dimanche 13 janvier 2013

13 janvier 2013 : un aspect de l'horreur économique


le lit et la solitude sont les pires refuges pour qui souffre dans l'âme.
(Camilo Castelo Branco, Mystères de Lisbonne)



"En somme, trois choses demeurent : la foi, l'espérance et l'amour, mais la plus grande d'entre elles, c'est l'amour", trouve-t-on dans la première épître de Paul aux Corinthiens (13, 13), où il énonce ce que l'on a appelé ensuite les trois vertus théologales. Sans doute, est-ce par allusion à ce verset que le cinéaste autrichien Ulrich Seidl vient d'entamer une trilogie de films, dont le premier s'intitule Paradis : Amour. Les deux autres devront « traiter » de la foi et de l'espérance. Le premier volet est un film très dur, désespéré, désespérant, comme souvent les films autrichiens (voir ceux de Haneke : Funny games, La pianiste, Le ruban blanc) ou la littérature de ce pays (lire Thomas Bernhard, Peter Handke, Ingeborg Bachman, Elfriede Jelinek). Les écrivains et cinéastes y décrivent un pays où la dénazification n'a pas eu lieu (mais la dépétainisation en France a-t-elle eu lieu ? La manifestation des réacs aujourd'hui même semble bien montrer que non !), où on est noyé dans le confort matériel, mais dont l'âme paraît absente, comme pour corroborer les propos de Nietzsche : "Est-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid" (Le gai savoir) ?
Oui, on frissonne en voyant ce film (malgré la chaleur des tropiques et la beauté des plages), dans lequel des femmes mûrissantes et rondelettes, sevrées d'amour chez elles (les hommes ne les regardent plus, ne les touchent plus), partent en vacances au Kénya et trouvent chez les jeunes noirs un exutoire à leur mal-être. Misère sexuelle d'un côté, misère tout court de l'autre, les unes achètent un semblant d'amour, les autres vendent leur corps dans une démonstration assez efficace de ce que Viviane Forrester a appelé il y a quelques années l'horreur économique. Les rires de ces femmes esseulées, "qui ne font plus l'amour mais y pensent sans cesse" (Grégoire Delacourt, L'écrivain de la famille), nous font mal au cœur. C'est qu'on est ici dans cette nouvelle forme de néo-colonialisme que constitue le tourisme sexuel, qui ne semble plus réservé seulement aux hommes, si j'en juge par ce film, qui avait été précédé sur le même sujet en 2005 par celui de Laurent Cantet, Vers le sud, d'après des nouvelles du Haïtien Dany Laferrière.

On est très loin de Van Gogh : "Si l'on continue à aimer sincèrement ce qui est vraiment digne d'amour, et qu'on ne gaspille pas son amour à des choses insignifiantes et nulles et fades, on obtiendra peu à peu plus de lumière et on deviendra plus fort" (Lettre à son frère Théo, 3 avril 1878). Le leurre du tourisme sexuel (un semblant d'amour), l'échange inégal qui culmine dans la scène assez terrible de l'adolescent « offert » à Térésa par ses amies pour son anniversaire, font mieux comprendre à quel point "la joie, comme l'amour, est à la mesure de ce qu'on y met" (Mathieu Terence, Petit éloge de la joie). Finalement, tout cela est pitoyable : peut-être les hommes (mâles) trouvent-ils leur compte dans ce genre d'affaire. Je doute fort que les femmes – même en admettant aujourd'hui qu'à force de revendiquer l'égalité, elles en arrivent à essayer de singer les côtés déplaisants du masculin : l'amour sans amour, en l'occurrence – y trouvent leur compte. Le film montre bien leur tristesse profonde, on dirait des zombies à la recherche de quoi ? Comme l'écrivait Serge Sur dans Plaisirs du cinéma, à propos du film de Bunuel L'ange exterminateur, "Tous les protagonistes [...] ont choisi le corps contre l'âme, et ils ne se consolent pas de n'avoir plus d'âme".
Revenons à Van Gogh ; il écrit à Théo en avril 1882 : "Que suis-je aux yeux de la plupart – une nullité ou un homme excentrique et désagréable – quelqu'un qui n'a pas de situation dans la société ou qui n'en aura pas, enfin un peu moins que rien. Bon, suppose qu'il en soit exactement ainsi, alors je voudrais montrer par mon œuvre ce qu'il y a dans le cœur d'un tel excentrique, d'une telle nullité". Ces femmes qui vont au Kenya rechercher un semblant d'amour, parce que les hommes de leur pays les considèrent comme des nullités moches et jetables, des moins que rien désagréables parce qu'elle ne sont plus sortables dans nos sociétés du paraître, ces femmes auraient bien besoin pour dépasser ce mal-être, typique de notre monde du confort, de montrer ce qu'elles ont dans leur cœur, dans leur âme. Et là – c'est peut-être le tragique de ce film – on a l'impression d'un vide sidéral ! On peut penser donc que le titre du film est une antiphrase, car il aurait tout aussi bien pu s'appeler Enfer : absence d'amour. Et on imagine bien que les deux autres volets du triptyque seront aussi consacrés à l'absence de foi et à l'absence d'espérance qui sont caractéristiques de notre époque. 
J'espère me tromper...

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