lundi 10 janvier 2011

10 janvier 2011 : La difficulté d'aimer : un livre, un film


Juin 1990 : Les deux grandes métaphores du XXème siècle : le camp de concentration et la pornographie – toutes les deux sous l'angle de l'asservissement, de l'esclavage.
(Imre Kertész, Journal de galère)

1992 : l'Estonie est redevenue indépendante. Terrée dans sa ferme, la vieille Aliide Truu, dont le mari était membre du parti communiste, est harcelée par de jeunes voyous dont elle redoute les violences. Sa fille Talvi vit en Finlande, et elle ne la voit pas souvent. Aussi, lorsqu'elle trouve dans son jardin une jeune femme en guenilles, Zara, apeurée et épuisée, "boueuse, loqueteuse et malpropre", couverte d'ecchymoses, elle hésite un moment à lui ouvrir sa porte, craignant qu'il ne s'agisse d'un artifice pour la voler. Elle la fait pourtant entrer dans sa maison, la soigne, lui fait prendre un bain, mais chacune reste sur ses gardes, avec ses propres inquiétudes. Mais peu à peu, les deux femmes vont apprendre à s'apprivoiser, la confiance s'installant lentement, au fil de la remontée de leurs souvenirs. Car Zara n'est pas arrivée ici par hasard... Elle est en effet la petite-nièce d'Aliide, qui ignorait son existence.
Après la chute de l'URSS, Zara a quitté Vladivostok pour l'Ouest où on lui a fait miroiter des gains faciles, mais elle y est piégée par la mafia de la prostitution. Aliide, de son côté, a subi les violences morales et physiques au moment des changements successifs de régimes dans les années 40 (en 1939 occupation par l'Armée rouge, puis en 1941 par les Allemands, en 1944 reprise par les Russes), et n'a dû son salut qu'à son mariage inespéré avec Martin Truu, elle qui était partie pour rester vieille fille. Elle est toujours restée amoureuse de son beau-frère, Hans Pekk, violemment anti-communiste, très lié aux Allemands, et qui a dû se cacher à partir de 1945. À défaut de trouver Hans, les autorités soviétiques déportent en Sibérie sa femme Ingel et sa fille Linda. Et Aliide continue à cacher Hans pendant plusieurs années.
Tout ce passé ressurgit entre les deux femmes, parce qu'elles ont été victimes d'humiliations sans nom (torture pour faire avouer à Aliide en 1945 où est Hans, viols et coups de la part des proxénètes pour Zara, attention, certains passages sont très noirs et crus, l'auteur ne nous cache rien de la violence des rapports de domination). Et qu'elles sont toujours dans la crainte : Aliide pour avoir été "complice" du régime (mais il y allait de sa survie), Zara parce qu'ayant assassiné un chef maffieux pour pouvoir s'échapper, se sait poursuivie ("Le temps était compté. Pacha et Lavrenti la retrouveraient, cela ne faisait aucun doute"). C'est ainsi que la cachette de Hans va de nouveau servir à dissimuler Zara à ses poursuivants cette fois.
Un roman fort sur la guerre des empires, les bassesses humaines, les purges et les déportations, les mensonges, les superstitions, l'effondrement du communisme, les traumatismes de toute sorte, l'illusion de l'émigration vers l'Occident, et aussi sur l'amour, et plus exactement sur la jalousie, car Aliide et Ingel ont aimé le même homme, Hans Pekk. Et, en fin de compte, un roman sur l'absence d'amour (on ne sait plus ce qu'aimer veut dire), sur un monde sans perspectives, où tout se tait. Un roman pas si facile à lire, car il est constitué de multiples retours en arrière, en un montage parallèle assez complexe. Une dernière partie éclaire d'un autre jour les données à partir de rapports des services secrets, sans dévoiler tous les mystères restants. Mais Purge est un livre passionnant, presque trop dense. L'auteur, dont le père est finlandais et la mère estonienne, a certainement construit le livre à partir de données précises. Enfin, c'est un roman sur les femmes, les hommes jouent un rôle secondaire, quoique presque toujours néfaste. Et un roman qui vérifie l'assertion d'Imre Kertész citée en exergue : oui, la déportation vers les camps comme la pornographie (ici le proxénétisme mafieux) sont asservissants. Une carte et une chronologie de l'histoire de l'Estonie permettent de mieux se repérer dans l'espace et dans le temps, mais personnellement je n'ai pas eu à les utiliser, le roman se lit très bien sans ça.
À côté de ça, le film de Jean-Pierre Ameris, Les émotifs anonymes, semble presque de l'eau de rose. Même s'il traite, sur un ton de comédie assez fin, du problème de l'excès de timidité et de la difficulté de trouver ce qu'aimer veut dire. Les deux comédiens (Benoît Poelvoorde et Isabelle Carré) portent bien ce film qui plaira aussi aux amateurs de chocolat. Et, Dieu merci, une fabrique de chocolat n'est pas l'antichambre d'un camp de concentration, et le salon de la chocolaterie (j'ignorais qu'il se tenait à Roanne) n'est pas celui du proxénétisme !

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