lundi 15 novembre 2010

15 novembre 2010 : Touché !



Et les déficiences du corps même, associées à l'acte voulu ― et comme voulues, et non venues telles des voleuses nous surprendre, nous atteindre malgré nos précautions, notre argent, notre repos. Ce vieux corps abîmé, on peut encore l'aimer.
(Michel Vieuchange, Smara, carnets de route d'un fou du désert)


Un corps a toujours l‘idéal qu‘il mérite, a écrit Albert Camus dans La mort heureuse, première mouture de L'étranger. L'auteur n'avait alors qu'une vingtaine d'années, c'était un grand sportif, il jouait au football, et pratiquait aussi le théâtre, deux activités qui nécessitent non seulement d'avoir le corps en bonne forme, mais de s'exprimer à travers lui. Et je crois que jamais il n'a cessé de maintenir son corps en forme.
Le corps, j'en ai déjà parlé, j'en reparlerai sans doute encore. Avec notre dichotomie corps/esprit, héritage judéo-chrétien, nous avons pas mal perdu de vue – et en dépit des rodomontades de la libération sexuelle contemporaine – la nécessité de le toucher, de le soigner, de le développer, de le faire respirer, transpirer, se réjouir, vivre tout simplement. Sans parler de notre posture de plus en plus assise (à la maison, en voiture, au travail, devant internet ou la télévision, nous en oublions presque que l'homme s'est différencié du singe en se mettant debout !). La transpiration est devenue synonyme d'horreur, l'odeur humaine déplaît, les déodorants et les parfums pullulent. Les rides sont devenues la terreur, le moindre déplacement sans voiture plonge dans l'épouvante (je connais des gens qui ne prennent pas le train parce qu'ils ont tout simplement peur de ne pas savoir comment faire !), la marche, si naturelle, n'existe plus que sous forme de randonnée. Enfin, le toucher est devenu impudent, voire scandaleux.
Oui, le toucher, parlons-en. Je me souviens que maman, dans ses derniers temps, un jour où j'étais chez elle quand la coiffeuse devait venir la voir (une fois par semaine), m'avait dit : « Tu comprends, ça fait au moins une personne qui me touche ! » Certes, le verbe toucher a plusieurs sens : "entrer en contact physique", sans doute celui qu'évoquait ma mère, mais au sens figuré, aussi il signifie "faire naître des émotions". On dit bien qu'on a été touché par quelqu'un quand il nous a fait un cadeau, ou bien quand il nous aime, ou qu'on est touché par un livre, une musique, un film, un paysage... Eh oui, toucher, c'est aussi "s'attacher à". En amour, ça peut être très fort, le sens : toucher, c'est allumer un incendie, enflammer. Ce qui n'est pas étonnant, car toucher, ce n'est pas seulement un contact, c'est aussi une pression, c'est aussi communiquer une chaleur, et pourquoi pas une douleur ("il m'a touché", dit le soldat qui a reçu une balle ou un coup d'épée).
C'est sans doute pourquoi en psychanalyse on s'abstient de toucher, bien que ce ne soit pas absolument interdit par Freud. Mais toucher ou parler, il faut choisir. Le geste ne peut conserver l'« innocence » de l'attachement que si on n'y mêle pas ce que Freud nomme le « brouillage des mots », constate Jacques André, dans son livre Folies minuscules suivi de Folies meurtrières. Car tout toucher a une composante érotique, d'où d'ailleurs le tabou du toucher dans notre civilisation. On en arrive à cette aberration que l'éducateur ne peut plus toucher l'élève. Alors que pourtant, il y a une pratique normale du toucher, celle de la mère pour son bébé, des parents pour les jeunes enfants : Si cette pratique est commune, et non perverse, au sens d'une pédophilie, c'est que le refoulement à la fois la permet et la protège, nous dit Jacques André. C'est que l'adulte, dans ce cas, ignore quasiment son inconscient, ce qui permet le refoulement de l'ingrédient sexuel. Et heureusement, sinon, nous serions tous des pédophiles. Bienheureux refoulement : nous a-t-on assez bassiné avec ça, qu'il ne fallait surtout pas refouler, mais laisser agir ses pulsions, aller au bout de ses désirs, etc. Mais vingt Dieux (faut-il écrire "vain dieu"), si j'ai envie de tuer quelqu'un, irai-je au bout de ma pulsion ? Non, en règle générale, chacun se crée quelque barrière, c'est le refoulement...
Pour en revenir au toucher, oui, les personnes âgées ont besoin (comme toutes les autres) d'être touchées, d'être serrées dans des bras (d'être "étreintes", quel beau mot !) et pas seulement embrassées du bout des lèvres, qu'on leur presse et tienne longuement les mains plutôt qu'un serrement bref et distrait. La peau véhicule tout le vécu, toutes les émotions, et le toucher est un langage qui devient absolu quand la parole est absente (c'était le cas de Claire dans ses dernières semaines, et je m'en veux de ne l'avoir pas suffisamment touchée à ces moments-là). Toucher, c'est donner de soi, donner à découvrir, à percevoir, et on sait bien que la manière simple de serrer les mains ou d'embrasser peut avoir des significations très différentes. Et la peau renseigne sur l'état psychique : ce n'est pas innocemment qu'on dit "être bien dans sa peau".
Depuis quelques années (en fait depuis mon lumbago de 2002), je me fais masser régulièrement. J'ai dû vaincre mon propre tabou : se laisser toucher sur l'ensemble de son corps (sauf les parties sexuelles, encore que j'ai vu dans Le déclin de l'Empire américain, le film québécois, qu'il y a aussi des massages érotiques qui vont jusqu'au bout !) nous demande beaucoup car, dans nos sociétés, on a oublié le toucher, ou du moins on lui affecte aussitôt un sens ambigu. De la même manière que nous nous enfermons chacun dans nos maisons (ma résidence est un véritable "bunker"), nous nous enfermons aussi dans notre peau. Alors même que le contact tactile est indispensable à l'être humain : n'est-ce pas ce que voulait me signifier maman à propos de sa coiffeuse ? Il paraît qu'un enfant (et sans doute un adulte ou un vieillard) privé de contact physique développe nervosité et agressivité : ça ne m'étonne pas.
Car toucher, c'est aussi échanger. La société a d'ailleurs bien compris la nécessité de toucher : elle a développé de multiples occasions (outre le serrement de mains et la bise) de se rencontrer et de se toucher par la danse (danse à deux ou à plusieurs), par le sport (le rugby par exemple, la lutte, le judo, etc.), par les rencontres conviviales autour d'un bon plat par exemple (il n'est pas rare que des genoux se frôlent ou que des pieds se touchent ou qu'on pose la main sur celle de son voisin). Et dans la plupart de ces cas, le refoulement sexuel permet au toucher de jouer sans équivoque son rôle de sens réciproque qui provoque un écho physique ou psychique chez autrui. Même si parfois on danse (ou on fait du pied) pour trouver un partenaire sexuel, mais c'est une autre histoire.
Pour en revenir au massage, j'ai eu plusieurs masseurs, en fait deux hommes et deux femmes (un ami me disait : "je ne pourrai pas être massé par un homme", signe qu'il n'avait pas effectué son refoulement). La différence entre eux est généralement celle du technicien et celle de l'artiste. Certains en effet ont des gestes précis, savent parfaitement ce qu'il faut faire, mais n'y mettent pas leur cœur et leur âme, seul celui qui a dépassé la technique pour en faire un art réussit ce saut qualitatif. Il existe toute sorte de massages : nu ou presque nu, habillé, couché, assis, massage avec la main, avec le bras, avec le pied, j'ai tout essayé, et même mon masseur préféré, F., expérimentait souvent sur moi ses idées nouvelles, avec un certain bonheur. Néanmoins, dans tous les cas, le toucher-massage apporte détente, relaxation, détournement de l'attention au stress ou aux problèmes, libération, acceptation du logis piteux et mal aimé du corps (Nicolas Bouvier, Le dedans et le dehors).
Je reste les yeux fermés pendant toute la durée (en général une heure, c'est quand même autre chose que chez le kiné, il est vrai que ce n'est pas le même prix et que ce n'est pas remboursé, mais pour moi, le bien-être n'a pas de prix), je ne dis pas un mot, je me laisse faire en toute sécurité, j'essaie de ressentir l'authenticité du passage de sa main quand le masseur se montre attentif à mon besoin intérieur, je suis parfois presque au bord de l'endormissement, je suis dans la gratitude absolue, j'ai abandonné mon inhibition sociale dans cette presque nudité, alors que je reste très inhibé dans les relations habituelles, où je me sens presque toujours "de trop". Ce toucher-massage est un bienfait extraordinaire, qui confirme la phrase de Danielle Bassez dans Tombeau (Cheyne éd.), où elle parle de la mort de son père : Un homme n'est pas fait pour penser sans cesse à son corps, pour être piégé successivement dans le mal-être de chaque partie de son corps. On peut se dépiéger avec le massage.
Danielle Bassez - Tombeau.
Pour les corps meurtris (c'était mon cas avec le lumbago de 2002), dégradés par le vieillissement (ça commence pour moi), par la maladie, le handicap, le massage est fabuleux. Il nous renvoie en écho notre propre fragilité. J'ai suivi des cours de massage, j'ai massé Claire de 2005 à 2008, tant qu'elle a pu monter sur la table de massage, je suis sûr que ça lui a fait du bien, car c'était une intimité qu'elle ne pouvait pas avoir avec le kiné par exemple. Et j'ai mieux pris conscience d'être projeté dans mon propre avenir : la mort qui approche. Viens que nous partagions la lumière dans la force de l'ombre, a écrit Mahmoud Darwich (Discours de l'homme rouge, in Anthologie 1992-2005), poète que je viens de lire dans une lecture collective faite sur le thème de l'exil à l'occasion de la Semaine de la solidarité internationale. Eh bien, c'est ça, le toucher-massage, c'est recevoir de la lumière alors que nous avons les yeux fermés, que nous sommes donc dans l'ombre, mais c'est aussi un échange à fleur de peau, et probablement, nous irradions aussi de la lumière sans nous en apercevoir.
Noublions pas que L'amour qui me manque est celui que je ne donne pas (Henry Bauchau, Les Années difficiles, Journal, 1972-1983). Dans le massage, fait avec amour, on donne autant qu'on reçoit.


Aucun commentaire: