lundi 17 septembre 2012

17 septembre 2012 : des mouches et des hommes



Car il n'y a rien d'aussi circonscrit, d'aussi concret qu'une île.
(Fredrik Sjöberg, Piège à mouches)


Décidément, je suis en plein plongé dans les îles. Après le roman québécois, voici un roman suédois, d'un inconnu, Fredrik Sjöberg (qui n'a même pas une notice sur wikipedia, du moins en français) : Piège à mouches (éd. Les Allusifs), qui conte l'histoire d'un entomologiste, spécialiste des syrphes (une des espèces de mouches). À première vue, rien de palpitant, voire même on peut penser qu'il s'agit de quelque chose de rébarbatif, d'une sorte d'objet lisible non identifié, mi-roman, mi-essai, mi-récit biographique, qu'on aborde avec étonnement, mais qui nous prend, et qu'on ne quitte plus.
illustration 
Le narrateur piège ses syrphes avec le piège à insectes Malaise, du nom d'un entomologiste suédois réputé (mais oublié aujourd'hui, en dehors de son piège) du début du XXe siècle, René Malaise (1892-1978), descendant d'émigrés français. Ce narrateur est un collectionneur passionné qui vit dans une petite île de 15 km². Il raconte donc sa passion, et ses recherches pour arriver à comprendre Malaise, dont la biographie est assez difficile à déterminer. En effet, non content d'être un entomologiste réputé, Malaise s'est mêlé aussi de théories géologiques, s'opposant à Wegener et à sa thèse de la dérive des continents, préférant l'hypothèse de l'Atlantide. Et par ailleurs, Malaise fut en fin de vie un grand amateur d'art, il rédigea de nombreux articles sur l'art dans des revues spécialisées et confia ses collections à l'Université d'Umeå. À vrai dire, ce roman ne raconte pas d'histoire, mais se révèle une sorte de traité de philosophie pratique mêlé d'anecdotes narratives, dans lequel le narrateur discourt sur la mort, sur l'art ("on m'objectera que tout un chacun, indépendamment du niveau d'instruction et d'expérience, est capable de saisir la beauté de certaines œuvres d'art, de morceaux de musique. Cela est vrai ; mais il est tout aussi vrai qu'un esprit néophyte se laisse facilement obnubiler par le côté douceâtre, romantique et joli, ce qui est déjà bien, mais qui reste superficiel, un premier contact qui ne mène pas loin"), sur la nature, sur la collectionnite ("une occupation apaisante comme un travail artisanal et tout aussi excitante"), sur l'amour, sur la science et sur la littérature ("et ce sont rarement les ouvrages les plus importants qui procurent le plus grand plaisir à la lecture"). Pour appuyer ses réflexions, il convoque en particulier des écrivains et philosophes, dont deux que j'aime beaucoup : David-Herbert Lawrence (L'homme qui aimait les îles) et Milan Kundera (La lenteur). Au début, je me demandais si je finirai le livre, mais plus j'avançais, plus je trouvais une stimulation intellectuelle, un sens captivant du mystère, un humour étincelant et subtil.
Le narrateur vit seul, mais l'île en été est envahie de touristes et de randonneurs. C'est l'occasion de fustiger dans une scène hilarante un randonneur curieux d'apercevoir ce drôle d'individu immobile avec son piège à insectes : "Vous trafiquez quoi, là ? » Le ton n'était pas ouvertement hostile, mais de toute évidence il se sentait appelé à engager une discussion, comme si j'étais une curiosité locale, un aborigène rémunéré par la Commission européenne, placé à cet endroit avec l'obligation de divertir les randonneurs désœuvrés. Il paraît que ça existe." Le randonneur en question en observant les insectes piégés se persuade que ce sont des guêpes (alors qu'il s'agit de syrphes) et n'en démordra pas : "il restait là, sans bouger. Des minutes s'égrenaient. Il était sûrement en train de forger une réplique définitive, irréfutable ; enfin, elle fusa : – Des guêpes ! Mettez-vous ça dans la caboche. » Là-dessus, il repartit, sa chemise flottant au vent."
Sans la moindre prétention, même si l'ensemble est très sérieux, le roman déroule une réflexion sur le sens de la vie, en particulier à travers l'itinéraire de René Malaise, explorateur (notamment pendant plusieurs années au Kamtchatka, récit raconté ici dans le détail et farci d'anecdotes) et aventurier. Surtout le narrateur nous donne envie de nous poser dans la nature, d'observer plantes et insectes, et de changer notre regard sur l'entomologiste, dont il signale l'image d'Épinal : "hurluberlu essoufflé qui court à travers champs et bosquets à la poursuite de papillons fuyants". Mine de rien, il égratigne au passage les écologistes en chambre qui, souvent, ne connaissent rien à la nature. Un livre de rêverie aussi et de méditation. Bref, ça m'a beaucoup plu, et bravo à la Médiathèque de Bordeaux de m'avoir fait connaître cet ouvrage.

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