dimanche 26 septembre 2010

25 septembre 2010 : vieillir


Nous étions encore, sans bien nous rendre compte de notre chance, dans un présent éternel.
(Patrick Modiano, L'horizon)


On ne sait pas assez vers quoi on va. Ou plutôt on le sait, mais on préfère toujours feindre de l'ignorer, fermer les yeux. Décliner, se dégrader, être déjà mort dans la vie, c'est peut-être le sort qui nous attend tous. Déjà, je suis comme ce personnage d'Ednodio Quintero, dans sa nouvelle Survivre, du recueil Le combat et autres nouvelles : « Je ne tremble pas non plus lorsque je scrute le vif-argent cruel des miroirs : je me penche vers l'abîme de la chair, et je sais que je suis l'envers de ce que j'ai toujours été. » Or, je suis encore relativement peu dégradé, mon cerveau reste assez vif, mon corps suffisamment agile, robuste. Et pourtant, cette phrase m'a parlé, et je l'ai relevée. Oui, peut-être devient-on l'envers de ce qu'on a été !
LE COMBAT ET AUTRES NOUVELLES
Je viens de rendre visite à ma marraine. La vieille dame a quatre-vingt douze ans. Elle ne s'en donne cependant que cinquante-sept, quand on lui pose la question ; pourquoi 57 ? Un mystère : déjà, en avril dernier, elle nous avait dit qu'elle avait cinquante-sept ans. En dehors de ce problème d'âge, qu'elle ne se souvienne plus de mon nom n'a rien d'étonnant, je ne vais la voir que tous les deux à trois mois, et ne lui laisse donc pas le loisir de répéter mon prénom à satiété, comme elle le fait avec sa cousine, dont le nom revient souvent, qu'elle va demander dix fois par jour au secrétariat (m'a confié la secrétaire, ajoutant : « Le temps qu'elle regagne sa chambre, elle a déjà oublié qu'elle a posé la question, donc, elle revient un quart d'heure après, résultat, en fin de journée, elle est épuisée par ces allers-retours répétitifs, même si la distance n'est pas longue ! »).
Ma marraine était autrefois très belle. À mes yeux d'enfant (et je ne pouvais pas m'empêcher de comparer), je trouvais Maman jolie, très jolie même et bien des années plus tard, mes copains de lycée la trouvaient toujours très jolie, en dépit de ses neuf enfants , mais quand je vis ma marraine pour la première fois, vers l'âge de neuf ans à l'époque, on ne circulait pas comme aujourd'hui, des centaines de kilomètres nous séparaient, et si je l'avais vue petit, je ne m'en souvenais pas , je sus qu'elle, elle était belle. Et ce n'est pas pareil, jolie ou belle. Marraine me donnait l'impression de graviter dans une autre sphère : c'est vrai qu'elle n'avait pas d'enfant, elle, qu'elle se maquillait, était très bien coiffée, portait des tenues élégantes (ou qui me paraissaient telles), des souliers à talons hauts (en tout cas plus hauts que ceux de maman, qui a presque toujours été « cotillon simple et souliers plats », comme la Perrette du Pot au lait). En outre, elle avait un langage relevé, qui me paraissait moins ordinaire que celui de la maison. Je ne savais pas encore, à dix ans, que ce langage était affecté, singeait celui de la bourgeoisie. Ses passages pour nous voir, rares, une fois tous les deux ou trois ans, me semblaient ressortir de la « flamme des parenthèses » que signale le poète Jacques Dupin. La parenthèse refermée, je retombais dans l'ordinaire, et la princesse redevenait lointaine.
J'étais comme Cocteau : « Je me répétais : c’est Elle. / C’est la Soudaine, / la Célèbre, / la Mystérieuse » (Le Potomak). J'aimais maman ; j'admirais ma marraine. Et j'attendais son retour, un jour, dans le futur. Jacques Dupin l'écrit : « Notre futur antérieur / était de soie. » En réalité, maman a bien mieux vieilli que ma pauvre marraine. Jusqu'au bout, elle aura été lucide, et sera restée jolie, autant du moins qu'une vieille dame peut l'être. Marraine, elle, a été victime de sa beauté, qui n'a pas tenu le choc du vieillissement : même dans la maison remplie d'alzheimériens où elle est, elle bat les records de hideur. Son esprit s'est rétréci peu à peu, dès soixante-quinze ans, elle ne s'intéressait plus à grand-chose, ne lisait plus rien, s'est repliée sur elle-même, dans l'ombre d'un mari pourtant peu ombrageux. Mais, après le décès de ce dernier, on dirait que son intelligence s'est obstruée très rapidement, ne laissant plus passer qu'une lumière presque éteinte. Elle entendait mal, elle voyait mal. Elle ne parlait plus guère qu'à sa femme de ménage : « Tant que quelqu’un nous parle, mourir est impossible », rappelle Christian Bobin dans son bel Autoportrait au radiateur.
 
Venant la voir, je me suis donc efforcé de lui parler, d'essayer d'évoquer quelques souvenirs il y a belle lurette qu'elle a oublié son enfance, ça avait frappé maman qui, elle, avait une mémoire d'éléphant ─, de comprendre ce qu'elle disait, alors qu'aucune phrase n'avait de sens, car au bout de deux ou trois mots, il en sortait un qui n'avait pas de lien avec ce qui précédait ou qui était incompréhensible. Et elle s'en rendait compte, cherchait ce qu'elle avait bien pu vouloir dire, me regardait comme pour m'interroger je ne suis pas sûr qu'elle me voyait vraiment , farfouillait dans son sac, qu'elle ne quitte jamais, ressortait pour la dixième fois le portefeuille et le porte-monnaie entourés avec quelques papiers (dont une liste de n° téléphoniques) d'un élastique, enlevait l'élastique, ouvrait le porte-monnaie, en sortait la montre j'ai pu voir plus tard qu'elle la sortait aussi au secrétariat, pour qu'on lui dise l'heure ─, dépliait la liste téléphonique en essayant de me dire quelque chose à son sujet il était question de signer, mais je n'ai pu savoir quoi , remettait l'élastique, rangeait tout dans le sac, refermait la fermeture-éclair, tout cela lui prenant un temps infini, car ses mains déformées par l'arthrose ont beaucoup de difficulté à appréhender les objets...
J'ai fini par lui prendre les mains, froides, infiniment froides. Je sentais que, quand le dialogue est presque impossible, il reste encore le toucher. J'ai caressé longuement cette froideur. Je la laissais parler, des mots sans suite, quand soudain il y eut ce cri : « Ici, je ne suis rien ! » Un éclair de lucidité : « quand rien ne passe dans l'air / que le cri », écrit encore Jacques Dupin. Si j'évoque ce dernier, c'est parce que nous avons eu au Chambon-sur-Lignon une conférence de Dominique Viart sur ce poète réputé difficile, également critique d'art, et qui m'a donné furieusement envie de le lire. J'en ai donc emprunté un volume à la Bibliothèque universitaire dès mon retour, et, comme toujours, je constate que la poésie nous aide à comprendre ce que nous vivons. Certes, je peux me tromper, mais j'ai bien cru apercevoir dans les yeux rouges de ma marraine ce qu'énonce le poète, toujours dans le même recueil, Contumace : « et devant les yeux ouverts / l'acceptation de mourir ».
Il est vrai que son cri (« Ici, je ne suis rien ! ») peut aussi bien être interprété comme un cri de révolte, car je sais bien qu'elle n'a jamais accepté d'avoir été placée contre son gré dans cette maison. Pourtant, pour la première fois, j'ai cru pressentir que, révolte ou pas, elle n'avait plus une envie folle de s'éterniser dans cet endroit où elle n'existe au fond pas vraiment. Quant à moi, au bout de deux heures, il me fallait encore rejoindre la gare à pied. J'ai marché comme un somnambule, sonné, épuisé comme après un marathon, et me disant comme une complainte dans mon crâne endolori : « Non, je n'ai pas envie d'atteindre un tel stade de décrépitude, je veux être quelqu'un, continuer à exister jusqu'au dernier moment, je choisirai donc moi-même ce moment-là, et si j'en suis rendu incapable par la maladie, je conjure qu'on ne me laisse pas continuer ainsi une vie qui n'est plus une vie. »
À bon entendeur, salut !


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