dimanche 14 novembre 2010

14 novembre 2010 : La mort


il ne se déduit pas de l'existence d'une frontière qu'on en connaisse les points de passage.
(Jacques André, Folies minuscules suivi de Folies meurtrières)


Novembre : le temps n'incite pas à la folle gaîté. Et il y a peu, c'était le jour des morts. J'étais juste rentré de mon bref séjour au Maroc. Bien que j'aille assez souvent au cimetière, et que, pour moi, les morts fassent partie intégrante de la vie, et donc que je ne leur consacre pas un jour spécifique par an, j'ai eu une pensée plus particulière pour Claire en ce jour-là. Elle aimait se promener dans les cimetières, goûter leur paix, sentir que nous faisons partie des vivants et des morts. Et, au cours de nos voyages, elle a toujours aimé voir à quoi ressemblaient le séjour des morts, aussi bien les cimetières de Guadeloupe, où la mort a un aspect festif, que ceux d'Écosse, de Crète, de Suède, pour en prendre les plus représentatifs par leur modestie. Et elle aurait aimé que ses cendres reposent dans ces cimetières-jardins suédois où seules des pierres tombales signalent la présence d'un mort, et sans nom souvent. Tiens, aucun nom sur les tombes, au Maroc !
Je sais, de tous temps, l’être humain a eu peur de la mort, de l'annihilation, du non-être qu'elle entraîne. De son non-sens, de son silence : Mort, où est ta victoire ? s'interrogeait l'apôtre Paul dans la première épître aux Corinthiens (15, 55). Il semble qu'il n'y ait plus rien, alors la vie devient absurde ou sans espoir. La mort est parfois injuste et brutale (je pense à mes amies Monique R. et Sylvie A., fauchées à l'aube de leur cinquantaine, à mon frère Bernard, si tôt parti ou à ce copain de Lucile tué sur la route à vingt ans), mais parfois, comme ce fut le cas pour Claire, la mort fut l'aboutissement d'un long apprivoisement, par elle, pour elle et pour nous aussi, ses accompagnateurs dans la longue agonie. Le poète nous dit : Le monde est parti, il faut que je te porte (Paul Celan, Renverse du souffle).
C'est parfois dur de le porter. Dans Le jour où j'ai rencontré un ange, Brigitte Minne nous conte l'histoire de Thomas, traumatisé par la mort de sa mère, et mal épaulé par un père artiste. Il lui faut la rencontre avec les nouveaux voisins, et surtout l'amitié avec leur fille trisomique pour qu'il découvre qu'on ne doit pas se replier dans le deuil. Le père peut bien dire au sujet de l'après-vie : S'il y avait vraiment quelque chose, ce serait bien, […] S'il n'y a rien... eh bien... c'est comme ça, il n'est pas totalement fermé à ce qu'il faut bien appeler une sorte de foi, au bénéfice du doute : La mort, pour moi, c'était comme une lumière qui s'éteint. Finito ! soupire-t-il. Mais depuis que maman n'est plus là, je doute parfois.
Mon amie Léone (quatre-vingt-dix ans) va souvent dans son jardin pour parler à son mari défunt depuis plus de vingt ans : — Tu vois ! Tu avais peur que je ne m'en sorte pas ! Rassure-toi ! Je me débrouille très bien toute seule, et même j'aide les autres... En me racontant ça, elle rajoute à mon intention : Tant que tu penses à quelqu'un, il n'est pas définitivement mort, et y a pas besoin d'aller au cimetière pour ça ! Belle leçon de vie. Moi aussi, ayant apprivoisé la mort aux côtés de Claire (mais déjà bien avant, l'ayant frôlée par les accidents de ma vie), et le vieillissement aidant, j'y pense souvent. Ces deux mots de la langue française, devenus des gros mots, vieux et mort, car quand on les place dans une conversation, on nous rétorque aussitôt : tu pourrais parler d'autre chose, eh bien, moi, ces deux mots, je les utilise souvent. Mais pas tristement, non, au contraire joyeusement. Je me place de ce côté et au-delà du deuil dont parle Paul Celan, là où les bruits défleurissent, là où temps compté et temps non compté / se monnayent à mort l'un l'autre. Oui, les poètes nous aident à comprendre ce qui se passe en nous. Et je ne compte plus le temps. La mort est là, présente, mais la vie aussi, oh oui, et combien précieuse, même avec la blessure de souvenir qu'évoque Paul Celan.
Ce qui m'a rappelé cette frontière que cite le psychanalyste dans la phrase citée en exergue, c'est que je vais être en coloscopie mardi prochain, et qu'on me fait signer un papier comme quoi j'ai pris connaissance des risques et complications pouvant survenir pendant l'examen et lors du traitement : perforation de la paroi intestinale, hémorragie, troubles cardio-vasculaires et respiratoires, infections... Rien que ça... Préparons le fauteuil roulant, les enfants, va falloir m'aider ! Et je signe pour les couvrir ! Pourtant j'y vais joyeusement, l'esprit alerte, gai comme un rossignol, presque chantant : d'ailleurs, pour m'y préparer, je vais revoir cet après-midi au cinéma Les demoiselles de Rochefort, puisqu'ils ont la bonne idée de le repasser.
Et faisons comme le poète, sachons qu'Une oreille, séparée, écoute. Qui sait, peut-être que le mari de Léone écoute ses racontars. En tout cas, je veux que ma journée de mardi soit belle, comme celle imaginée par Thierry Augé et qui ouvre L'homme de trop (vous imaginez bien qu'avec un titre pareil, je me suis précipité pour acheter le livre) : C'était une journée si miraculeusement belle que, de peur de la gâcher, il s'efforça de la vivre comme une journée ordinaire. Ou comme Alejandra Pizarnik, dans ses bonnes résolutions du 1er janvier 1960 : Qu'il me soit donné, cette année, de vivre en moi-même, et non plus de divaguer ou d'être une autre, qu'il me soit donné d'être sage et de ne pas chercher l'impossible, juste la magie et l'étrangeté du monde où j'habite.
Voilà, être soi-même et non pas un autre, être sage (hum, presque facile quand on devient vieux et qu'on est moins harcelé comme les jeunes par les désirs éphémères), apprécier la magie du monde, sa beauté aussi bien que ses laideurs, son étrangeté, vivre la vie, en somme, les yeux ouverts, une oreille à l'écoute. Thierry Augé ajoute plus loin : je me fis la réflexion que la vie, à condition de savoir profiter des petits riens qu'elle mettait occasionnellement et gratuitement à notre disposition, cette vie ordinaire pouvait tout à fait, à chaque instant, nous apporter cet enchantement qui nous manque parfois terriblement, et qu'il n'y avait donc plus aucune raison d'aller chercher cet enchantement de l'autre côté de la planète, sans arrêt chercher l'enchantement toujours plus loin, à l'autre bout du monde et de soi-même...
Les petits riens, qui sont souvent des petits bonheurs (Alors le p'tit bonheur / A fait sa guérison / Sur le bord de mon cœur / Y avait une chanson / Mes jours, mes nuits, mes peines, mes deuils, mon mal, tout fut oublié, chantait Félix Leclerc), cette gratuité, ces petites rencontres, ces serrements d'épaules, ces lumières qui brillent dans les yeux d'autrui comme dans la nuit de l'automne, ces feuilles qui meurent pour mieux renaître, ce vent qui siffle à ma fenêtre, cette chanson que je marmonne, les petits mots que l'on m'envoie, la découverte d'un livre, une fleur qui nous enchante, et tant d'autres points de passage vers la frontière... À nous de savoir les apprécier...
Devenons pareil aux ânes de Francis Jammes qui mireront leur humble et douce pauvreté à la limpidité de l'amour éternel.


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