lundi 12 décembre 2011

12 décembre 2011 : L'AAAmoûRRR !

et dans l'ombre de chaque nuit
dormir et s'aimer encore
ô dormir
fleurir ensemble
(Gaston Miron, L'homme rapaillé)


Si le monde vivait d'amour, ça se saurait. Et puis, il y a amour et amour. Les Grecs distinguaient très clairement éros (l'amour physique), agapé (l'amour divin, ou même pour Platon l'amour de la vérité et de l'humanité), philia (l'amitié) et storgê (l'amour familial, parental ou filial). Mais pour que tout cela fleurisse ensemble, comme le souhaite Gaston Miron en un beau poème, il faut accumuler beaucoup de qualités et savoir en faire un subtil dosage.
Le hasard a voulu que la même semaine j'aie vu au cinéma L'art d'aimer, le superbe film d'Emmanuel Mouret et que j'aie lu Sans amour, le très beau livre de Pierre Pachet, au moment où j'achevais l'extraordinaire recueil de Gaston Miron. Bien entendu, le titre du livre de Pierre est une antonymie, car j'ai rarement lu un livre aussi rempli d'amour. De son côté, le film d'Emmanuel (le titre est évidemment une allusion au petit traité d'Ovide) est une défense et illustration des différentes façons de tomber amoureux dans le monde moderne et de se laisser aller ou non au désir. Pas si simple.


En effet, L'art d'aimer explore les facettes du désir sans doute, de l'interdit aussi (doit-on dire à son conjoint qu'on est irrésistiblement attiré par d'autres hommes, et celui-ci peut-il accepter facilement ce genre de dit ?), des tentatives d'approche, de la fascination de la découverte et du premier moment, des pulsions inavouées et inavouables, du fantasme (quand on est seul, on vit surtout de fantasmes), de l'ennui de la conjugalité (et de l'insatisfaction qui suit), de la jalousie (eh oui, on a beau être moderne, on n'en est pas moins possessif !), de la confidence et aussi du renoncement (on peut voir dans l'histoire de la femme mariée jouée par Ariane Ascaride une illustration moderne du dénouement de La Princesse de Clèves), et développe les diverses stratégies mises en œuvre pour accéder – enfin ? – au paradis espéré, entrevu et attendu. Car l'auteur joue ici sur plusieurs histoires, un peu à la manière des films à sketches des années 50 et 60, sauf qu'ici les histoires s'entrecroisent quelque peu. Il y a pas mal de cruauté dans cette farandole amoureuse, extrêmement élégante, où les actrices mènent le bal... et les hommes par le bout du nez (les séquences avec François Cluzet sont impayables). Un film léger, un film-papillon, très drôle, sur la complexité de la mise en place et de la mise en scène (en espace, pourrait-on dire, en pensant à la scène de la chambre d'hôtel) de l'entrecroisement entre désir et sentiment amoureux. Je me suis régalé en voyant ce film subtil et superbement joué.
Pierre Pachet, lui, explore dans Sans amour ce qui se passe quand on se retrouve seul et ayant perdu son amour, veuve par exemple (ou veuf, il parle un peu de lui, mais il parle surtout des femmes de son entourage, de celles qu'il a connues dans son enfance et sa jeunesse, ces femmes dont il avait l'impression qu'elles étaient des femmes sans homme). Il s'interroge : "Que devient le corps intouché ? […] le corps s'abandonne peu à peu, avec notre complicité, il se résigne. Il s'habitue à mourir à lui-même. Il s'éloigne de soi. Il n'y pense pas (on n'y pense pas). Le corps se désintéresse de la chose, laissant l'esprit seul avec les stimulations diverses, ce qu'on voit, ce dont on se souvient avec regret et amertume". Eh oui, l'auteur a perdu sa femme, il se dit "parvenu moi-même à un âge où je comprends ce que signifie renoncer à des possessions et se faire aussi léger que possible pour dire adieu". En effet, quand "il faut continuer à prendre soin de soi, un risque s'ouvre chaque jour, moment après moment, une bifurcation, un doute : pour qui faire cet effort souvent pénible, en pensant à qui ou à quoi ?" On est là dans le domaine du corps, de ce corps qui devient effectivement intouché, et peut-être intouchable si on n'en prend pas soin.


Mais Sans amour est aussi et surtout un livre sur l'amour humain au sens très large, et sur ses diverses composantes. Car toutes ces femmes sans hommes aimaient les autres, les enfants, les malades, les blessés de la vie. Peut-être parce qu'elles avaient été irrémédiablement blessées elles-mêmes, qu'elles souffraient de n'avoir pas été aimées ? Et lui-même, Pierre, n'a-t-il pas accompagné avec beaucoup d'amour sa femme : "en particulier lors de sa maladie, j'ai eu à me tenir presque impuissant à côté d'elle alors qu'elle était menacée puis condamnée, qu'elle avait à se préparer, dans la douleur, à sa mort. Je n'ai pas éprouvé ce qu'elle éprouvait, j'ai éprouvé que je ne pouvais pas l'éprouver, mais j'ai été là, à ma place". Oui, il était là, impuissant certes (ce mot désigne aussi celui qui n'arrive plus à faire l'amour, et je crois que tous les viagra du monde n'y changent rien), mais tout proche, observant qu'elle "avait rejoint son propre renoncement, l'avait établi et le renforçait de jour en jour dans la solitude de chacun des endroits de son corps".
On retrouve ici ce thème du renoncement auquel tout être humain est confronté un jour : il faut bien renoncer à la jeunesse et à la beauté qui y est liée (sinon on devient comme la marâtre de Blanche-Neige, on persécute les jeunes qui vont nous supplanter!), il faut renoncer au monde du travail – qui pour certains, constitue le seul mode d'appropriation du monde, et la retraite les voit désemparés, – il faut renoncer au conjoint qui nous quitte (c'est de plus en plus fréquent), il faut renoncer à la bonne santé aussi quand la maladie nous frappe (et c'est toujours injuste) et, un beau jour, il faut renoncer sans doute à l'amour physique aussi. Ça n'empêche pas de garder "confiance dans la vie (dans l'avenir de la vie, parce que c'est de ça qu'il s'agit)". Il suffit pour cela de rester simple, tel qu'on est, et de se méfier des maux qui peuvent entacher la continuation de la vie : "la grandiloquence, l'excès, la surévaluation de soi, l'exhibition".
Sans doute, comme le chante Gaston Miron, "l'air que je respire / est trop rare sans toi", et "la tristesse a partout de beaux yeux de hublot". Mais l'amour de la vie (qui n'a que peu à voir avec les petites baiseries minables dont on nous rebat les oreilles, et qui ont d'ailleurs une fin) permet d'aller plus loin, "dans l'en-dehors du temps de l'amour / dans l'après-mémoire des corps et du cœur".
Sans amour est un très grand livre, un livre de vie, un livre de combat, comme L'homme rapaillé, de Gaston Miron, est un sommet de poésie libertaire et militante pour la vie : "Le poème refait l'homme", nous rappelle le poète. Faisons en sorte que ce soit vrai !

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