mercredi 28 novembre 2012

28 novembre 2012 : l'homme invisible



Il y a des hommes délaissés, sans un ami, sans ressources, ballottés d'infortune en infortune, méprisés au regard de la société, rongés par leur propre conscience, finalement seuls avec leur honte et leur remords.
(Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)


J'avais quatorze ans. J'étais parfaitement innocent, un enfant, vous dis-je. Je crois que ce fut cet été-là qu'il fut question de l'exil définitif vers Paris de mon oncle G., le frère de mon père. Il fut littéralement chassé de la petite ville de S., dans les Landes, par la rumeur publique, et peut-être plus que la rumeur : il était homosexuel. Bien entendu, je ne savais pas ce que recouvrait exactement ce vocable, la sexualité en général étant taboue en ce temps-là. Je me doutais cependant que c'était une affaire grave, pour que même sa famille le rejette – il était marié et père d'une petite fille – et, en tout état de cause, nous ne l'avons plus revu, sauf à l'enterrement de mon père, en 1993. 
Impossible de ne pas penser à cet oncle en voyant le très beau film documentaire de Sébastien Lifshitz, Les invisibles. Car vraiment, mon oncle G. est alors devenu pour nous littéralement invisible. Lifshitz a souhaité donner la parole, ô combien utile en ces temps d'intolérance de plus en plus prononcée (cf les manifs contre le mariage pour tous), à ces oubliés de l'histoire, ces homosexuels, hommes et femmes, qui ont dû vivre leur sexualité en ces temps très incertains, années 50, 60. Temps où on ne parlait pas de ces choses-là, comme il est rappelé à plusieurs reprises dans le film. D'ailleurs, c'est bien ce que je disais : à quatorze ans, je ne savais rien, et il ne me serait pas venu à l'idée d'interroger quelqu'un là-dessus. Sujet tabou. Encore plus à la campagne où j'habitais.
On trouvera donc ici un couple de chevrières, qui se sont installées à la campagne pour fuir Paris et l'entreprise où elles travaillaient, mises à la porte parce que homosexuelles, et qui se sont bien intégrées, si bien que l'une des deux est devenue maire du village ! Un autre couple d'hommes, cette fois, un couple au long cours (comme pour les deux femmes, ça montre l'irréalisme du côté volage qui serait inhérent à l'homosexualité, selon ses détracteurs), nous raconte leur rencontre, l'un ayant aperçu l'autre dans un rétroviseur : ils ne sont plus quittés ! Vieux maintenant, on les voit dans leur quotidien, se préparant un thé, s'aidant à enfiler des chaussettes, ou prenant le ferry pour une balade en mer. 
 
Il y a Monique aussi, qui a, elle, toujours su qu'elle était attirée par les filles, qui a milité dans les années 70 au MLF (Mouvement de Libération des Femmes) et au FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire), participé aux luttes pour le droit à l'avortement, et qui a choisi sagement à cinquante ans de renoncer, ne trouvant plus son corps suffisamment séduisant : pourtant, qu'elle est jolie encore, à près de quatre-vingts ans, et vibrante ! Elle porte la joie sur son visage, la joie de qui a toujours refusé de vivre dans le mensonge, faisant ainsi de sa propre vie un combat pour la vérité, pour ne pas être enfermée dans le placard. "Le bonheur a une faculté de rayonnement", écrivait Charles-Ferdinand Ramuz à Alexis François, en 1905.
Il y a Pierrot, le vieux berger solitaire, amateur d'hommes et de femmes, mais préférant les hommes, et trouvant cela tout naturel. Il a tout appris en observant les choses dans la nature. On ne parle jamais d'homosexualité dans les campagnes, et pourtant... Et puis Thérèse qui, après un mariage et quatre enfants, découvre à l'occasion des luttes libératoires des années 70 (elle installe un atelier clandestin pour les avortements chez elle) qu'elle a un corps, et attiré par les femmes. Et ses enfants comprennent aujourd'hui, ils ont toujours accepté le divorce de leur mère. "L'amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il possède de bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de l'entourage immédiat", notait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann. Thérèse éclaire cette pensée, en fait une éclatante démonstration.
Il y a aussi cet intellectuel qui, lui, après ses études chez les Jésuites, où il découvre son attirance pour les garçons, mais se réprime, puis à Sciences Po où il est gêné de se trouver sous la douche avec ses condisciples après le sport, part en coopération pour essayer d'oublier ses penchants. Peine perdue, les corps des Noirs qui se baignent dans le fleuve lui rappellent sans cesse sa frustration. Il faudra la rencontre d'un autre homme pour qu'enfin il s'accepte, après avoir frôlé la dépression et la tentation du suicide. Il a le sentiment d'avoir perdu sa jeunesse.
Car, nous rappellent tous ces « vieux », à l'époque, on considérait l'homosexualité comme une maladie ! Lifshitz a raison de nous montrer ici la conviction de ces personnes âgées qu'on montre si rarement au cinéma ou à la télévision, ou sinon, que pour laisser déblatérer les experts à grands coups de clichés (Alzheimer, maisons de retraite, etc.). Il le fait avec une poésie certaine (la magnifique scène de la tourterelle, Pierrot et ses chèvres), une adresse incroyable pour recevoir les confidences de tous ces êtres humains que la vie a plus ou moins blessés, mais qui ont une parole libre, spontanée et réfléchie, qui parlent de désir, d'amour, du corps, grand tabou de la vieillesse. Et qui ont été obligés, tout de même, de vivre dans la marge. Une grande émotion sourd de ces interviews, entrecoupées de superbes paysages de nature, filmés sur écran large. Les documents d'archives montrent la liberté incroyable qu'il y a eue dans les années 70. Nous sommes plutôt en régression aujourd'hui !
"Si j'étudiais plus avec mon cœur qu'avec mes lèvres ?", nous dit Félix Leclerc, dans son recueil de nouvelles Adagio. Plus loin, il nous dit d'essayer l'Amour, "Ça coûte pas plus cher, ça m'a l'air meilleur, plus durable" que la haine. Si on apprenait ça à nos manifestants haineux ? Chiche !

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