jeudi 2 septembre 2010

2 septembre 2010 : Barreaux

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Je ne cessais de penser au caractère extensible du temps, au fait qu'il pouvait se contracter et s'étirer à l'infini. Je savourais la longueur des minutes et l'éternité des heures orientales....
(Ludmila Oulitskaïa, Il est écrit..., in Les sujets de notre tsar)
S'il y a bien un endroit où le temps s'étire à l'infini, mais sans donner la saveur de la langueur des heures orientales, c'est bien en prison. Du moins pour ce que j'en sais, ma pratique étant relativement restreinte, chaque fois, je n'y reste qu'une journée, et j'ai l'impression que c'est une éternité. Le fait d'être enfermé, probablement.
Ceci étant dit, nous sommes tous en prison, et sans doute, pour la plupart d'entre nous, incapables de nous en libérer. Prison réelle pour certains (cellules, barreaux, promiscuité, absence de liberté), prison métaphorique pour d'autres : addictions aux drogues (alcool, tabac, drogues plus dures), aux médicaments (la France possède le pompon en ce domaine), au sexe (à ce sujet, je me réjouis toujours d'écouter les conversations masculines, et probablement aujourd'hui, les conversations entre femmes doivent être tout aussi édifiantes, puisqu'il faut que les femmes nous copient de plus en plus dans ce que nous avons de pire − mais là, j'en suis exclu), à la télévision (sans doute aujourd'hui la prison la plus nocive, car elle enferme dès le plus jeune âge dans un carcan de débilité intensive, et il est donc bien plus difficile de s'en libérer, alors que toutes les autres addictions, sauf exception, ne commencent qu'à l'adolescence), aux jeux de hasard (encore ce matin, en achetant Libé, j'ai dû faire la queue derrière toute une théorie de pauvres gens qui jettent en l'air une partie de leurs maigres gains dans l'esprit hypothétique de toucher le pactole), à la mode (à quel besoin réel cela répond-il ?), à l'internet, à l'argent (ah ! ces drogués-là, je les laisse où ils sont, et grand bien leur fasse), au travail (mais si, mais si, il y a des gens qui dépriment dès qu'ils sont à la retraite !)... Je vous laisse compléter la liste. Il y a heureusement des addictions qui ne sont pas des prisons : ce sont celles qui ouvrent le corps (exercices physiques de toute sorte, j'en exclue simplement la compétition « pour la gagne », qui est à sa manière une prison) et celles qui libèrent l'esprit (lecture, pratique d'un art, méditation, spiritualité).
Nous sommes d'ailleurs tout bonnement prisonniers de ce que nous sommes, de notre corps (ah ! combien être beau, laid, bien ou mal proportionné, maigre, gros, petit, grand, change totalement la vie !), de nos défauts, de nos désirs, de nos sentiments (j'ai trouvé ça dans une autre nouvelle du même recueil de Ludmila Oulitskaïa, Recherche de paternité, « Il ne serait venu à l'esprit de personne qu'un homme aussi grassouillet, aussi chauve, et à l'aspect aussi peu romantique puisse avoir le cœur qui battait aussi fort à l'idée de revoir une femme qui ne l'avait jamais aimée, qui ne pouvait pas l'aimer, et qui qui ne l'aimerait jamais, pour rien au monde », ce qui rappelle le Swann de Proust et son amour pour Odette), de notre volonté de puissance, de notre incapacité à prévoir le lendemain (toujours chez Ludmila Oulitskaïa, dans Tom, « il était habitué à vivre sans penser au lendemain, comme l'oiseau sur la branche, et il savait qu'il ne s'en fallait que d'un cheveu pour qu'il bascule au fond du gouffre »)...
Et pourtant, je persiste à penser que nous sommes libres, ou du moins que nous le pouvons être. Que chacun peut et doit trouver les chemins de la liberté, pour reprendre le titre de Sartre. Rappelons-nous Victor Serge dans son puissant témoignage Les hommes dans la prison : « J’ai fait du monde deux parts : les chaînes, les choses – et ma chair même qui est une chose – sont en votre pouvoir. La sphère de cristal, ma volonté, ma lucidité, ma liberté sont à moi irrévocablement. » Eh bien, cette sphère de cristal, il ne dépend que de nous de l'ouvrir et de la mettre en œuvre. Si même en prison, on peut se sentir libre – n'oublions pas que Victor Serge y a passé la quasi-totalité de la guerre de 14, par son idéalisme intransigeant contre la guerre – à fortiori, il nous appartient de nous libérer de tous ces carcans qui nous embarrassent et nous empêchent d'être réellement libres. Si nous avons trop d'argent, donnons-le : il y a tant d'associations, humanitaires ou non, tant de gens qui n'en ont pas assez ! Si le travail pèse sur nous, prenons des vacances, ne le laissons pas nous tuer, comme il a tué (mon jeune frère entre autres) et tue encore. Si l'alcool nous tente, il est loisible de ne pas en acheter, de s'en écarter, de se garder des tentateurs : il suffit peut-être d'aimer pour cela, comme pour se libérer de bien d'autres chaînes. On peut se dispenser d'allumer la télévision – mes propres enfants pourront presque dire qu'on les en a quelque peu privés, mais j'assume ! – et peut-être ne pas prendre un médicament qu'on nous a prescrit si l'on se sent la capacité de se battre sans : pendant la dernière année de Claire, j'ai ainsi lutté pour ne pas prendre d'anti-dépresseurs (je les ai encore dans un tiroir), et bien m'en a pris. Quant au sexe, qui peut sûrement être la meilleure comme la pire des choses, je ne crois pas que « l'amour sans amour » soit une garantie de liberté : comme écrit toujours Ludmila Oulitskaïa dans la même nouvelle, Il est écrit... « il fallait faire la queue, or je m'efforce d'éviter les queues pour des raisons religieuses – afin de ne pas m'exposer aux tentations », phrase qui m'a beaucoup amusé par ses sens multiples. Et l'amour qui écrase, étouffe l'autre, est un drôle d'amour !
Tout ça pour dire que je viens de voir deux films tournés en partie (Crime d'amour, d'Alain Corneau) et en presque totalité (l'espagnol Cellule 211, de Daniel Monzón) en prison, que les deux m'ont remué, et que j'en reviens à mon détenu récemment libéré. Les nouvelles que j'en ai ne sont pas totalement réjouissantes, et confirment la difficulté de faire un usage correct de la liberté quand on en a été privé. Je souhaite quand même qu'il s'en sorte. Mais, comme dit le père à l'héroïne de L'if d'Hélène Clerc : « Quand il m'a fait sortir de ce bordel de Shanghaï auquel m'avait vendue ma mère chinoise, il m'a simplement dit : « Tu vois, ma fille, il est des endroits qu'il vaut mieux éviter. » Oui, il y a des lieux qu'il vaut mieux éviter. Et des gens aussi. Des lieux et des gens qui constituent des barreaux pires parfois que ceux d'une prison !
Relisons Walt Whitman, Feuilles d'herbe : « Votre route, ce n'est pas à moi, mais à vous, à personne d'autre que vous de la parcourir, / À vous et à vous seul, d'y voyager ! » Encore faut-il la trouver !

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