mercredi 17 août 2011

17 août 2011 : une vie de chien


On ne s'était encore pas dit un mot.

On s'était juste fait les gestes importants.

(Jean-Pierre Spilmont, Sébastien)


Attiré par une émission de radio, je viens de lire Niki ou l'histoire d'un chien, de Tibor Déry (Circé-poche, 7,50 €).

L'histoire se passe après la guerre, entre 1948 et 1955, en Hongrie. M. et Mme Ancsa, tous deux communistes, lui ingénieur (très rigoureux, il "croyait devoir éprouver, à l’égard des bêtes, voire des plantes, le même sentiment de responsabilité qu’à l’égard de son prochain"), elle n'a pas de vrai emploi, mais participe à la propagande du parti, vivent difficilement, après la perte de leur unique fils pendant la guerre. La chienne d'un voisin, colonel en retraite et réactionnaire, échoue chez eux, qui sont en mal d'affection à donner. Or, "l'affection n'est pas seulement un plaisir pour le cœur mais aussi un fardeau qui, en proportion de son importance, oppresse l'âme autant qu'il la réjouit", note l'auteur. Peu à peu, ils ne peuvent plus se passer de la chienne qui s'incruste, car "il n'existe pas de dictature plus féroce ni plus sournoise que celle de l'amour". Ancsa travaille beaucoup, elle va l'attendre à l'arrêt du tramway. Quand ils emménagent – enfin – à Budapest, elle les suit. Cependant, la situation politique est bizarre, et se dégrade peu à peu. Un beau jour, Ancsa perd son emploi, il est reclassé ailleurs, mais pas dans sa spécialité. Puis il est arrêté, et disparaît sans que personne ne sache où il est passé. En prison, évidemment, mais sans la moindre explication, ni le moindre procès. Mme Ancsa (elle-même persécutée, elle ne peut plus être acceptée à la propagande) continue à s'occuper de la chienne. Peu à peu, son univers se rétrécit, elle doit accepter des colocataires, on est dans une société où "chacun construit son enfer ou son paradis comme il peut". La chienne souffre aussi beaucoup de l'absence de son maître, et peu à peu, elle dépérit. Quand enfin, au bout de quatre ou cinq ans, Ancsa est libéré, sans aucune explication d'ailleurs, la chienne est morte.



Niki décrit une humanité vue à travers le prisme d'une chienne qui, bien sûr, ne comprend pas tout à fait tout ce qui se passe. L'auteur nous rappelle que "la science ne sait pas grand-chose du corps de l'homme et encore moins de celui de l'animal. Et de l'âme donc. Sans parler des relations entre le corps et l'âme, aussi peu connues, pour le moment, qu'une forêt vierge du Brésil". Tibor Déry se sent donc tout à fait libre de traiter l'animal à l'égal des humains, avec ses défauts, mais aussi surtout sa capacité d'aimer : "l'amour ne saurait tenir compte du mérite, sous peine de devenir un marché", c'est en cela que les Ancsa aiment leur chienne, qui ne le mérite pas forcément toujours. Il s'agit d'un conte moral et politique où, en filigrane, les difficultés liées à la dictature s'insèrent tout naturellement, et d'autant plus tragiquement que les personnages sont communistes. Les thèmes principaux, la liberté et l'amour, sont ici mêlés aux contradictions d'une société qui frôle l'absurdité, dans un contexte de peur généralisée. Le communisme semble avoir oublié l'homme ("le propre de l’homme est d’attendre davantage d’autrui que de soi-même", nous rappelle l'auteur), seul l'amour pourrait être un salut.

L'auteur a écrit et publié ce livre en 1955, juste avant la révolution de 1956, où il prendra une belle part, ce qui lui valut quelques années de prison. Ici, il ne peut guère écrire dans une liberté totale, la censure règne, mais de-ci de-là, il laisse filer quelques phrases assez sévères sur le régime stalinien : "L’abus de pouvoir, ce vice funeste de tous les rois, chefs, dictateurs, de tous les directeurs, chefs de service, secrétaires, de tous les bergers, vachers et porchers, de tous les chefs de famille, de tous les éducateurs, de tous les frères aînés, de tous les vieux et de tous les jeunes ayant charge d’âme, cette puanteur, cette maladie, ce foyer d’infection qui est le propre de l’homme et qui ne se développe chez aucun autre fauve sanguinaire, cette malédiction et ce blasphème, cette guerre, ce choléra était chose inconnue dans la maison Ancsa".

Oui, mais en a-t-on fini avec l'abus de pouvoir ? Tant qu'il existera, des livres comme celui-ci, sous son apparence anodine de roman animalier, seront toujours utiles, si tant est que la littérature soit utile à quelque chose. Très beau livre, à placer aux côtés de Maître et chien, de Thomas Mann, de Je suis un chat de Sōseki Natsume et de Temps de chien de Patrice Nganang.

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