lundi 13 août 2012

13 août 2012 : les "maudits"


Pourquoi ne lis-tu rien de moderne ?
Peut-être parce que je n'aime pas être déçu. Si je lis un ouvrage qui m'ennuie, je me sens vraiment floué. Avant, c'était différent : j'avais du temps à revendre, et je retirais toujours quelque chose d'une lecture, même ennuyeuse. Maintenant, j'ai seulement l'impression d'avoir perdu mon temps. Peut-être que j'ai vieilli.
(Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil)


Je viens de faire une cure de nos romanciers du XIXe. Flaubert et son extravagant Bouvard et Pécuchet (lu sur ma liseuse, rarement autant ri en lisant un livre), Balzac et son étonnant Enfant maudit (trouvé dans la bibliothèque de ma sœur). C'est fait aussi pour ça, les vacances : revisiter les classiques, plutôt que de plonger dans ces ineffables romans des plages qui, de toute façon, me tombent des mains au bout de deux pages. Je pense aux lignes de Danielle Sallenave : "L'accès au livre, plus que tout, réclame des passeurs : on vient au livre parce que quelqu'un vous y conduit. Et cela durant toute la vie. Combien de fois avons-nous lu, et souvent aimé, un livre parce qu'il nous venait de quelqu'un que nous aimions, en qui nous avions confiance ? Mieux : qui nous avait fait, dans tous les sens, le don de ce livre. Mais on a trop tendance à oublier ou même à mépriser aujourd'hui tout ce qui relève des formes les plus anciennes de la transmission : échange, contact, passage de témoin, don" (« Nous, on n'aime pas lire »). Là, j'ai été ravi au double sens du terme, c'est-à-dire plongé dans l'enchantement, et aussi enlevé, soulevé de terre. Je causerai de Flaubert une autre fois, restons-en au Balzac.
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1591 en Normandie : Jeanne de Saint-Savin, dix-huit ans, mariée au duc d'Hérouville, cinquante ans, va accoucher. Or, sept mois seulement sont passés depuis son mariage. Le duc qui se sait peu aimé de sa femme (à qui il fait très peur, par sa force, sa laideur, sa voix) la soupçonne de l'avoir trompée avant le mariage : elle était en effet amoureuse de son cousin Georges de Chaverny, un huguenot. Elle a dû condescendre à ce mariage arrangé. Elle est malheureuse. L'orgueil de caste de son mari, qui veut un héritier mâle, mais venant de lui, et non pas d'un autre, l'incite à inviter Beauvouloir, un rebouteur (mi-accoucheur, mi-sorcier) pour assassiner l'enfant à la naissance. Mais l'homme a pitié de Jeanne, et il convainc Hérouville de laisser vivre le bébé : pargnez-vous un crime, cet enfant ne vivra pas", assurant ainsi le vœu de Jeanne. Étienne naît donc, mais si chétif et fragile, que la mère ne veut pas s'en séparer et lui donne le sein elle-même. Le père s'étant absenté pour la guerre, Jeanne a quelques mois heureux, elle s'occupe de son petit et le fait vivre. Mais au retour du mari, elle doit accepter que l'enfant maudit soit relégué dans une chaumière de pêcheur voisine du château, le père ne voulant pas le voir. Jeanne, de nouveau enceinte, mène sa grossesse au bout cette fois, mais on lui enlève l'enfant, Maximilien, que le père éduquera à sa façon pour en faire un seigneur violent et sanguinaire. Les années passent : Étienne, élevé par sa mère, devient poète et musicien, il communie avec la nature et le proche océan. Jeanne, dont la santé est précaire, meurt. Étienne est désormais livré à lui-même, n'étant secouru que par Beauvouloir et un vieil écuyer de son père qui l'a pris en pitié. Quand son frère Maximilien meurt de mort violente, le père prend soudain conscience qu'il a un héritier, ce fils qu'il n'a jamais voulu voir. Il souhaite marier Étienne, mais Beauvouloir assure qu'il faut préparer cette âme pure au mariage, et en l'absence du vieux duc, il lui fait rencontrer sa propre fille, Gabrielle, tout aussi délicate qu'Étienne. Les deux jeunes gens se plaisent dès la première rencontre. Cinq mois enchanteurs passent entre eux. Mais le duc revient, avec cette fois une riche héritière destinée à son fils. Il ose menacer Gabrielle : "Au moment où Étienne vit la large main de son père armée d’un fer et levée sur Gabrielle, il mourut, et Gabrielle tomba morte en voulant le retenir. Le vieillard ferma la porte avec rage, et dit à mademoiselle de Grandlieu : — Je vous épouserai, moi ! — Et vous êtes assez vert-galant pour avoir une belle lignée, dit la comtesse à l’oreille de ce vieillard qui avait servi sous sept rois de France".
Cet extraordinaire roman bref de Balzac, à la fois roman historique, terrifiant (gothique), sentimental, mystique et philosophique, est une succession de scènes magnifiques : l'accouchement de Jeanne d'Hérouville, qui ouvre le récit, est saisissant. Le portrait du père, une sorte de Barbe-bleue, est impressionnant : "S'il avait en exécration les beaux hommes, il n'en détestait pas moins les gens débiles chez lesquels la force de l'intelligence remplaçait la force du corps. Pour lui plaire, il fallait être laid de figure, grand, robuste et ignorant". L'éducation d'Étienne par sa mère, qui veut en faire un prolongement d'elle-même, favorise tout un développement sur l'inconscient, les relations entre le physique et le moral : "Comme tous les hommes de qui l'âme domine le corps, il avait la vue perçante", peut-on lire ou plus loin : "Était-il fatigué ? Sa délicatesse instinctive l'empêchait de se plaindre". Même si Jeanne est vertueuse, elle ne pensait pas moins à son amoureux quand Étienne fut conçu. Et elle finit par le rendre semblable à son "fiancé" disparu, elle en fait un être cultivé, sensible, quasi angélique. Quand il rencontre Gabrielle, être aussi séraphique que lui, Étienne réalise "le délicieux rêve de Platon, il n'y avait qu'un être divinisé". Enfin, la naissance de l'amour, chez les deux jeunes gens, figure parmi les pages les plus intimes que Balzac ait écrites dans ses romans : "ils restaient l'un et l'autre étonnés et silencieux, car l'expression des sentiments est d'autant moins démonstrative qu'ils sont plus profonds". Dans ce magnifique roman d'amour, la pureté s'impose : "Il est dans l’amour un moment où il se suffit à lui-même, où il est heureux d’être. Pendant ce printemps où tout est en bourgeon, l’amant se cache parfois de la femme aimée pour en mieux jouir, pour la mieux voir ; mais Étienne et Gabrielle se plongèrent ensemble dans les délices de cette heure enfantine" [...] "Les caresses vinrent, lentement, une à une, mais chastes comme les jeux si mutins, si gais, si coquets des jeunes animaux qui essaient la vie. Le sentiment qui les portait à transporter leur âme dans un chant passionné les conduisit à l’amour par les mille transformations d’un même bonheur. Leurs joies ne leur causaient ni délire ni insomnies. Ce fut l’enfance du plaisir grandissant sans connaître les belles fleurs rouges qui couronneront sa tige. Ils se livraient l’un à l’autre sans supposer de danger, ils s’abandonnaient dans un mot comme dans un regard, dans un baiser comme dans la longue pression de leurs mains entrelacées".
Aujourd'hui, où dans bien des sociétés des enfants sont encore rejetés, parce que jumeaux, albinos, ou paraissant illégitimes, ou tout simplement parce que ne ressemblant pas aux désirs des parents, il est bon de se replonger dans L'enfant maudit (on le trouvera dans Nouvelles et contes, tome 1, 1820-1832, chez Gallimard, collection Quarto, ou sur internet dans http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Enfant_maudit). D'ailleurs, ne sommes-nous pas tous un peu maudits, forcément tellement différents de nos parents ? Cette part maudite, elle est en nous. Elle est précieuse, cette part, c'est elle qui nous rend originaux, spéciaux, qui fait la richesse et la variété de la vie humaine. Et qui fait que, heureusement, on ne se ressemble pas tous !

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