mercredi 3 octobre 2012

3 octobre 2012 : Du silence et des coups


Je me sentais devenir poète. Il me semblait que je n'avais qu'à étendre la main pour savoir tout le tragique du monde.
(Jean Meckert, Les coups)

Je ne remercierai jamais assez les amis(e)s qui, dans le courant de ma vie, m'ont fait connaître de nouveaux auteurs ; je peux les citer par ordre alphabétique, ils se reconnaîtront : Catherine, Christian, Christine, Claude, Georges, Marc, Gilles, Monique, Odile, Patrice, Patrick, Philippe, etc, sans compter les membres de ma famille ou de ma belle-famille. En général, ils (elles) me connaissent suffisamment bien pour ne pas me proposer du tout-venant, surtout sachant que j'ai déjà beaucoup lu. Parfois il y a erreur, le livre et l'auteur ne me plaisent pas, non qu'il soit mauvais, mais il tombe mal dans ma vie, je ne suis pas apte à les apprécier. Eh oui, un livre, un auteur, on ne peut les appréhender qu'en bon état de santé physique et morale (car on lit autant avec son corps qu'avec son âme), et je suis assez d'accord avec les bibliothécaires d'hôpitaux qui font une sélection drastique (un peu trop, toutefois) de livres à ne pas mettre entre les mains des malades, car ils n'aident pas à la guérison. Le bon livre au bon moment, c'est comme la découverte de l'amour... Après, on prend ou on rejette, chacun ses goûts.
Moi, les miens, de goûts, me portent volontiers vers les écrivains dits prolétariens, ceux qui sont nés et/ou qui ont bossé dans les milieux que j'ai fréquentés dans ma jeunesse, c'est-à-dire ouvrier et paysan, et qui ont tiré parti de leur expérience. J'ai donc découvert cette année Jean Meckert (dont je ne connaissais que les polars publiés à la Série noire sous le pseudonyme de Jean Amila). En voilà un qui en a bouffé, de la vache enragée. Né en 1910, orphelin très jeune, il commence à travailler dès treize ans : "On m'a foutu en apprentissage chez Galanier. Les corvées, les brimades, les saletés au môme sans défense. Le jour que les trois fraiseurs hilares m'ont passé la tête à la graisse consistante... Et la baffe du contremaître devant la petite Olga... Et la fois qu'ils ont pissé dans ma canette..."

Les coups, que je viens d'achever, est son premier roman, publié en 1942 chez Gallimard. Dans les années 30, Félix, le narrateur, vingt-six ans, après avoir fait bien des métiers, et après des mois de chômage, trouve enfin une place de manœuvre dans un garage. Il tombe amoureux de Paulette, la dactylo qui s'occupe du courrier et de la comptabilité. Paulette est malheureuse, mariée avec un artiste flemmard et qui se croit maudit. Elle le quitte pour Félix, lui fait rencontrer sa famille, sa mère d'abord, puis ses cousins qui tous, veulent se donner un air de bourgeois : Félix remarque tout de suite en arrivant chez l'un d'eux que "c'était fermé comme maison, comme un vrai cercle bien-pensant" et que "c'est toujours un peu obscène le bonheur, si on veut bien chercher". Il a beau n'être qu'au bas de l'échelle, il ne supporte pas ces gens-là, qui "avaient monté l'échelle d'un cran. Ils passaient leur vie à ne rien dire, mais bon Dieu ils le disaient bien", surtout en répétant comme des perroquets ce qu'ils avaient lu dans la presse. Ces repas de famille, avec leurs conversations creuses ("Parfois Auguste pensait : – Ah ! La vie !... qu'il disait. Ça signifiait beaucoup, on sentait ça. C'était écrasant"), pleines du vernis des conventions, où l'on singe la bourgeoisie, et leur vie toute d'hypocrisie, le débectent assez vite : "Au fond, c'est bien ça que je ne peux pas leur pardonner : leur fausseté manifeste, leur embourgeoisement, il n'y a pas d'autre mot. Ah ! ils avaient des notions bien arrêtées du bien et du mal. Ils étaient comme il faut tout plein, à montrer en exemple". Félix, ça lui est égal de ne pas épater les autres, de ne pas savoir expliquer pourquoi il aime ou n'aime pas tel film, pourquoi il n'aime pas l'opéra, il veut vivre sans faux semblants, et il préfère sa "pauvre vie de quatre sous qui n'intéressait absolument personne". Mais enfin, il aime Paulette, et le divorce prononcé, il accepte le mariage.
C'est vrai qu'entrer en ménage, pour Félix, ce n'est pas forcément l'embourgeoisement, mais comme il pense : "Je voulais un peu autre chose, un courant d'air frais, un petit changement". Ils rêvent à deux : "– Si nous étions riches !... C'était classique, on vidait l'abcès par là. On prenait des succursales dans l'imagination", et ils vont au cinéma pour cela. Mais bien vite, la difficulté à communiquer entre ces deux êtres si différents, la jalousie rétrospective, le fait que Félix, abruti par son travail sans intérêt, rentre fatigué et n'est pas toujours prêt à parler ni à s'exprimer sur ses sentiments, entraînent qu'il devient violent : dès qu'il entre en conflit avec sa femme, il la bat, comme si chez lui, les coups remplaçaient le langage. Il ne se comprend pas lui-même : "On s'aimait, on le sentait bien, mais il y avait l'amour-propre, ce chiendent, qui faisait sa grande offensive". Et le voilà désormais seul, Paulette le quitte : "Le néant venait me griffer à l'estomac. Tous les pourquoi de l'existence venaient crever dans ma chambre comme des bulles de savon".
On l'aura compris, j'aime beaucoup ce livre, très maîtrisé pour un premier roman, écrit dans une langue qui utilise savamment les tournures populaires pour mieux dénoncer les conventions bourgeoises. Il n'y a pas de bons et de méchants, mais la vie toute nue, dans laquelle les coups peuvent, malgré les apparences, cacher un profond amour. La violence ne naît pas de rien, mais de la misère, mentale et sociale, et du choc des contraires : "Je n'étais pas habitué, je n'avais pas la résignation des vieux". Un livre puissant, mais faut avoir le moral bien accroché (existe en poche, chez Folio).
PS : hier, dans la dernière phrase, le "cochon qui sommeille", c'était bien le virus de la vieillesse, et non pas ce qu'on pense habituellement. Mais vous l'aviez compris !

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