dimanche 14 octobre 2012

14 octobre 2012 : deux brûlots


Je crois que c'est l'âge qui va mal à la révolte, je crois qu'une certaine posture de jeunesse n'est pas tenable passé la date, je crois qu'il y a péremption pour la colère, ou alors c'est une faiblesse [...]
(Gilles Sebhan, Domodossola : le suicide de Jean Genet)


Nous sommes dans les territoires occupés, au début des années 90. Les soldats israéliens maltraitent et parfois tuent sans états d'âme tous ceux qui protestent, essaient de vouloir défendre leur bien, leur maison, leur terre, en les traitant de terroristes : "lorsque l'ennemi entre dans ta maison et prend tes vêtements, voilà, et quand il occupe les pièces de ta maison, et te laisse un bout de couloir, juste ce qu'il faut pour y tenir debout, toi et ta famille […], et qu'après, après avoir pris ce qui est à toi, il te dit maintenant « faisons la paix », voilà, si tu dis non, tu es un terroriste ?" C'est ainsi que le conflit est perçu par des jeunes Palestiniens de Gaza qui ont perdu des parents, qui ont été chassés de chez eux par la soldatesque. Ibrahim, Riham et son frère Gihad, Nedal, Mohammad, Ramy, Ahmed et le jeune Oualid, se soudent entre eux et essaient de reconstituer une fratrie, en rêvant à un monde meilleur. Mais l'horreur de la guerre et des tueries gratuites les rattrapent lorsqu'ils voient des soldats assassiner froidement un jeune garçon et sa mère ou faire sauter des maisons. L'Intifada commence, cherchant à venger la population. Oualid, à peine adolescent, qui a toujours vécu dans la rue, a la haine chevillée au corps. Aux provocations des enfants qui veulent être chez eux et qui jettent des pierres ripostent les vraies balles de soldats surarmés. Car la haine ne peut qu'engendrer la haine. Pourtant, pensent certains Palestiniens, "Ils ont souffert, ils ont été persécutés, et au lieu d'en tirer un enseignement, au lieu d'avoir pitié de nous parce qu'ils connaissent la douleur, ils nous infligent les tortures qu'on leur a infligées". Tout cela finit très mal, la fragile communauté se délite. Des survivants, Ramy, ne supportant pas d'être amputé de la jambe, se suicide, Mohammad devient fou, Gihad pour la Syrie et Nedal choisit le combat permanent. Quant à Ibrahim, il "meurt chaque jour en même temps qu'un camarade palestinien, qu'un enfant, qu'une femme, qu'un homme, en même temps que l'Intifada et ceux qui la combattent". 

 
Alors, trouve-t-on ici "incitation à la haine", "apologie du terrorisme et du Djihad", voire "incitation à la haine raciale et antisémite" comme l'ont estimé les associations qui ont demandé l'interdiction de ce roman écrit par une très jeune égyptienne (quinze ans) vivant en Italie ? D'une part toute la narration est vue du point de vue des jeunes Palestiniens, qui ne peuvent pas penser autre chose que ce qu'ils sont en train de voir : confiscation de terres, maisons détruites, soldatesque abusivement arrogante (je pensais aux contrôles au faciès dans nos quartiers et au rejet qu'ils suscitent). Ramy ne dit-il pas : "il faut garder notre sang-froid, même la douleur ne doit pas nous rendre fous. Nous devons les vaincre en nous maîtrisant nous-mêmes. […] Avec les attentats et les bombardements, nous n'arriverons jamais à la paix". Cependant l'humiliation permanente, l'absence de perspectives, les émotions primaires, sont les plus fortes. Même l'histoire d'amour entre Ramy le Palestinien et Sarah l'Israélienne sera sans issue.
Au fond, la jeune romancière de Rêver la Palestine ne fait que dénoncer ce que tout le monde sait : une situation bloquée dans laquelle les Palestiniens, dépourvus de leurs droits les plus élémentaires, se trouvent confrontés avec une armée d'occupation. Et encore, le livre a été écrit avant la construction du fameux Mur de la honte, condamné par les Nations-Unies (mais si j'étais méchant, je dirais que, comme l'Allemagne des années 30 avec la SDN, Israël n'a jamais admis que l'ONU se mêle de ses affaires) !
Or, tout de suite après ce livre, je me suis lancé dans celui de Mumia Abu-Jamal, En direct du couloir de la mort. Et j'ai vu plus d'une ressemblance entre la situation des Palestiniens et celle des jeunes (et vieux) noirs des USA, telle que décrite par Mumia : "Alors qu'ils sont privés de toute possibilité de subsister légalement, méprisés par les politiciens prédateurs et par la police, abandonnés à un système éducatif dégradé qui ne leur laisse guère de chance de réussir, au lieu de paroles d'amour, les enfants de cette génération n'entendent que des paroles de mépris. Devons-nous vraiment nous demander pourquoi ces jeunes sont aliénés ? Où est la surprise ? […] Ils sont moins « perdus » qu'« égarés », voire abandonnés, par un système de plus en plus raciste qui sape leur potentiel", nous dit-il du fond de sa prison, où il croupit après un procès inique comme il y en tant aux États-Unis. Rappelons tout de même que ce pays qui se mêle de donner des leçons partout dans le monde a un nombre de prisonniers trente fois supérieur à celui de la France (pour une population à peine quatre fois supérieure), que ses prisons sont parmi les pires de la planète mais sources de profits juteux pour la « libre entreprise »(bravo les patrons!), que les peines de mort et à perpétuité sont légion, que le "25 janvier 1993, les neuf juges de la Cour suprême des Étas-Unis concluaient dans l'arrêt Herrera contre Collins que de nouvelles preuves d'innocence ne donnent pas un droit constitutionnel à un réexamen du dossier. En clair, la loi autorise l'exécution d'un innocent", comme le rapporte Marie-Agnès Combesque, dans sa postface au livre de Mumia, L'hyperviolence des prisons d'Amérique. Que, comme Mumia le souligne, "le système a récupéré les principaux thèmes non-violents de Martin Luther King afin de protéger ses propres intérêts. Imaginez la plus violente nation de la Terre, héritière du génocide des Amérindiens et des Africains, la seule nation qui a largué des bombes atomiques sur des populations civiles, le plus grand marchand d'armes du monde, le pays qui a arrosé au napalm dix millions de Vietnamiens (afin de les « sauver » du communisme), le roi de l'enfermement, – imaginez donc ce pays qui brandit le cadavre de King en appelant à la non-violence !"
Couverture de En direct du couloir de la mort
 
J'avais à plusieurs reprises signé des pétitions en faveur de la révision du procès de Mumia. Mais je n'avais encore jamais lu un de ses livres. Il y dénonce bien évidemment la prison, "agression de chaque seconde contre l'âme, une dégradation quotidienne de la personnalité, un couvercle d'acier et de brique qui opprime et dilate la durée", mais surtout la situation encore extrêmement raciste faite aux noirs. Et de ce point de vue, on peut aussi y lire en filigrane ce qui nous attend ici, si nous ne parvenons pas à régler promptement le problème de nos propres ghettos. La violence de l'ordre établi se trouvera confrontée à une violence souterraine activée par la prison. Car il faut répéter encore que cette dernière, au lieu de réformer et de restaurer les individus, les pervertit impitoyablement. Il n'y a pas de lieu où la loi est plus bafouée, où seul le droit du plus fort règne. Et c'est bien là que se tissent les draps de lit du terrorisme, un nombre croissant (sans jeu de mots) de jeunes s'y convertissent à l'Islam et croient trouver ainsi une solution à leurs problèmes. Non, la prison ne règle rien !

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