jeudi 29 novembre 2012

29 novembre 2012 : mon Chili


Cependant, mon passé n'est pas avec moi en totalité, mais seulement par fragments, par petits morceaux. Et aussi ma lecture du passé.
(Nicolas Bokov, Dans la rue, à Paris)


C'est en 1973 que je suis sorti de ma chrysalide, et que je devins papillon. J'avais vingt-sept ans, mon enfance avait duré longtemps ! La rencontre de John l'Américain, de Jacques et de leur amie, nos réunions hebdomadaires autour de poèmes et de chansons (tous deux jouaient de la guitare), puis en juin la mise en place de l'auberge de jeunesse (AJ) autogérée de Trélazé, où tout naturellement je m'installais, la découverte de la vie simple, écologique, conviviale avec les ajistes, en juillet ma première grande randonnée en montagne (le tour de la Vanoise) suivie d'une longue balade à vélo (de Grenoble à Angers, par Briançon, Allos, Castellane, Manosque – et un petit salut à Giono – Fontaine-de-Vaucluse, Aubenas, Le Puy-en-Velay, Clermont-Ferrand, Montluçon, Vierzon, Tours, plus de 1400 km si je me souviens bien, et des souvenirs inoubliables, tant de la nature (ces belles routes de montagne, le col d'Allos, le col de Meyrand) que de rencontres au hasard des auberges de jeunesse où je créchais pour la nuit), tout cela me changea durablement. Revenu à Angers, je participais avec encore plus d'enthousiasme à la vie de l'AJ. Je me liais d'amitié avec les Polonais Piotr et Maria qui m'invitèrent en Pologne (où j'allais en 1974 et 1975). Les soirées étaient pleines de chansons autour du feu de camp. Et les nuits étaient belles, de pure amitié. J'étais transfiguré, moi qui me pensais asocial et idiot.
Mais en septembre de cette année-là, le 11 très précisément, nous apprîmes atterrés (en fait le lendemain 12) le coup d'état de Pinochet au Chili, la mort d'Allende, les arrestations massives et arbitraires, les stades remplis de prisonniers, quelques jours plus tard l'assassinat de Victor Jara (les tortionnaires lui brisèrent les mains avant de l'achever par balles, avec ses compagnons, parce qu'ils entonnaient l'hymne de l'Unité populaire) : il se trouve que John, venu en France pour ne pas aller faire la guerre au Vietnam, était très politisé, beaucoup plus que moi, qui me contentais de feuilleter attentivement la presse gauchiste de ce temps (en particulier le journal quinzomadaire Tout ! qui me passionnait). John avait à son répertoire plusieurs chansons chiliennes, de Quilapayun, de Jara, de Violeta et Angel Parra... Il nous apprit aussitôt que la CIA avait certainement commandité le coup de force, ce qui fut confirmé par la suite, mais longtemps après. Et nous chantâmes en chœur Gracias a la vida (Merci à la vie), le tube de Violeta, que chantait aussi Joan Baez et que nous entendîmes bien plus tard, Claire et moi, chanté par Colette Magny dans un concert dans son domaine aveyronnais.

Et voilà que tout ceci ressurgit soudain par la grâce d'un film chilien, Violeta se fue a los cielos (titre complet), dont la bande sonore m'a fait palpiter de bonheur : une bonne dizaine de chansons de Violeta Parra sont éparses dans cette biographie filmée, à la structure complexe, un kaléidoscope comme est la vie, quand on jette un regard sur son passé. Le film a eu le prix du public aux Rencontres Cinélatino de Toulouse en 2012 (tiens, un festival qu'il faudrait que je connaisse !) et plusieurs prix au Festival américain de Sundance. L'actrice Francisca Gavilán incarne avec émotion Violeta (et chante ses chansons!), avec sa soif de recherche de chanson traditionnelle – on la voit parcourir les montagnes avec son fils Angel pour collecter auprès des vieux les chansons traditionnelles, dont un magnifique chant rituel de veillée funèbre pour la mort d'un bébé –, sa force de caractère, en particulier quand elle insulte le gros ponte qui veut l'envoyer prendre un en-cas aux cuisines après avoir chanté dans une soirée mondaine, alors que le dit ponte conviait les invités au dîner de gala, et surtout son immense soif d'amour, notamment pour le musicien suisse Gilbert Favre. Autodidacte dans tous les domaines (musique, chant, poésie, broderie, peinture), Violeta réussit l'exploit de voir son exposition de tapisseries présentée au Pavillon de Marsan du Louvre en 1964 ("Léonard de Vinci a fini sa carrière au Louvre, Violeta Parra y commence la sienne", note un quotidien parisien). Elle fut très proche des préoccupations du peuple et entreprit l'implantation d'un chapiteau dans les faubourgs de Santiago, où elle chantait et faisait venir d'autres artistes. Sans grand succès, hélas.
Bien sûr, Pinochet n'aurait pas pu supporter cette artiste populaire : elle se suicide en 1967, épargnant ainsi de rougir un peu plus les mains du tyran. Mais son fils Angel – également chanteur – sera arrêté le 14 septembre 1973, avant de pouvoir s'exiler en 1974 au Mexique puis en France, où il vit toujours.
Un moment de ma vie qui me revient en écho musical ! Claire aimait beaucoup Violeta Parra. Le film d'Andrés Wood n'est sans doute pas un grand film, mais il est chargé d'histoire et d'émotion. Pour moi, du moins, mais à voir la salle pleine de gens de mon âge, je n'étais pas tout seul dans ce jardin du souvenir.

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