mercredi 16 janvier 2013

16 janvier 2013 : chasseur de primes !



Or, un mauvais homme impuni est horriblement scandaleux, car il encourage beaucoup d'autres à le suivre sur le chemin de l'impunité.

(Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)





Faut avouer qu'il fallait être un très grand cinéaste pour nous sortir des flonflons du Sud d'Autant en emporte le vent. Ce que Tarantino vient de réussir avec son Django unchained (= sans chaînes). Il imagine qu'en 1858, un chasseur de primes, le Dr King Schultz, immigrant allemand de fraîche date aux USA – dont il parle la langue d'une façon un peu précieuse, débarque dans le Sud des plantations dans le but de débusquer de dangereux repris de justice. Or, seul un nègre, Django, les connaît et pourrait l'aider à les identifier. Il le libère donc de ses chaînes (au sens propre, Django était emmené avec quelques autres esclaves au marché par des négriers pour être vendu, Schultz abat froidement les négriers), le prend en sympathie, et va l'aider à retrouver sa femme Broomhilda (déformation de l'allemand Brünnhilde, nom de la Walkyrie que Siegfried libère dans la légende), devenue la propriété et une des esclaves-prostituées dans la plantation d'un certain Candie (Leonardo Di Caprio, effarant de morgue et de suffisance), grand amateur sadique de nègres musculeux pour alimenter ses combats de mandingues-gladiateurs et qui jette les combattants devenus affaiblis et inutiles aux chiens pour être dévorés. Je ne résumerai pas davantage ce film d'une longueur inusitée (2 h 45).


Je voudrais d'abord insister sur la mise en scène très classique, énergique, mature, stylisée (dans les scènes de violence), cinéphilique (nombreux clins d’œil à des films précédents ou anciens, notamment au western italien), nourri de références littéraires (la Légende des Niebelungen, aussi bien qu'Alexandre Dumas, largement cité par Schultz, qui rappelle ses ascendances noires, et dont Monte Cristo pourrait bien être la matrice du film), qui laisse sa place à l'humour (Schultz se dissimule sous l'apparence d'un paisible arracheur de dents ambulant ; cf aussi les scènes ahurissantes où tout un village est sidéré de voir passer un nègre à cheval), voire à la dérision (voir la scène des blancs qui veulent se livrer au lynchage, affublés de sacs sur la tête, c'est hilarant !). Schultz, Européen fraîchement débarqué, homme cultivé (il raconte la légende de Siegfried à Django, pour l'encourager à franchir lui aussi le rideau de flammes qui le sépare de sa bien-aimée), découvre la sauvagerie profonde d'une Amérique esclavagiste. William Faulkner ou Robert Penn Warren, les grands romanciers sudistes, ne sont pas loin ! Jamais réquisitoire contre l'esclavagisme ne m'a paru plus fort (voir aussi les romans de la prix Nobel de littérature Toni Morrison). La tragédie des sous-hommes (point de vue des blancs du Sud) est ainsi montrée dans sa cruelle vérité. C'est bouleversant. Et, en même temps, le raffinement de la société sudiste est saisissant : souper aux chandelles sophistiqué, avec décorum et belles manières. Mais derrière tout cela, une violence insoutenable, cachée, une belle hypocrisie dissimulée sous le vernis d'une façade lisse et proprette.

Alors, que Django se mue en super-héros, ce qui fait de la fin du film une happy end tout à fait improbable, cela ne me gêne pas. L'Amérique n'a pas fini de régler ses comptes : le génocide des Indiens, la traite des esclaves, les prolos des années 30 (Lucile et moi venons de visionner récemment le dvd Les raisins de la colère), les guerres coloniales, il y a encore du pain sur la planche. Les acteurs sont formidables (à voir en V. O., évidemment), en particulier Samuel L. Jackson, en Oncle Tom, collaborateur renégat définitivement passé du côté des Blancs. Un film roboratif, qui donnera peut-être des idées à d'autres réalisateurs pour dénoncer les nouveaux esclavages qui, hélas, ne manquent pas, ici ou ailleurs !

mardi 15 janvier 2013

15 janvier 2013 : un adieu ?


Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir
(Arthur Rimbaud, Le bateau ivre)



Ceci, chers amis et parents, est un discours d'adieu.
Dois-je dire au revoir ou adieu ? Dans les Landes, il me semble que notre adichats signifie en fait au revoir ! Le 20 janvier prochain, je monte sur le cargo Lutetia, dans le port du Havre, direction l'Amérique du Sud. Le cargo sera, je suppose, suffisamment solide pour ne pas sombrer ni m'entraîner vers un avenir inconnu. Quoiqu'un voyage sur mer soit souvent imprévisible. Je pars avec un mieux très net de ma santé, et j'ose penser que ça n'ira qu'en s'améliorant, avec le vent du large et l'air marin saturé de sel et d'iode, et surtout l'esprit libre.
La mer sera-t-elle grosse, calme ? Le vent sera-t-il de la partie ? Le tangage et le roulis vont-ils me chavirer le cœur ou l'estomac ? Le soleil sera-t-il brutal, la lune insidieuse, les étoiles brillantes, l'odeur de la mer propice à la rêverie, l'équipage déconcertant ? Je suis très excité en ce moment, sans doute parce que je vais pour quelque temps échapper à la banalité de l'existence routinière – même si la mienne, d'existence, l'est et l'a toujours été en fin de compte assez peu... Il y a donc l'impatience de partir, je me demande encore pourquoi je fais cela. Je sais bien que je n'ai pas à me justifier, que c'est aussi un pèlerinage en souvenir de Claire, qui serait sans doute restée au Pérou, au contraire de moi. C'est un voyage sans but, un pur voyage, un voyage qui va me paraître immobile sans doute, car l'environnement de l'océan donne cette impression-là, mais peut-être pourrai-je dire à mon retour comme Jack Kerouac "Comme la vie est étrange et belle... aussi adorable et bizarre que la mer" (lettre à Norma Blickfelt, 15 juillet 1942) ?
Le temps passera, et je penserai à vous, qui êtes chers à mon cœur, et chacun sait qu'un éloignement provisoire renforce souvent les sentiments d'affection, d'amitié ou d'amour. Dans l'attraction qu'exerce sur moi la mer, il y a bien sûr l'horizon, la rotondité de la terre, l'infini des lointains, si rarissimes sur le continent... Une sorte de silence aussi (Vercors n'a pas eu tort de donner pour titre à son célèbre roman Le silence de la mer), en dépit du vent, des vagues, des cris d'oiseaux, le silence que seul procure un cargo, et qui nous rapproche du monastère. À l'opposé du paquebot et des croisières, où l'on est plus proche de l'hôtel flottant, et que je n'ai pas testés encore.
Oui, je serai passager. Je sais déjà qu'il y aura un autre passager (ce que j'ai appris avec plaisir), mais passager ici, c'est quasiment comme être sur une bicyclette en montagne, seul, éloigné des autres, faisant corps avec la machine, et d'une certaine façon loin de tout. Jules Verne notait dans une lettre à Hetzel du 9 avril 1867, lors de sa traversée de l'Atlantique sur le Great Eastern (quatorze jours avec beaucoup de mauvais temps) : "C'est vraiment pénible d'être pendant si longtemps sans nouvelles des siens". Aujourd'hui, il y a internet, les moyens de communication ultra-modernes, et sans doute ne sommes-nous plus aussi éloignés des nôtres, même si nous faisons ce type de voyage pour nous couper des ennuis mesquins de la quotidienneté, des bêtises solennelles de la politique (trop heureux d'oublier les "vacheries hystériques" de dimanche dernier), pour s'occuper à ne rien faire d'autre que vivre au gré des vents, de la brume, des flots...
Observer, s'observer aussi. Marcher sur le pont, voir si "les péninsules démarrées n'ont pas connu tohu-bohu plus triomphants", se baigner dans "le Poème de la Mer", essayer de suivre Van Gogh : "trouve beau tout ce que tu peux, la plupart ne trouvent pas suffisamment beau" (Lettre à son frère Théo, janvier 1874), voir peut-être "des archipels sidéraux", vérifier si "Toute lune est atroce et tout soleil amer", en un mot s'enivrer comme le fameux bateau...
Mes bagages sont presque finis, je n'oublie rien, et je vous emporte avec moi, au fond de ma cabine, et dans un recoin de mon cerveau. Ne soyez pas trop inquiets de n'avoir point de nouvelles, j'essaierai d'en donner, mais ne peux rien garantir. Et remarquez que je ne suis pas si seul que ça : j'emmène avec moi Louise Michel, George Sand, Jane Austen, Virginia Woolf et Marguerite Duras, tout un harem en quelque sorte, elles s'occuperont fort bien de moi.
À bientôt !

lundi 14 janvier 2013

14 janvier 2013 : le bal des hypocrites


Au fond, c'est bien ça que je ne peux pas leur pardonner : leur fausseté manifeste, leur embourgeoisement, il n'y a pas d'autre mot. Ah ! ils avaient des notions bien arrêtées du bien et du mal. Ils étaient comme il faut tout plein, à montrer en exemple.
(Jean Meckert, Les coups)


Je ne sais pas si l'histoire se répète, mais enfin, tentons une chronologie. 1967 : loi Neuwirth qui autorise la vente des produits anticonceptionnels (pilule). L'Église catholique est contre (elle va encore aujourd'hui jusqu'à déconseiller l'usage du préservatif dans une Afrique noire où le sida fait des ravages !). Notons que la contraception ne sera totalement libéralisée qu'en 1974. 1975 : loi Veil qui dépénalise l'avortement et autorise l'interruption volontaire de grossesse (IVG). L'Église catholique est contre. Les plus radicaux d'entre eux organisent des commandos anti-IVG. 1999 : loi instaurant le Pacs (Pacte civil de solidarité). L'Église catholique est contre. 2013 : projet de loi sur le mariage pour tous. L'Église catholique est contre. Chaque avancée sociétale dans des domaines qui concernent la sexualité voit un frein dans ce monolithe pur et dur qu'est le catholicisme. Or, notons que les évêques et prêtres de cette Église, ayant fait vœu de chasteté, ne peuvent pas se marier ni avoir d'enfants. Qu'ils se permettent de donner leur avis (en attendant de dicter leur loi) à la majorité de la population qui, elle peut se marier et avoir des enfants, me paraît aberrant. Par ailleurs, dans notre république laïque, on ne voit pas pourquoi il y a de telles interventions publiques, la religion relevant de la sphère privée. Je note d'ailleurs que si les églises sont de plus en plus désertées, l'opposition de la hiérarchie à ces différentes lois n'a pas été pour rien dans ce mouvement de désertion accéléré.
Alors, avec ce projet de loi, qui serait tout de même une reconnaissance égalitaire de tou(te)s, y a-t-il une menace apocalyptique pour notre société ? Pour ma part, je vois plus de menaces dans l'obscurantisme religieux (on notera que presque toutes les religions : catholiques, protestants, musulmans, juifs, se sont élevés contre le projet !!!) qui voudrait nous ramener au Moyen âge et aux sinistres bûchers où périssaient les sodomites. Les homophobes de tous bords étaient bien présents dans la manif, avec comme consigne « Mais, on les aime, les homosexuels » (au temps de Pétain, chacun avait son bon juif aussi, mais globalement, on était bien content de les voir partir « ailleurs »). Seulement on ne veut pas qu'ils soient des citoyens comme les autres avec les mêmes droits. Même s'il est établi qu’un enfant élevé dans une famille homoparentale n'est pas plus perturbé ou malheureux, il faut pouvoir préserver les autres enfants qui risqueraient de faire des comparaisons défavorables aux fameux couples dans la norme.
Or, l’accès aux droits dont est actuellement privée une minorité, ne menace en rien la majorité déjà détentrice de ces droits. Rien dans la loi n'empêchera les couples hétéros de continuer à se marier, ça ne leur enlève rien. Et il s'agit d'un mariage civil, pas religieux, notons-le. Si on gratte un peu sous le vernis des opposants, on trouve la bonne vieille et archaïque homophobie, il n'y a aucun doute. « L’homosexualité menace les fondements de la société, entraîne une perte de repères, nous disent-ils, car normalement une famille, c'est un homme, une femme et des (leurs) enfants. » En réalité, il y a belle lurette qu'avec les familles recomposées, beaucoup d'enfants ont deux pères, deux mères. Par ailleurs, un certain nombre de femmes et d'hommes découvrent (ou décident d'accepter de ne plus se mentir) leur homosexualité après un mariage plus ou moins réussi, plus ou moins long. Ils continuent à voir leurs enfants, ce qui est légitime. Enfin, des couples d'homosexuel(le)s existent déjà, et pour certains, ont procédé à des adoptions ou à des procréations médicalement assistées (PMA). C'est un fait, mais pour les croyants, comme écrit Marcel Proust, dans Du côté de chez Swann : "Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir..." Et ils alimentent l'hypocrisie : pour la PMA, les femmes sont obligées d'aller à l'étranger, comme autrefois pour avorter, et pour l'adoption, elle se fait en cachette, puisque seuls les célibataires ont le droit d'adopter, et donc les couples homosexuels désireux d'adopter le font à titre de célibataire, ce qui fait que l'autre membre du couple n'a aucun droit sur l'enfant en cas de décès inopiné du « conjoint ».
Le slogan vu lors de la manifestation en décembre favorable au projet de loi : « Le mariage pour touTEs va changer la vie des homosexuelLEs, pas la vôtre », a le mérite de montrer que ce qui heurte les opposants, c'est qu'un nouvel accès à des droits dont ils étaient seuls détenteurs (on appelle ça un privilège) les menace. Jusque-là, ils pouvaient clamer : « Nous, on est normaux ! », et ne pas se priver de stigmatiser, insulter, maltraiter, mettre au ban ceux qui n'étaient pas dans la norme. Après le vote de la loi – et j'espère que le gouvernement ne va pas se dégonfler, cette fois –, tout le monde sera sur le même plan. Et tous ces horribles seront obligés d'accepter ce qui les choque actuellement. "La méchanceté m'obsède car c'est une forme de petitesse, de médiocrité, comme une saleté, une crasse de l'humain", écrivait Gil Courtemanche, dans Un lézard au Congo.
Oui, ce fut un triste spectacle que Paris, la ville-lumière, nous a donné hier. Le défilé de tout ce que la France a de plus réactionnaire, rétrograde, retardataire, nous ramène à l'époque de Vichy où, après tout, Pétain réunissait aussi des foules considérables. Et, alors que les associations caritatives peinent à boucler leur budget, là, on a su mobiliser un million d’euros. Les bien-pensants ont toujours ce mot de sacré à la bouche, mais pour eux, est d'abord sacré ce qui touche à leurs intérêts. Et ils restent victimes de leur éducation, en particulier religieuse : "Nos censures intérieures et extérieures, nourries de peurs, vont faire qu'un grand nombre d'entre nous réintégrera à jamais et la tête basse le clan des frustrés et des « sagesses » à deux sous", dénonce justement Christian Hiéronimus, dans L'art du toucher : initiation à un toucher conscient et créatif.
"Saper l'opinion fausse – et peut-être toute opinion –, rien n'est plus beau, et plus utile", nous dit Danièle Sallenave, dans « Nous, on n'aime pas lire ». Et Georges Picard, dans Tout m'énerve : "Si nous décidons de changer, d'être différents, d'aspirer à une liberté, alors les jugements affectifs, sociaux et familiaux nous obligeront sans cesse à vérifier la force et le bien-fondé de notre motivation. Les uns qui ne remettent pas en question leur emprisonnement ont tout intérêt à décourager et à faire abdiquer les autres qui éprouvent le besoin profond de donner un sens à leur vie". Michel Billé, Didier Wartz, eux, dénoncent l'espèce de racisme anti-vieux dans leur beau livre La tyrannie du « bien vieillir » : l'altérité ne fonctionne qu'à condition "que « nous restions entre nous » […] Dans cet espace de la re-connaissance, la tolérance peut s’exercer". Et ils ajoutent : "La norme est nécessaire comme repère. Cependant la norme a une autre fonction : elle trace des lignes de partage, marginalise, isole, exclut. Parfois de façon tranchée, radicale comme dans les génocides ou la question des migrants : parfois de façon plus insidieuse, plus subtile, en définissant en silence ce qu’est le corps « normal » par exemple". Des phrases à méditer en ces temps troublés.

dimanche 13 janvier 2013

13 janvier 2013 : un aspect de l'horreur économique


le lit et la solitude sont les pires refuges pour qui souffre dans l'âme.
(Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)



"En somme, trois choses demeurent : la foi, l'espérance et l'amour, mais la plus grande d'entre elles, c'est l'amour", trouve-t-on dans la première épître de Paul aux Corinthiens (13, 13), où il énonce ce que l'on a appelé ensuite les trois vertus théologales. Sans doute, est-ce par allusion à ce verset que le cinéaste autrichien Ulrich Seidl vient d'entamer une trilogie de films, dont le premier s'intitule Paradis : Amour. Les deux autres devront « traiter » de la foi et de l'espérance. Le premier volet est un film très dur, désespéré, désespérant, comme souvent les films autrichiens (voir ceux de Haneke : Funny games, La pianiste, Le ruban blanc) ou la littérature de ce pays (lire Thomas Bernhard, Peter Handke, Ingeborg Bachman, Elfriede Jelinek). Les écrivains et cinéastes y décrivent un pays où la dénazification n'a pas eu lieu (mais la dépétainisation en France a-t-elle eu lieu ? La manifestation des réacs aujourd'hui même semble bien montrer que non !), où on est noyé dans le confort matériel, mais dont l'âme paraît absente, comme pour corroborer les propos de Nietzsche : "Est-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid" (Le gai savoir) ?
Oui, on frissonne en voyant ce film (malgré la chaleur des tropiques et la beauté des plages), dans lequel des femmes mûrissantes et rondelettes, sevrées d'amour chez elles (les hommes ne les regardent plus, ne les touchent plus), partent en vacances au Kénya et trouvent chez les jeunes noirs un exutoire à leur mal-être. Misère sexuelle d'un côté, misère tout court de l'autre, les unes achètent un semblant d'amour, les autres vendent leur corps dans une démonstration assez efficace de ce que Viviane Forrester a appelé il y a quelques années l'horreur économique. Les rires de ces femmes esseulées, "qui ne font plus l'amour mais y pensent sans cesse" (Grégoire Delacourt, L'écrivain de la famille), nous font mal au cœur. C'est qu'on est ici dans cette nouvelle forme de néo-colonialisme que constitue le tourisme sexuel, qui ne semble plus réservé seulement aux hommes, si j'en juge par ce film, qui avait été précédé sur le même sujet en 2005 par celui de Laurent Cantet, Vers le sud, d'après des nouvelles du Haïtien Dany Laferrière.

On est très loin de Van Gogh : "Si l'on continue à aimer sincèrement ce qui est vraiment digne d'amour, et qu'on ne gaspille pas son amour à des choses insignifiantes et nulles et fades, on obtiendra peu à peu plus de lumière et on deviendra plus fort" (Lettre à son frère Théo, 3 avril 1878). Le leurre du tourisme sexuel (un semblant d'amour), l'échange inégal qui culmine dans la scène assez terrible de l'adolescent « offert » à Térésa par ses amies pour son anniversaire, font mieux comprendre à quel point "la joie, comme l'amour, est à la mesure de ce qu'on y met" (Mathieu Terence, Petit éloge de la joie). Finalement, tout cela est pitoyable : peut-être les hommes (mâles) trouvent-ils leur compte dans ce genre d'affaire. Je doute fort que les femmes – même en admettant aujourd'hui qu'à force de revendiquer l'égalité, elles en arrivent à essayer de singer les côtés déplaisants du masculin : l'amour sans amour, en l'occurrence – y trouvent leur compte. Le film montre bien leur tristesse profonde, on dirait des zombies à la recherche de quoi ? Comme l'écrivait Serge Sur dans Plaisirs du cinéma, à propos du film de Bunuel L'ange exterminateur, "Tous les protagonistes [...] ont choisi le corps contre l'âme, et ils ne se consolent pas de n'avoir plus d'âme".
Revenons à Van Gogh ; il écrit à Théo en avril 1882 : "Que suis-je aux yeux de la plupart – une nullité ou un homme excentrique et désagréable – quelqu'un qui n'a pas de situation dans la société ou qui n'en aura pas, enfin un peu moins que rien. Bon, suppose qu'il en soit exactement ainsi, alors je voudrais montrer par mon œuvre ce qu'il y a dans le cœur d'un tel excentrique, d'une telle nullité". Ces femmes qui vont au Kenya rechercher un semblant d'amour, parce que les hommes de leur pays les considèrent comme des nullités moches et jetables, des moins que rien désagréables parce qu'elle ne sont plus sortables dans nos sociétés du paraître, ces femmes auraient bien besoin pour dépasser ce mal-être, typique de notre monde du confort, de montrer ce qu'elles ont dans leur cœur, dans leur âme. Et là – c'est peut-être le tragique de ce film – on a l'impression d'un vide sidéral ! On peut penser donc que le titre du film est une antiphrase, car il aurait tout aussi bien pu s'appeler Enfer : absence d'amour. Et on imagine bien que les deux autres volets du triptyque seront aussi consacrés à l'absence de foi et à l'absence d'espérance qui sont caractéristiques de notre époque. 
J'espère me tromper...

mardi 8 janvier 2013

8 janvier 2013 : le rêve et la réalité



et je me dis, rien n'est simple, ni toute la vie, ni même le bonheur soudain.
(Maxim Biler, Le droit des jeunes hommes, in L'amour aujourd'hui)



Je reviens de Paris, où j'ai complété mon dossier de voyage, et j'ai bien fait d'y aller, car l'agence n'avait pas la copie de mon nouveau passeport, puisque le précédent s'est périmé en 2012. Et dans le dossier qu'ils avaient réalisé antérieurement pour mon tour du monde annulé, c'était l'ancien : résultat, je n'aurais même pas réussi à pénétrer dans le port du Havre. J'avais oublié de mettre à jour le dossier quand j'ai fait faire mon passeport nouveau, qui sera sans doute le dernier, car je ne suis pas sûr de voyager encore au-delà de 2022 ! J'ai donc passé quelques jours à Paris après un arrêt-éclair à Poitiers. Sans être absolument guéri (le rhume persiste), je vais nettement mieux, et j'ai repris goût à manger, pas trop tôt...
Paris, où j'ai été fastueusement reçu par mes cousins, comme d'habitude. Je suis allé voir l'exposition sur Les enfants du paradis (le film de Carné et Prévert) à la Cinémathèque, complétée par la galerie des donateurs qui présentait des documents sur l'ensemble des films de Carné et le Musée du cinéma. Très bel ensemble, avec de nombreux documents originaux (affiches, manuscrits et notes de travail, photographies, costumes, appareils de projection anciens, extraits de films, etc.). Malgré tout, réservé aux purs cinéphiles. Et aussi The Museum of everything au Chalet Society, centre d'art, Boulevard Raspail. Là, il s'agit d'art brut, de créateurs autodidactes, ou qui en tout cas, ont développé une œuvre en marge des courants institutionnels, voire dans l'anonymat le plus complet. C'est une sorte de bric-à-brac foutraque, où des peintures naïves minuscules ou géantes voisinent avec des marionnettes, des objets de toutes sortes fabriqués avec des matériaux de récupération, des réalisations mystiques, notamment de l'Américain Henry Darger (1892-1973), dont les œuvres littéraires et artistiques ne furent découvertes qu'après sa mort (article sur wikipedia). Mon cousin (et artiste, vidéaste et poète) Blick, qui m'a entraîné dans cette visite, me recommande d'aller voir le Musée d'art brut de Lausanne. Peut-être avec Mathieu ?
 Certaines n’avaient jamais vu la mer -
Bien sûr, j'avais aussi emporté des livres, notamment ceux qu'on m'a offerts pour mon anniversaire. Certaines n'avaient jamais vu le mer, de Julie Otsuka (Phébus, Prix Fémina étranger) est un étrange roman dans lequel il n'y a pas un héros, mais une foule d'héroïnes : il n'est donc pas écrit à la première ni à la troisième personne du singulier, mais à la première personne du pluriel : ce « nous » extraordinaire donne une originalité incroyable au récit qui s'étale sur une vingtaine d'années et qui s'apparente au fabuleux livre d'Annie Ernaux, Les années, mais sur un ton très différent. Les héroïnes sont des Japonaises auxquelles des prétendants (eux-mêmes japonais, mais déjà installés aux USA) ont payé le voyage aller, dans le but de les épouser. Ils leur ont fait miroiter une conjugalité parfaite (elles sont quasiment violées dès leur arrivée) et une vie matérielle aisée (alors qu'ils sont tous ouvriers agricoles fort rustres et vivent dans une misère noire). Elles vont donc rapidement déchanter. Déjà leur voyage en mer s'apparentait plus au commerce d'esclaves du XVIIème siècle qu'à une croisière ! Une fois sur le continent, elles sont contraintes de suivre leurs maris sur leurs lieux de travail et de les y aider, dans des conditions misérables. La cohabitation avec les Américains, dont elles ne connaissent pas la langue, est difficile. Peu à peu, pourtant, les familles s'installent dans des quartiers japonais, en ville, envoient leurs enfants à l'école où eux s'adaptent bien, mais finissent par déconsidérer et mépriser leurs parents. Enfin, la guerre fait peser sur eux une énorme suspicion, on les considère comme traîtres et ils sont évacués de la zone côtière pour être placés en camps d'internement. On n'entendra plus parler d'eux. Roman fascinant, surprenant, qu'on ne lâche pas.
 La liste de mes envies
On m'avait offert aussi La liste de mes envies, de Grégoire Delacourt (Lattès). L'héroïne, Jocelyne (elle a épousé un Jocelyn, sans passion, parce qu'il fut le premier à la regarder comme une femme, et qu'elle était enceinte de ses œuvres), tient un petit commerce de mercerie à Arras. Elle mène une vie étriquée, ses deux enfants ont grandi et sont loin, son mari est en passe de devenir contremaître. Ils ont vieilli et elle s'en rend compte : "J'ai vu ces années sur son visage, j'ai vu le temps qui nous éloigne de nos rêves et nous rapproche du silence". Sa seule joie, le site internet qu'elle a créé, "dixdoigtsdor", où elle donne de nombreux conseils de couture, tricot, broderie, crochet, aussi bien que sur les différentes sortes de fil et de tissus. Ce site a un succès phénoménal et fait revenir à la mercerie une clientèle qui l'avait désertée pour les grandes surfaces. Elle a deux amies, les jumelles qui tiennent la boutique de coiffure et d'esthétique voisine. De temps en temps, Jocelyn (qui rêve d'une belle voiture) l'emmène en week-end au Touquet, voir la mer. Et voilà qu'un jour, les deux voisines lui font part de leur rêve : « Si on gagnait au Loto ? Tu devrais y jouer toi aussi ! » Ce qu'elle fait, et pour son premier jeu, elle gagne le pactole : plus de 18 millions d'euros. Elle ne dit rien à son mari ni à personne, va chercher son chèque, écoute attentivement les conseils des psychologues (c'est, paraît-il, traumatisant de devenir brusquement très riche), et se demande ce qu'elle peut bien faire d'une pareille somme : elle dresse la liste de ses besoins – ça ne va pas chercher bien loin – puis celle de ses envies... Et elle poursuit sa petite vie sans même encaisser le chèque qu'elle a caché dans une chaussure. Car elle n'ose pas s'autoriser des fantasmes : "Je possédais ce que l'argent ne pouvait pas acheter mais juste détruire. Le bonheur. Mon bonheur, en tout cas. Le mien. Avec ses défauts. Ses banalités. Ses petitesses. Mais le mien". Bien sûr, ce bonheur est fait de petits riens, à mille lieues de ce qu'elle avait pu imaginer plus jeune : "J'ai rêvé d'une histoire d'amour absolu ; j'ai rêvé d'innocence, de paradis perdus, de lagons ; j'ai rêvé que j'avais des ailes ; j'ai rêvé d'être aimée pour moi sans que j'aie besoin d'être bienveillante". Il faudra un choc et une grosse déception – je n'en dis pas plus pour ne pas tout dévoiler – pour que Jocelyne assume enfin sa vérité. La liste de mes envies est un roman léger (ce qui ne veut pas dire sans intérêt, au contraire, ça change de ces lourds pensums que sont beaucoup de romans traitant d'un sujet de société), d'une écriture agréable et directe (on croirait que c'est écrit par une femme, tant l'auteur a intégré les pensées et même le corps d'une femme), où les clichés de la vie quotidienne abondent parce que nécessaires à l'histoire (l'usure du couple, l'acceptation, la résignation, les rêves), mais qui touche au cœur. Sur le même sujet et dans un tout autre style, voyez le film Les Tuche, quand il passera à la télé.
Pour voir la mer, pas besoin d'être appelées en mariage par des menteurs (Certaines n'avaient jamais vu la mer), ni de gagner au loto (La liste de mes envies), ni – peut-être ? – de partir en cargo. On peut aussi l'imaginer, et le rêve n'est-il pas souvent supérieur à la réalité ?