayait d'entrer. Et leur promesse que la patience triompherait, que demain serait meilleur qu'aujourd'hui ? Bordel, ils ont rompu cette promesse encore et encore. Le rêve transmis d'une génération à l'autre ne s'est pas réalisé. La vie n'est pas devenue meilleure, ni même restée pareille ; non, c'est devenu pire. L'espoir a été étouffé et soufflé, ici, dans les rues de Harlem. Toute trace d'espoir s'est effacée. » Tout est dit, il n'y a plus d'espoir. « Quand vous assimilez le présent au futur, quand le cœur vous souffle que c'est comme ça et pas autrement, que c'est comme ça que les choses sont et continueront d'être, alors, à quoi cela sert-il de lutter ? À quoi cela sert-il d'essayer ? Les jeux sont faits... »
Le narrateur (Eddy Harris) revient à Harlem pour y passer un certain temps, retrouver la ville de ses parents, qui sont partis ailleurs, comme lui. Il a eu la chance de faire des études supérieures et de quitter le ghetto. « Revenir chez soi après une longue absence, c'est sentir le poids de son histoire, le temps du poids enfui et des hiers qu'on a manqués. » Mais il veut savoir ce que ça fait d'habiter Harlem aujourd'hui. Et c'est en apercevant de sa fenêtre un homme qui tabasse une femme qu'il prend conscience aussi bien de sa profonde « négritude » que de sa capacité à réagir. Il sait qu'il n'est pas là simplement en observateur, ni seulement en personne destinée à rester quelque temps pour témoigner. « Mille fois je me suis demandé ce que je fais ici, si je n'essaie pas un peu de temps à autre de sauver le monde, mais j'espère bien que non, grands dieux. » Et, d'apercevoir cette scène de violence sous ses yeux, lui rappelle une scène de son enfance, encore plus violente, surtout pour un enfant.
Il comprend aussitôt que l'homme, un Noir, exige par ses coups « la soumission qu'on avait exigée de lui. Pour montrer à cette femme, et à lui-même, que là, dans ces recoins sombres, c'était lui le maître et qu'il avait un peu de pouvoir sur sa vie et celle d'autrui. » Car, dans cette jungle hostile, assimilable à une prison (un autre personnage, Wilma, un peu moins désespérée qu'Eliot, dit : « Mais c'est une prison ici, bon Dieu. C'est vraiment une prison ! Une prison de l'esprit, une prison de l'âme. Et on est tous coincés dedans, ensemble. »), il faut sans cesse montrer qu'on a une parcelle de pouvoir. Wilma connaît bien la ville, cette ville des Noirs, où on se sent enfin chez soi, entre soi, mais où il faut surveiller les enfants dans la rue (ce qu'elle fait) pour empêcher qu'ils ne tombent très vite : « Les plus démunis, les plus malheureux, ceux qui en ont le plus besoin, eh bien, personne ne s'en occupe et personne ne prend garde à eux. Et c'est ceux-là qu'on risque de perdre le plus facilement. Si tu ne fais pas attention à ces petits, ils ne mettront pas longtemps à ne plus faire attention non plus. Et quand ils se mettent à se ficher de tout ce qui leur arrive, ils finissent par ne plus rien avoir à faire de toi, et c'est vite arrivé qu'ils n'ont plus rien à faire du tout de quoi que ce soit », dit-elle. Et, pour enfoncer le clou, quel espoir pour ces enfants ? Le narrateur explose : « Nous ne souhaitons pas voir, pour la plupart, que l'espèce d'inégalité et d'étiolement existant ici à Harlem, et partout où règnent l'affliction et la difficulté, ne survient pas du jour au lendemain. Ce genre de désespoir prend des générations à se former. Les enfants qui y naissent héritent de bien plus que leur condition : ils héritent d'un mode de vie, d'une façon de vivre, d'une façon d'être. » Comparons avec nos banlieues, le problème est le même.
Le narrateur saisit très vite, en discutant avec l'un, avec l'autre (certains se faisant d'ailleurs trucider peu après leur rencontre), que « c'est étonnant les choses auxquelles on s'habitue en se forçant un peu. Encore plus étonnant ce à quoi nous nous habituons si nous nous permettons un seul instant d'auto-satisfaction. » Et cette violence omniprésente, qui fait paniquer les rares Blancs qui ont oublié de descendre à la dernière station avant Harlem, les oblige à descendre en catastrophe et à prendre le premier métro en sens inverse, les yeux figés et apeurés, c'est la violence du ghetto. Celle qui commence par le délabrement de l'habitat, pourtant loué fort cher. Je reçois ce jour Grandir, le magazine du Mouvement pour les villages d'enfants (à qui j'apporte mon obole), et j'y lis : « Plus un lieu est dégradé, moins on le respecte et moins on se sent respecté d'en être les habitants. » Eddy Harris ne dit pas autre chose, et tant que nos illustres chefs n'auront pas compris ça, que tout le monde a besoin de beauté et de lumière, même les plus petits d'entre nous, nous continuerons à vivre dans un monde médiocre.
Cette violence est marquée principlement par les trafics divers et variés, parce qu'il n'y a pas de travail. Un autre personnage rencontré, un Latino, qui a perdu un bras dans les trafics, dit : « On fait de sacrées conneries. Moi, j'ai fait un paquet de saloperies, mais, vieux, rien de ce que j'ai fait n'est aussi dégueulasse que ce que les gens du dehors font aux gens d'ici. » Et je crois que c'est assez juste. Si seulement il y avait un minimum de reconnaissance de la part de ceux qui ne vivent pas dans le ghetto (disons, en France, de ceux qui vivent dans la rue) qu'ils portent une partie de la responsabilité, peut-être les choses iraient-elles mieux. Car on ne se contenterait pas d'action sociale, de toute façon toujours insuffisante (ici, à Harlem, les bons alimentaires censés durer pour le mois sont épuisés en quinze jours). L'auteur, qui voit clairement les choses, parce que lui aussi est Noir, et parce que rien de ce qui est là ne l'indiffère, nous le rappelle : « La plupart d'entre nous qui sommes au-dehors refusons de reconnaître le lien entre ce quartier et le nôtre, entre ces maux et les nôtres. Nous refusons même de voir les maillons de la chaîne, nous refusons de voir l'origine de ces souffrances, et nous refusons d'admettre notre complicité dans la perpétuation de ces souffrances. »
Autrefois, Harlem était différent, au temps de la Renaissance noire, dans les années 20. La ville attirait les Noirs du Sud profond, des Antilles et même d'Afrique, parce qu'ils savaient qu'ils se retrouveraient là entre eux, ignorant que peu à peu allait se créer un ghetto car, à se couper des autres, on s'en écarte : « C'est l'isolement qui crée la prison, bien sûr, et comme pour n'importe quelle prison, il y a réclusion de part et d'autre des barreaux. » Et les autres sont aussi coupés de vous. Il y eut un autre temps d'espoir, au temps de Martin Luther King, comme le rappelle Eliot : « C'était peut-être naïf d'espérer qu'on pourrait un jour nous tous, pas seulement les Noirs être jugés d'après notre cœur, comme disait le Dr King, et pas d'après la couleur de notre peau. » Ça ne s'est pas fait, et bien que le livre soit paru avant l'élection d'Obama, cet espoir ne s'est toujours pas concrétisé. Et le narrateur de se poser la question : « et comme tous les hommes noirs, je ne suis jamais un homme tout court ? »
C'est que les gens, en général (et combien de fois j'ai entendu ça en France) pensent que chacun peut réussir, s'il le veut. Le narrateur rencontre ainsi une femme Blanche qui se dit « persuadée d'avoir réussi par ses seuls moyens, et [qui] n'est pas capable de voir comment la main de l'histoire lui a bien distribué les cartes. » Je sais personnellement les chances nombreuses qui se sont croisées pour me faire parvenir à ce qu'on peut appeler ma réussite sociale : par exemple, qui aurait déterminé, à ma naissance, que j'aurai le baccalauréat ? que je passerai une licence ? que j'entrerai dans une grande école ? que j'apprécierai la littérature, au point même d'écrire ? Combien de facteurs ont dû se conjuguer, combien de rencontres (ma fabuleuse grand-mère ; mon instituteur ; Alain mon copain de lycée ; le pasteur de Mont de Marsan ; les amis de fac et de l'école de conservateurs, mes amis étrangers d'Écosse, de Pologne du Québec, mes nombreux amis ; Claire, mes enfants, etc.), de chances, d'aléas, de hasards, avec peut-être certes mon désir de monter un peu dans l'échelle sociale, ont contribué à me faire ? Je suis comme Eddy Harris, je ne supporte pas ceux qui proclament qu'ils ne doivent leur réussite qu'à eux-mêmes (je me souviens de mes discussions avec des collègues de l'école, quand on sait à quel point dans un concours le hasard peut faire bien les choses, dans les sujets, dans les jurys, d'oral sur lesquels on tombe, etc., oser prétendre qu'on n'a pas eu de bol me mettait hors de moi !) et qui prétendent qu'on a toujours le choix : oui, c'est peut-être le cas quand on est tombé sous de bonnes étoiles, comme moi ! « On arrête pas de l'entendre, cette phrase, chez les gens bien intentionnés et les imbéciles : Ces gens-là doivent assumer la responsabilité de leurs actes. Et elle a raison. En même temps, elle ne parvient pas à voir qu'il y a toujours un filet pour la rattraper, elle, quand elle tombe... » Voilà, on n'a pas toujours de filet, surtout à Harlem.
Et ceux qui refusent de voir ces choses-là sont « aveuglés par notre résistance aux réalités des autres, voire à la réalité même. » Pourtant, ceux du ghetto pourraient aller voir ailleurs, ceux de l'extérieur pourraient venir voir, nous dit l'auteur, « c'est assez facile d'aller là-bas voir un peu ce qu'ils ont, les nantis, et ce que les dépossédés sont en train de rater, tout comme il serait assez facile pour ces autres-là de venir voir ce que leurs frères et sœurs de Harlem n'ont pas. » Mais non chacun chez soi, l'individualisme, la couleur de peau, la classe sociale prédominent, et « il est encore plus facile de rester chez soi, à prétendre ne pas savoir, à prétendre s'en moquer. » Certes, ajoute-t-il, « peut-être le ghetto a-t-il alors une valeur pas seulement ce ghetto-ci, mais les ghettos de toutes sortes : des endroits où les gens qui ont le même esprit et vivent pareil, qui se ressemblent et pensent à l'identique, partagent les mêmes idéaux et les mêmes buts, les mêmes idées, les mêmes rêves, désirs ou ambitions, et la même culture peuvent enfin se rassembler et vivre en paix loin de tous les autres quels qu'ils soient. » C'est d'ailleurs bien ce qui se passe, il y a des ghettos de riches (cf le livre qui vient sortir, Les ghettos du Gotha – Au coeur de la grande bourgeoisie, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, et l'entretien qu'ils livrent dans Télérama cette semaine, c'est édifiant), mais où on ne pénètre jamais.
Au terme de ces minutes d'angoisse où le narrateur s'est demandé que faire devant cet homme qui tabasse une femme, où il s'est remémoré toutes ces rencontres, tous ces espoirs perdus, toutes ces vies sacrifiées d'avance, il ne veut pas prendre « cet air de ne pas être pris au sérieux, l'air du laissé-pour-compte. C'est l'air de ceux qui croient ce qu'on dit d'eux. C'est l'air de la démission. » Il décide qu'on peut effectivement montrer qu'on a le choix, au moins une fois de temps à autre : « les chemins inhabituels ne sont pas ce qu'empruntent la plupart des gens. Ce sont peut-être ces sentiers-là qu'il faut enseigner. » Et il s'habille, très chic, va au-devant du couple qui se déchire et, calmement, posément, il donne une leçon de vie.
Un très beau livre, vous dis-je, à lire lentement, ce n'est pas un roman, plutôt un récit de rencontres, ponctué de réflexions, mais qui nous apprend beaucoup sur nous-mêmes, sur notre société, pas si différente que ça de celle des USA. Nous avons nous aussi nos Harlem, nos dépossédés, nos laissés-pour-compte. Et peut-être nous en crevons.





1 commentaire:

Anonyme a dit…

Nous autre français regardons les américains et leurs ghettos de haut, mais en fait nous leur ressemblons beaucoup... Ce n'est pas étonnant, par exemple, que la France et en particulier sa banlieue ait suivi avec tant de ferveur le mouvement hip-hop né aux USA, au point que nous avons donné naissance à notre propre culture autour... Je pense, pour ma part, que nous avons beaucoup de points communs avec les américains.