mercredi 15 juin 2011

15 juin 2011 : séparations


Ulrich : Écoute ce que dit l'étoile, ce que dit ton âpre étoile.

Wilfrid : Qu'est-ce qu'elle dit ?

Ulrich : Avancer toujours, même si on n'y croit plus. Avancer malgré la perte du but, avancer malgré la raison qui nous fige, nous immobilise, malgré la futilité que l'on découvre même dans ce qu'avancer veut bien signifier.

(Wajdi Mouawad, Littoral)





Voir un très grand film est chose somme toute assez rare. De même que lire un très grand livre. Il est finalement plus facile de voir de très grandes œuvres d'art, car elles sont rassemblées dans des musées. Pour les films et les livres, il faut tomber dessus par hasard, même si en général, pour ce qui est des œuvres déjà classiques, ils sont répertoriés dans des dictionnaires et des répertoires. Mais pour ce qui vient de sortir, seul le plus grand hasard peut nous y mettre en présence. Avec l'aide parfois d'une émission de radio, d'un article de journal ou de magazine. Et bien sûr, le fait d'aller dans des cinémas qui ne projettent que des films triés sur le volet, ou dans des librairies et bibliothèques qui sélectionnent sévèrement les nouveautés.

Je viens donc de voir un film iranien exceptionnel, Une séparation, d'Asghar Farhadi. Un film d'une densité, d'une intensité qui ont impressionné le public présent, si j'en juge par les commentaires à la sortie. Il est rare que les gens parlent d'un film en sortant du cinéma. Souvent, on n'a rien à en dire. Là, visiblement, je n'étais pas le seul à avoir été subjugué par ce suspense formidable : Simin, professeur, et Nader, employé de banque, vont-ils se séparer ? Ils se heurtent sur un point : Simin souhaite émigrer mais ne veut partir sans sa fille ; Nader ne peut abandonner son père, atteint de la maladie d'Alzheimer, et qui vit chez eux. Simin quitte momentanément le foyer conjugal pour retourner chez ses parents. Nader est donc contraint de faire appel à quelqu'un pour garder le père pendant la journée. Il engage une jeune femme, Razieh. Celle-ci est enceinte et se fait engager sans que son mari, au chômage, soit au courant. Elle a une petite fille qu'elle traîne avec elle chez Nader. Mais un jour qu'elle doit aller chez le gynéco, elle enferme à clé le vieil homme et Nader, qui rentre exceptionnellement plus tôt, le découvre tombé du lit et sans connaissance. Quand Razieh rentre, il la chasse brutalement, elle glisse dans l'escalier. Elle fait une fausse couche. Son mari traîne Nader devant le juge pour meurtre : la loi stipule que le fœtus de quatre mois et demi a été assassiné, s'il est effectivement prouvé que Nader a bien poussé la jeune femme avec violence.

Cette première séparation, Nader et Simin, sous les yeux de leur fille de douze ans, est doublée d'une deuxième, celle de deux couples, l'un constitué par une famille petite-bourgeoise (Nader et Simin ne sont pas religieux du tout et vivent quasiment à l'occidentale) et l'autre, celui de Razieh et de son mari, des prolétaires pieux écrasés par le destin. Bientôt les non-dits et les mensonges vont pulluler et finalement mettre à mal la recherche de la vérité, entraîner une violence des mots et des gestes. On est ici dans une société fermée, cadenassée par la religion toute-puissante, par les traditions (Razieh téléphone à un imam pour s'assurer qu'elle ne commet pas un péché en s'occupant de la toilette intime du vieillard qui s'est oublié), par des relations homme/femme forcément conflictuelles et qui s'ajoutent aux luttes de classe. L'ensemble est impressionnant. Et la fin, qui reste en suspens (la séparation des parents étant consommée, le juge demande à leur fille avec qui elle veut vivre), est magnifique. Dialogues incisifs et silences sublimes se succèdent. Les acteurs sont extraordinaires et n'ont pas volé le prix collectif d'interprétation qu'ils ont obtenu au festival de Berlin 2010. Du grand art.

Et tout ça m'a fait penser à ce livre d'essais littéraires de Paul Gadenne (1907-1956), Une grandeur impossible, que je viens de lire. J'avais relevé cette phrase : "La tâche du romancier, dans cette époque plus que dans toute autre, n'est pas seulement de montrer, elle est de donner sens : comment serait-il possible d'éviter de chercher à comprendre ? Non pour justifier, mais parce qu'il faut que la planète ne soit plus le "mauvais lieu" qu'elle est devenue, il faut que l'homme se reconstruise de l'intérieur. L'écriture précisément est un outil de reconstruction". Remplaçons romancier par cinéaste et écriture par réalisation de film, et on trouvera avec Une séparation un exemple parfait d'une œuvre qui donne du sens et qui aide à se reconstruire de l'intérieur.

Nous sommes en effet tous au bord de la séparation, non seulement à cause des différents cloisonnements de la société : dedans/dehors, hommes/femmes, parents/enfants, vieillards/jeunes, riches/misérables, honnêtes/malhonnêtes (etc.), mais parfois nous ne sommes pas loin d'être séparés de nous-mêmes. Nous ne vivons pas toujours ce que nous souhaitons, nous sommes écartelés entre le principe de réalité et le principe de plaisir, entre le goût du pouvoir (qui fait dire à Lady Macbeth dans l'opéra de Verdi : "Tu as une âme ambitieuse, Macbeth... Tu aspires à la grandeur, Mais sauras-tu faire le mal ? Il est jonché de crimes, le chemin du Pouvoir, Et malheur à celui dont le pied vacille, et qui recule !") et l'aspiration au simple rêve qui fait dire à Wilfrid dans la pièce de Wajdi Mouawad, Littoral : "Hey, le rêve, à quoi tu sers si t'es pas capable de changer le monde, à quoi tu sers ?"

Eh oui, on se pose la question, mais ça n'empêche pas, heureusement, de rêver !

* * *

Sur ce, je pars en voyage pour une douzaine de jours : Pologne (Cracovie, Zakopane, Varsovie), puis Russie (Saint-Petersburg). Je vais donc sans doute négliger ce blog pendant tout ce temps. Mais je gage que ça ne vous manquera pas tant que ça ! Ce sera une séparation, certes, mais courte...

Aucun commentaire: