jeudi 4 octobre 2012

4 octobre 2012 : le langage et le regard


la barbarie ne s'oppose pas à la civilisation mais est au cœur de la civilisation.
(Jean-Bertrand Pontalis, Un jour, le crime)



Ah ! La violence, la barbarie ! Bien sûr, ce qui s'est passé à Échirolles nous touche profondément, même et surtout si nous nous croyons hors d'état de nous comporter de la sorte, ce qui est mon cas. Et tout ça pour un regard, probablement de travers : "l'échange des premiers regards. Ah ! ce qui se passe d'un être humain à un autre être humain, c'est toute une histoire ! C'est quelque chose comme : je reconnais en toi, qui es en face de moi, une conscience qui est égale à la mienne. C'est ça qui vous est refusé quand on vous regarde « de haut » ou « froidement », quand on a l'impression qu'on « ne vous voit même pas » (chose qu'expérimentent, par exemple, les vieux)", nous a pourtant indiqué Danièle Sallenave, dans « Nous, on n'aime pas lire ». Ou bien, selon Jean Soublin, dans Le second regard : voyageurs et barbares en littérature : "le respect de l'autre naît aisément dans le cœur de l'homme sincère, à condition qu'il accepte de regarder attentivement..." Oui, mais dans notre monde de la vitesse, y a-t-il de la place pour l'attention ?

Car on retrouve précisément dans le cas de la tragédie d'Échirolles l'incapacité (comme dans le roman dont je parlais hier) de régler un différend par le langage, simplement parce que ce langage, on ne le maîtrise pas ; là encore, Danièle Sallenave nous éclaire : "L'inacceptable ? Oui, parfaitement, j'ose le mot : c'est ce qui se passe quand une fraction de la jeunesse d'un pays est laissée au bord de la route. Et privée du secours essentiel de la langue – de sa langue". Pour moi qui prend beaucoup le tram, qui me promène dans les rues, et écoute, je peux confirmer que le langage véhiculaire d'une grande fraction de la jeunesse actuelle se réduit à quelques dizaines de mots, mots orduriers inclus. Comment, dans ce cas, être capable de s'expliquer, de se comprendre... Et si, de plus, on n'a même plus le droit de se regarder, ça devient effectivement grave !
Mais enfin, il ne faudrait pas oublier que la barbarie est, au moins depuis 1914, au cœur même de notre civilisation, et qu'elle peut devenir collective. J'entendais ce midi à la radio un entretien avec Jean Échenoz, dont le dernier roman s'intitule justement 14, et j'entendais parler à propos de 14-18 de guerre industrielle. Oui, n'oublions pas, n'oublions jamais que le grand patronat, celui-là même qui est en train de se plaindre des petits coups de ciseaux dans ses profits que lui porte le gouvernement actuel, a été, des deux côtés du Rhin et ailleurs, le grand pourvoyeur des massacres à grande échelle, qui se sont continués avec l'hitlérisme, et la mise en place de la raison (dévoyée) au service de la folie raciste : "Le Führer l'avait dit dès 1919, il existe un antisémitisme qui naît du sentiment, et celui-ci risque d'être passager ; il en est un autre qui s'appuie sur la raison et c'est le seul durable. Voilà pourquoi il est nécessaire d'agir rationnellement. La raison seule est implacable. Dictature de la raison" (Jean-Bertrand Pontalis, Un jour, le crime). Oui, le crime rationnel, les usines de la mort que furent les camps d'extermination (lire Primo Lévi, Robert Antelme, David Rousset et leurs livres fondamentaux) et que sont les guerres contemporaines. Et ça continue, malheureusement. Marchands d'armes et spéculateurs sur les produits alimentaires et énergétiques, sur l'immobilier, fabriquent une violence qui nous retombera dessus un jour. À prôner le profit infini, on sait qu'on laisse de côté une grande majorité de la population qui n'en ramasse, au mieux, que des miettes.

Quant à ces jeunes déboussolés, enfermés dans leur singularité ou leur communautarisme, incapables d'appréhender la singularité de l'autre autrement qu'en termes de violence (harcèlement, injures, viols, jusqu'au massacre), je ne sais pas comment on peut les réformer (au sens qu'on donnait à la Réforme au XVIème siècle) : éduqués probablement plus par la télévision (et par les pires émissions) que par des parents absents, plus attentifs à l'école à leur téléphone portable qu'aux cours forcément ennuyeux (ah ! la fuite éperdue vers les cours de récré où chacun doit fébrilement ouvrir le sien, à supposer qu'il soit fermé pendant le cours, ça doit être quelque chose), il en faudrait des Makarenko pour les rééduquer. Isabelle Jan m'avait fait connaître et lire son célèbre Poème pédagogique (un pavé de 700 pages), où ce grand pédagogue relate sous forme romancée son travail à la colonie Gorki pour réformer les mineurs grands délinquants en Russie dans les années 20, avec pour base : "L'homme ne peut pas vivre sur terre s'il n'aperçoit pas devant lui quelque chose de réjouissant, élever l'homme c'est faire naître en lui des lignes perspectives d'après lesquelles s'organiseront ses joies de demain."
Nous vivons dans un monde qu'ont parfaitement défini Milan Kundera dans La lenteur : "Dans notre monde l'oisiveté s'est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s'ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque" (et à Échirolles, le mouvement, c'est la violence exacerbée) et Patrick Chamoiseau dans L'empreinte à Crusoé : "L'égoïsme, le non-solidaire, le chacun pour soi, est en réalité une maladie de l'individuation exacerbée par le capitalisme" (et le chacun pour soi, c'est d'une certaine façon la mort de l'autre).
Regardons-nous, parlons-nous, élevons-nous les uns les autres, et peut-être de tels drames seront-ils évités ?

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