samedi 13 octobre 2012

13 octobre 2012 : vive la télé !


alors je tuerai tout le monde et je m'en irai.
(Alfred Jarry, Ubu roi)



La dictature de la majorité m'a toujours insupporté. Même enfant. Je me souviens en CM 2 comment une large majorité de la classe s'était liguée contre une pauvre fille qui n'était pas bien douée, un peu laide, très grande (j'étais minuscule) et plus âgée (j'avais un an d'avance, ça devait nous faire deux, peut-être même trois ans d'écart), mal fagotée, sans doute (mais après tout, je n'en savais rien) pas assez aimée chez elle, et objet de toutes les moqueries. Elle était devenue ma préférée, en particulier quand on jouait en cour de récréation au jeu « Entre les deux, mon cœur balance », une ronde enfantine assez cruelle, où on devait choisir entre deux filles (ou garçons) placées au milieu de la ronde, et où à la fin tout le monde donnait un coup à celle (ou celui) qui n'avait pas été choisie, et embrassait celle choisie. Je la choisissais.
 
"Entre les deux, mon cœur balance
Je ne sais pas laquelle aimer des deux
C'est à, c'est à, c'est à Françoise ma préférence,
Et à Caroline les cent coups de bâton
Ah! Caroline si tu crois que j't'aime
Mon p'tit cœur n'est pas fait pour toi
Il est fait pour celle que j'aime
Et non pas pour celle qu'j'n'aime pas."

Ça me fendait le cœur de voir qu'à chaque fois elle était battue, et que souvent on faisait exprès de la mettre au milieu pour servir d'exutoire à la méchanceté générale. C'était déjà, en somme, de la télé-réalité, où il faut choisir et éliminer. Tout ça pour en venir à parler de la télévision, qui est vraiment le règne de cette majorité épouvantable qui semble gouverner le monde. Il est loin le temps où Jean-Pierre Mocky se livrait en 1968 dans un film prémonitoire, La grande lessive, et avec l'aide de Bourvil, à une démolition en règle des abus de la télévision dans la conscience des jeunes élèves. Remarquons que ce film ne passe quasiment jamais à la télévision et qu'aujourd'hui où tous les films sont coproduits par la télévision, il ne trouverait pas de financement ! Et pourtant, à l'époque, on n'avait encore rien vu ! Loin aussi le temps où Bertrand Tavernier en 1979, dans La mort en direct, dénonçait les dérives de l'audimat.
Mais quelques films jouissifs sortis récemment sont encourageants. Tout de même, le pouvoir arrogant de la télévision, cette machine à décerveler parfaitement ubuesque (la plupart des animateurs semblent sortis tout droit des pièces de théâtre d'Alfred Jarry, qui ont pourtant plus de cent ans), il est bon de le dénoncer sans cesse et toujours, d'autant plus que c'est devenu l'unique source de « culture » d'une majorité de la population, chez qui les postes sont ouverts à longueur de journée. on ne parle plus que de ça (et des "buzz" d'internet) dans les conversations au bureau, dans les transports en commun le matin, « Qu'est-ce que t'as regardé hier au soir ? T'as vu un tel ? T'as regardé les guignols ? » etc.

Je n'ai pas vu Superstar, le film français. Mais sur le même sujet, le film italien Reality est magnifiquement réussi. Il se passe à Naples, dans les milieux populaires, où une émission de télé-réalité « Il grande fratello », fait fureur. Luciano, le poissonnier, beau parleur, poussé par ses jeunes enfants, tente le casting. Il n'y croit pas trop, mais peu à peu, se prend au jeu, il attend les résultats avec impatience, devient une vedette dans son quartier, et malgré les mises en garde de quelques membres de sa famille, convaincu qu'il va être un des heureux élus, vend sa poissonnerie. Il remarque autour de lui des va-et-vient de personnes inconnues, se persuade qu'il s'agit de gens de la télé incognito qui viennent s'assurer en cachette qu'il est un candidat valable, et finit par sombrer dans un délire paranoïaque dont il ne ressort pas indemne. Cette dénonciation par l'absurde des téléspectateurs voyeuristes est une vraie réussite, avec la tchatche italienne (ah ! le plaisir de voir un film italien en langue originale !), et démontre le vide spirituel dans lequel notre société tout entière (la société du spectacle chère à Guy Debord ?) est en train de sombrer.
 
Quant au film américain God bless America, il est sensationnel, à tous points de vue. Là, la télévision-poubelle est en toile de fond permanente, avec l'abrutissement omniprésent opéré par les reality shows, les innombrables spots publicitaires, les émissions de talk-show où l'animateur, généralement ultra-réactionnaire, prend la vedette et écrase l'invité... Le héros, Frank, est un Américain moyen, divorcé, harcelé par sa petite fille hystérique, qui ne veut plus le voir parce qu'il ne lui offre pas les dernières nouveautés numériques. Il est gêné par le jeune couple de voisins qui regardent la télé à longueur de journée et dont le bébé est un hurleur de première, et qui se débrouillent pour garer leur voiture de manière à l'empêcher de pouvoir sortir la sienne. Frank est dérouté par les discussions absurdes avec ses collègues de bureau qui ne tournent qu'autour des derniers potins télévisuels les plus débiles, et en particulier qui se moquent d'un jeune homme qui s'est présenté à une émission particulièrement obscène du style Nouvelle star. Frank donc, apprenant qu'il est atteint d'une tumeur au cerveau, qu'il est viré de son travail pour harcèlement sexuel (il a offert des fleurs à la réceptionniste de la boîte !), prend le taureau par les cornes, s'empare des armes qu'il possède, en achète d'autres et part à l'aventure pour libérer l'Amérique de tous ces horribles personnages qui polluent l'environnement : il s'en prend donc d'abord à une lycéenne infecte d'une émission de télé-réalité (« Je suis belle et riche », clame-t-elle à tout bout de champ et pique une crise quand ses parents lui offrent une belle voiture et non pas le 4x4 qu'elle voulait), il la tue, et à cette occasion, est rejoint par une autre lycéenne un peu paumée, Roxy, admiratrice de son acte. En fait, Roxanne est en décalage avec les autres ados de son âge, complètement décervelées pour ce qu'on peut en voir. Tous deux partent sur les routes, s'attaquent à un présentateur de talk-show qui a l'habitude de déverser sa haine sur les progressistes et de propager la peur (hop, éliminé lui aussi), à un groupe de manifestants anti-avortement et anti-pédés (ils ne pourront plus manifester !), à des jeunes abrutis qui passent la séance de cinéma à répondre au téléphone portable, à parler fort et à bouffer du pop-corn (ça va mal finir pour eux !), et enfin ils rejoignent le studio où est enregistré l'émission Ultrastarzs. Et là, en direct à la télé, Frank et Roxane se livrent en direct à un jeu de massacre. Tout cela est un mélange de Bonnie and Clyde et d'une sorte de road movie filmé à la manière d'un dessin animé (les séances de tuerie ne sont en aucune manière violentes, mais stylisées). La séquence dans le cinéma m'a forcément enthousiasmé, moi qui peste quand je vais dans un cinéma commercial (CGR, UGC) contre les bruits de pop-corn et parfois les sonneries de téléphone portable. Quant à la séquence finale dans le studio de télévision, gageons que Jean-Pierre Mocky ne la désavouerait pas : que la platitude, la servilité, l'indignité, la bêtise de ce genre d'émissions, les ravages qu'elles propagent dans notre société (les téléspectateurs vivent par procuration), soient dénoncées avec cette virulence, m'a réconcilié pour un moment avec le cinéma américain. Ouf, il n'y a pas que des blockbusters débiles pour handicapés mentaux !
On me rétorquera qu'avec la multiplicité des chaînes de télévision, il y a beaucoup d'émissions intéressantes. Certes, mais elles sont noyées dans une telle masse qu'il faut les chercher... Et visiblement, aussi bien les couches populaires en Italie (Reality) que les classes moyennes aux USA (God bless America) ne les regardent pas et sont coincées, manipulées entre spots publicitaires et émissions débilissimes ! Ce qui développe leur paresse intellectuelle. Et je ne parle pas des enfants et des jeunes nourris à cette malfaisance... Ça fait peur !
Je parierai que ces deux films n'auront pas beaucoup de succès : les gens n'aiment pas le reflet de la réalité, ni qu'on s'en prenne à leur support favori. Tant pis. Après tout, là, on est dans la salubrité publique. Il y va de la santé mentale de la population... "N'importe quelle sottise peut provoquer un mouvement dès l'instant que, autour d'elle, elle groupe une majorité !", dit Abel dans la pièce de théâtre d'August Strindberg, Camarades.
Vivent les minorités ! J'entendais ces jours-ci à la radio que ce mot était devenu non-politiquement correct, on ne l'emploie plus ! Tant pis, je l'aime, moi, ce mot, et suis fier de faire partie de tout un tas de minorités...

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