vendredi 9 novembre 2012

9 novembre 2012 : contacts


J'imagine au contraire que le vrai poète n'est jamais « inspiré » : il se situe précisément au-dessus de ce plus et de ce moins, identiques pour lui que sont la technique et l'inspiration, identiques car il les possède suréminemment tous les deux. Le véritable inspiré n'est jamais inspiré : il l'est toujours ; il ne cherche pas l'inspiration et ne s'irrite contre aucune technique.
(Raymond Queneau, Odile)


Nouveau départ en vue, pour un week-end dans le Poitou. Ce qui m'a le plus marqué, avec mon affaire de prostate, c'est d'une part, d'être bloqué ici et de négliger de ce fait famille et amis, et d'autre part, de ne pas pouvoir me déplacer à vélo. Dans les deux cas, c'est réglé, je recommence à bouger, y compris à bicyclette, grâce à ma toute nouvelle selle, ergonomique, évidée au centre, permettant la suppression presque totale de l'appui sur le périnée... Je suis enfin assis sur les fesses et non plus sur l'entre-cuisses.

  
Bien sûr, le revers plutôt agréable de la station immobile, c'est que je me suis plongé dans des lectures multiples. J'ai ainsi recommencé À la recherche du temps perdu, et je dérobe à Proust quelques phrases que je comprends désormais presque dans ma chair, comme celle-ci : "Ce qui avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela n'arrive d'habitude – c'est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s'enveloppe dans sa chrysalide, et qu'on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui à partir d'une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s'écrire et savent qu'ils ne communiquent plus en ce monde" (Du côté de chez Swann). J'avoue que je n'en suis pas encore tout à fait là, et que pour communiquer, il y a d'ailleurs les moyens modernes comme internet et le téléphone (mais je ne suis pas un as de celui-ci), que je ne m'enferme pas encore dans ma « chrysalide » et que, même, le fait d'être bloqué dans ma tour m'a fait rencontrer quelques habitant(e)s avec qui j'ai engagé une connaissance un peu plus approfondie.
Par contre, l'abandon (vécu comme tel par eux, que j'avais habitué à de fréquentes visites, et remplacé par des lettres et des coups de téléphone) de mes amis très âgés de Poitiers – et l'on sait comme à cet âge (aux alentours de 90), on se sent très vite abandonné – m'a douloureusement affecté, presque autant qu'eux. C'est pour moi une question pressante d'honneur de garder ou de reprendre le contact avec ceux que j'aime, faisant mienne la réplique d'Hector, dans Troylus et Cressida de Shakespeare, acte V, scène 3 : "Tout homme attache de la valeur à la vie ; mais l'homme de valeur attache à l'honneur une valeur plus précieuse que la vie".
L'amitié est pour moi une chose sacrée. Je ne veux pas me dire un jour, comme la princesse de Cadignan chez Balzac : "Je suis poursuivie dans ma retraite par un regret affreux ; je me suis amusée, mais je n'ai jamais aimé". Or, abandonner ceux qu'on aime, c'est dire qu'on ne les aimait pas. Je sais bien qu'aujourd'hui et depuis le triomphe de la bourgeoisie au XIXème siècle – j'ai noté qu'un des personnages de August Strindberg, dans sa pièce Camarades, dit : "Sacré ? Chacun ne tient pour sacré que ce qui touche à ses intérêts" – l'adjectif « sacré » est terriblement dévalué, de même que peu d'hommes gardent le sens de « l'honneur » : nous ne sommes plus des héros antiques comme Hector. Voyez tous ces politiques qui retournent leurs vestes si aisément dès qu'ils sont au pouvoir, les journalistes qui écrivent tout et son contraire, inféodés qu'ils sont depuis longtemps aux intérêts des puissances d'argent : "Et n'attendez pas des grands médias qu'ils vous racontent la vérité, car ils ont des relations incestueuses avec l'État et les grandes entreprises", comme le remarquait Mumia Abu-Jamal, dans son livre En direct du couloir de la mort.
J'étais effrayé par – justement – les titres flamboyants des hebdomadaires soi-disant d'information, mais qui ressemblent de plus en plus à de la presse à sensation, Le point battant ces dernières semaines les records de démagogie grossière (mais plus c'est gros, mieux ça marche !) et de complaisance en ce domaine. On finit par se demander : à quoi bon lire, si c'est pour rencontrer dans ces torchons les lieux communs et le soi-disant bon sens démultipliés dans le sens de la caresse du poil ? À quoi bon voter, si c'est pour retrouver les mêmes (sous une autre appellation) au service du pouvoir de l'argent et des « deux cents familles » ? À quoi bon vivre, presque, et je comprends ceux qui se retirent dans un monastère aussi bien que ceux qui préfèrent le suicide ?
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Il reste la littérature et l'art, la nature et l'amitié, la vie intérieure. Toujours Proust : "Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans les états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d'un rêve mais d'un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu'il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception". On ne saurait mieux dire.
Et il reste aussi le vélo : "Qu'est-ce qui pousse un individu à abandonner le confort des véhicules motorisés et l'affection de ses proches, pour choisir l'âpreté et l'inconfort du voyage à vélo, l'ingratitude de la solitude ?" (Julien Leblay, Le tao du vélo). Ou les voyages sur la mer : "À terre, disait MacDuff, on s'imagine toujours être plus important que ce que l'on est en réalité. On essaie de laisser des marques, aussi bien dans l'esprit des autres que devant l'éternité. Sur mer, on sait que cela ne sert à rien" (Björn Larsson, Le cercle celtique).

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