mercredi 19 janvier 2011

19 janvier 2011 : L'étrangère


Le fou (à Gelsomina) : Mais si toi tu ne restais pas avec lui... qui d'autre pourrait y rester ?
(Federico Fellini, La strada)

Sándor Márai est un écrivain hongrois (1900-1989), un de ces écrivains de la MittelEuropa, de cette Europe centrale dominée par l'Empire Austro-hongrois dans lequel il est né. L'étrangère (Albin Michel éd.) est le dernier roman traduit en français, mais un de ses plus anciens.
"Je ne suis pas dans mon élément, c'est pourquoi tout me paraît étranger", voilà peut-être la clé du mal être de Viktor Henrik Askenazi, le héros du livre. Sans doute dit-il cela à propos de l'eau et de la mer dans laquelle il se baigne avec difficulté. Mais n'est-ce pas une métaphore du monde dans lequel il est aussi étranger que le héros célèbre de Camus ? Professeur de langues anciennes et orientales, il s'est efforcé de se conformer au goût commun : il a trop longtemps accepté ce "silence compact riche des secrets d'hommes qui ne s'acharnaient pas à trouver des « solutions » mais se coulaient tout simplement dans les moules existants et finissaient par les accepter", trop longtemps subi "ces éternelles et multiples occupations secondaires, ces bricolages, le travail officiel, les discussions qui nous distraient", trop longtemps couru pour faire comme tout le monde : "Tu vois, on ne dit rien parce qu'on a toujours l'impression qu'il faut toujours se dépêcher, qu'on a quelque chose à faire, quelque chose qu'on ne peut différer, une affaire formidable et importante, impossible à résoudre si on n'est pas là..."
Il a fini par se marier, par devenir père et mener une vie bourgeoise, sauf qu'à quarante-sept ans, il découvre soudain l'amour, en se dévoyant – aux yeux des autres, de la société, de ses collègues, de son entourage – avec une danseuse d'assez bas étage. Cet amour qu'il avait bien repéré comme étant la passion prédominante de certains hommes – mais pas de lui, l'intellectuel raffiné : "parmi les hommes, il se trouvait de superbes amoureux par vocation, pour lesquels se vouer aux choses de l'amour était comme aller au bureau et dont la vie était totalement et professionnellement remplie par le service des femmes..." Mais ce bonheur physique ne lui suffit pas, il veut aller plus loin, transcender le silence qui accompagne trop souvent le contact des corps : il s'aperçoit que "le corps ne donnait jamais de vraie réponse, il retenait et taisait toujours quelque chose. En offrant la jouissance en avant-goût, rafraîchissement modeste et peu coûteux, dont il était impossible de se contenter, le corps ne faisait qu'exciter celui qui désirait l'oubli total, l'ivresse infinie – en fait, la plénitude absolue, seule chose dont il pouvait être question..." Et Askenazi recherche cette plénitude.
Il ne connaît que trop cet "état de vacuité candide qui accompagne le manque de désir physique et mental..." Il a donc quitté sa femme d'abord. Et puis, quelque mois plus tard, il abandonne la danseuse aussi. Il reprend son travail de professeur, mais toujours insatisfait, il se laisse convaincre d'aller en villégiature dans une station balnéaire de la Dalmatie, malgré ses réticences naturelles : "il se demandait si la seule réponse raisonnable à son désir de repos « sérieux » consistait à séjourner longtemps dans un endroit où il n'avait jamais souhaité se retrouver, même brièvement..." Dans le petit hôtel, il y observe les touristes, dont la médiocrité achève de le convaincre que "voyager ne sert pas à grand-chose". Il est vrai que selon lui, "le travail acharné, la recherche intellectuelle, les changements d'horizon, les distractions et la compagnie des autres ne sont pas d'une grande utilité non plus". Ici, la chaleur est étouffante, et Askenazi, qui ne ressemble pas au commun des vacanciers, se fait remarquer. Il cherche à comprendre pourquoi il est venu là, comment toutes ses certitudes de catholique, de professeur, de bourgeois, se sont effondrées à la suite de son aventure passionnelle. Et il s'enfonce encore davantage dans la solitude : "« Enfin seul », pensa-t-il. Une impression de sécurité qu'il n'avait encore jamais éprouvée succéda à son étonnement devant la solitude". Les questions existentielles l'assaillent désormais : pourquoi l'apaisement des sens, qu'il n'avait pas vraiment connu avec sa femme, ne lui a-t-il pas procuré la sérénité ? Vivre est-il si vain ? Pour son âme exigeante, tout ça ne suffit pas. Et il comprend que "ce n’est pas le bonheur qui change les hommes, mais le mal". Askenazi va donc sombrer dans l’abîme, en prenant une décision fatale.
On le voit, c'est un roman très noir, un roman qu'on pourrait qualifier de sans Dieu : Askenazi tente à la fin de dialoguer avec Dieu dans une église, pour Lui reprocher d'avoir créé un monde vraiment trop imparfait. Un roman dont l'édition originale a précédé de neuf ans celle de L'étranger de Camus, qui ne le connaissait sans doute pas, et pourtant avec qui on trouve de troublantes ressemblances. Aussi n'est-il pas étonnant que l'éditeur français ait cru bon de donner un titre voisin à cette traduction (le titre original signifie L'île, paraît-il). Ici le personnage principal ne peut trouver du plaisir physique qu'avec des femmes qui lui restent étrangères : c'est ainsi qu'il qualifie Élise, la danseuse. Et il s'est rendu compte qu'il n'aimait plus sa femme à partir du moment où elle ne lui était plus étrangère, qu'il la connaissait trop, qu'elle était trop prévisible et surtout qu'elle le connaissait trop, elle "savait tout de lui..." La solitude des êtres humains dans le monde moderne a rarement été montrée avec autant de sagacité. Un très grand roman.

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