lundi 9 mai 2011

9 mai 2011 : Un livre de vie

Puisque plus personne ne vous contemple, plus personne ne vous considère comme une étoile au ciel, vous n'êtes plus qu'un boulet qui traîne la patte, […] une traînée sans traîne, une mariée noire, une ombre.
(Gilles Sebhan, Domodossola : le suicide de Jean Genet)

Mai 1944 : Robert Antelme, résistant, est arrêté par les Allemands. Mai 1945 : il rentre des camps de concentration. Il pèse à peine plus de 30 kg. Longtemps après, Marguerite Duras, qui était son épouse, racontera ce retour dans La douleur, un de ses plus beaux livres, et on a publié aussi ses Cahiers de la guerre, dans lesquels elle notait les détails atroces de ce retour à la vie. 

 
Mais Robert Antelme a besoin de témoigner, et vite. Il publie en 1947 L'espèce humaine. Il note d'entrée dans un avant-propos : "durant les premiers jours de notre retour, […] nous voulions parler, être entendus enfin. […] À peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable."
Robert Antelme était dans un camp de concentration, Buchenwald, puis fut transféré à Gandersheim, qui était la base d'un camp de travail. L'objectif des nazis était ici d'exterminer lentement par le travail (trop dur souvent pour des détenus de plus en plus diminués), la faim (des rations toujours très insuffisantes), le froid (les interminables comptages de l'appel des détenus dans la neige, la pluie, le vent, les baraques mal ou non chauffées, les vêtements et chaussures – devenus rapidement des guenilles – trop légers), la saleté (impossible de se laver, les vêtements restaient les mêmes, les poux grouillaient) et aussi les coups et les brimades, et en fin de compte les SS tentaient de contester aux détenus le droit d'appartenir à l'espèce humaine, souhaitaient mettre en question leur qualité d'homme. L'objectif des détenus fut de tenir le coup, de survivre, de ne pas s'abandonner à la dérive vers la mort. "Je rapporte ici ce que j'ai vécu. L'horreur n'y est pas gigantesque. Il n'y avait à Gandersheim ni chambre à gaz ni crématoire. […] Le ressort de notre lutte n'aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu'au bout, des hommes."
"Et si nous pensons alors cette chose qui, d'ici, est certainement la chose la plus considérable que l'on puisse penser : Les SS ne sont que des hommes comme nous ; si entre les SS et nous […] nous ne pouvons apercevoir aucune différence substantielle en face de la nature et en face de la mort, nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde, tout ce qui place les êtres dans la situation d'exploités, d'asservis, et impliquerait par là-même, l'existence de variétés d'espèces, est faux et fou ; et que nous en tenons ici la preuve, et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être qu'une de celles de l'homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose." Voilà une des conclusions auxquelles aboutit l'auteur, qui en profite au passage pour dénoncer "la division en races ou en classes [qui,] étant le canon de l'espèce, [entretient] l'axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : Ce ne sont pas des gens comme nous." Axiome qui, hélas, a toujours cours aujourd'hui et, en ce sens, on peut dire que Hitler a gagné sa guerre !
Cependant, Robert Antelme n'omet pas de signaler que les camps ne sont que le grossissement extrême du monde en général : "la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, aux approches de nos limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de cette espèce qu'ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien « monde véritable» auquel nous rêvons."
De nombreux passages de ce livre, qui est à la fois un témoignage et une œuvre littéraire d'une remarquable puissance, m'ont marqué. D'abord parce qu'effectivement, pour reprendre le terme de Robert Antelme, c'est inimaginable ("Ils ont voulu faire de nous des bêtes en nous faisant vivre dans des conditions que personne, je dis bien personne, ne pourra jamais imaginer. Mais ils ne réussiront pas. Parce que nous savons d'où nous venons, nous savons pourquoi nous sommes ici. […] Ils ont pu nous déposséder de tout, mais pas de ce que nous sommes") : d'une certaine façon, on ne peut pas y croire et, de la part d'un romancier, ça paraîtrait forcé ou en partie inventé. Mais les détails concrets sont là, qu'il s'agisse des repas (et de la lutte pour racler la gamelle sans rien y laisser), des moments de solidarité (la fête de Noël, par exemple, avec la diction de poèmes et de chansons : "Il mettait toute son application à bien détacher les mots et à garder le même rythme dans sa diction. Jusqu'au bout il se tint raide, angoissé comme s'il avait eu à dire l'une des choses les plus rares, les plus secrètes qu'il lui fût jamais arrivé d'exprimer ; comme s'il avait eu peur que, brutalement, le poème ne se brise dans sa bouche"), du travail forcé ("Pourtant, la bête de somme qu'ils en avaient faite, ils n'avaient pas pu l'empêcher de penser en piochant dans la colline"), et pourtant absurde (aucune carlingue fabriquée par les détenus ne s'est avérée utilisable pour la machine de guerre allemande), de la marche jusqu'à Dachau pour fuir devant les Américains, ou de la description rigoureuse de la manière dont le camp était administré, avec les petits chefs désignés par les Allemands et qui devenaient rapidement une sorte d'aristocratie (mangeant mieux, mieux habillée, dormant dans des locaux chauffés, ne travaillant pas, mais se contentant de surveiller et de brimer) : "Le toubib espagnol est devenu rapidement un type assez parfait de l'aristocratie du kommando. Le critère de cette aristocratie – comme de toute d'ailleurs –, c'est le mépris. Et nous l'avons vu sous nos yeux se constituer, avec la chaleur, le confort, la nourriture. Mépriser – puis haïr quand ils revendiquent – ceux qui sont maigres et traînent un corps au sang pourri, ceux que l'on a contraints à offrir de l'homme une image telle qu'elle soit une source inépuisable de dégoût et de haine."
En fin de compte, Robert Antelme voit dans son expérience un concentré de l'oppression et de l'exploitation de l'homme par l'homme : "Mais l'expérience de celui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. Elle n'est autre aussi que l'extrême expérience de la situation de prolétaire. Tout y est : d'abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l'entretenir, en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l'opprimé et du même coup le justifie, lui." Mais, en dépit de tout ce "mépris – la plaie du monde –, tel qu'il règne encore partout plus ou moins camouflé dans les rapports humains. Tel qu'il règne encore dans le monde dont on nous a retirés. Mais ici c'était plus net. Nous donnions à l'humanité méprisante le moyen de se dévoiler complètement", il constate que "leur injure ne peut pas nous atteindre, pas plus qu'ils ne peuvent saisir le cauchemar que nous sommes dans leur tête : sans cesse nié, on est encore là." Eh oui, ils sont encore là, et ils sont restés des hommes, malgré tout, sachant que "l'on ne pouvait puiser de vraie force hors de la fraternité avec les autres d'ici."
J'ai été saisi aussi, sans en être surpris, par le pouvoir de la poésie, qui permet également de résister et de survivre : "Francis aussi devait y participer. Il devait dire des poésies. Il était assis sur la paillasse qui se trouvait très près du tréteau et, la tête dans les mains, il se récitait la poésie qu'il allait dire. Quelque temps auparavant, Gaston avait demandé à des copains d'essayer de se souvenir des poésies qu'ils connaissaient et d'essayer de les transcrire. Chacun d'eux, le soir, allongé sur sa paillasse, essayait de se souvenir, et quand il n'y parvenait pas, allait consulter un copain. Ainsi des poèmes entiers avaient pu être reconstitués par l'addition des souvenirs qui était aussi une addition de forces." Oui, la poésie devient un luxe qui permet à la fois de se saouler de beauté et pour un temps d'oublier la faim, le froid, les poux, la haine omniprésente, l'indifférence des villageois allemands libres, que les détenus aperçoivent quand ils partent pour l'usine ou qui passent parfois près du camp : "Sur la route qui longe le camp, des hommes passent, coiffés de passe-montagnes. Parfois, ils tournent la tête, ils voient derrière les barbelés, sur la neige, par petits essaims, ces formes qui se traînent. Eux marchent vite sur la route, ils ont la jambe nerveuse, l'œil vif. Ici, derrière le barbelé, chaque pas compte. Sortir la main de sa poche est une dépense."
Robert Antelme rend compte d'un réel à la fois existant et tellement monstrueux qu'il paraît peu plausible, mais il l'a vécu, et il a besoin de le communiquer, et rapidement, avant d'avoir oublié. Il use d'un style extrêmement simple, dépouillé, accessible à tous. Sa mémoire lui sert à montrer comment l'homme, réduit au dénuement extrême par la faim, le froid, les poux, le travail forcé, la maladie, entretient un rapport exigeant avec la vie, qui n'est ici qu'une survie, car "il ne faut pas mourir, c’est ici l’objectif véritable de la bataille. Parce que chaque mort est une victoire du SS."
L'espèce humaine est un livre exceptionnel, un de ces livres qui vous marquent pour la vie, et qui rendent bien dérisoires beaucoup des autres livres : c'est un livre de vie.

1 commentaire:

Christophe BRETHES a dit…

J'ai lu ce livre magnifique il y a quelques années. Merci Jean-Pierre de le rappeler à notre souvenir. christophe.