vendredi 22 mars 2013

22 mars 2013 : cargo 7 : de l'amour, de la suie et des hommes


En voyage, on est délivré des impératifs de performance, de résultat, de rentabilité et de toutes ces notions adultes.

(Daniel Herrero, Partir : éloge de la bougeotte)



D'une certaine manière, en voyage, on n'est plus soi. Ainsi, sur la cargo, j'ai re-découvert les joies de la piscine. Plusieurs raisons : premièrement, je n'ai plus honte de mon corps – bien qu'il soit de plus en plus difforme, mais enfin, Jean qui s'est baigné une fois et Janet, que j'ai entraînée dans l'eau au voyage de retour, ne sont pas mieux lotis que moi. Les marins européens d'ailleurs, en dehors de Lucian, le second, qui fut athlète dans sa jeunesse, et qui est dans l'équipe de Saint-Malo de foot en CFA, et qui surveille un peu son physique, sont tous alourdis, bien que jeunes, et n'hésitent pourtant pas à sauter dans la piscine quand l'occasion se présente pour eux. Et à se faire des petites plaisanteries comme celle-ci :

Lucian envoie le jet d'eau sur ses camarades autour de la piscine plus bas!
À l'heure où j'y allais, entre 15 et 16, là, il n'y avait quasiment personne pour me voir, donc mon corps ne me gênait plus. De plus, l'eau est – presque – chaude, 24 à 27° selon les jours, c'est de l'eau de mer, et comme l'air environnant est tiède, je n'avais aucune sensation de froid, au contraire plutôt besoin de me rafraîchir.

Ionut, Volodymyr et dans l'eau, Dorin  

Et puis, il s'est passé un phénomène bizarre : je ne me reconnaissais pas, je me sentais comme un poisson. Mais c'est aussi que je fais ce voyage avec Claire, que Claire est en moi, et dans la piscine, je suis Claire, qui aimait tant nager ; vous rappelez-vous Les Hauts de Hurlevent, et la fameuse exclamation de Catherine à la servante : « Nelly, je suis Heathcliff ! » Il faut de tels moments, comme ceux que j'ai vécus pendant ce périple, pour saisir la profondeur de la littérature, devenir littéralement quelqu'un d'autre, la personne aimée, même si elle est partie. 

Au cours d'une balade sur le pont, un papillon énorme se pose sur mon débardeur ajouré ! 
Claire aurait aimé se laisser caresser par un tel papillon !
  

Et sur le cargo, je suis Claire également quand je me balade sur le pont, quand j'observe les vagues et l'écume, le ciel et les nuages, quand je suis sur la passerelle à regarder, lire, méditer, converser ou bronzer sous le soleil miroitant, quand je suis avec l'équipage – et ô combien elle me manque par son aisance avec les langues vivantes ! Et quand je lis aussi, quand j'explore les méandres de l'amour avec George Sand ou Jane Austen, les faiblesses de l'être humain avec Virginia Woolf ou Marguerite Duras, les forces de l'injustice avec Louise Michel. Et quand je regarde un opéra, elle qui aimait tant chanter. 
Et on voudrait que je refasse ma vie (rien de plus idiot que cette phrase, alors ça voudrait dire qu'elle ne valait rien, ma vie, qu'il faudrait la refaire !) ? Ô comme est détestable la seule pensée de cette idée ! Je suis Claire, point final. Et Claire est moi ! Et tant pis si notre roman n'a pas l'aura romantique et échevelée des Hauts de Hurlevent, c'est notre roman à nous deux, et qui n'est pas si mal ! Et, avec le recul du cargo, il fut beau, même !


Un point pour les hygiénistes intégristes : ne pas faire ce type de voyage. Les compagnies économisent énormément sur le personnel, insuffisamment nombreux, et le pont, ainsi que les escaliers extérieurs, sont souvent sales, les particules de suie s'incrustent partout vers l'arrière du navire où se trouve le château et où l'on vit. Obligation de se laver les mains après chaque tour, car forcément on s'appuie de temps en temps sur les rambardes et bastingages, ne serait-ce que pour ne pas tomber et risquer une fracture ou une noyade. Avis donc aux amateurs de propreté absolue, ce n'est pas fait pour eux. Qu'ils aillent au Club Méd !
La suie sortant des cheminées, certains jours rabattue par vent sur la piscine
 

Par contre, l'intérieur est, sinon impeccable (de temps en temps, on voit au mess un ravet, sorte de blatte semblable à ceux de Guadeloupe), du moins correct. Les cabines sont faites régulièrement, le mess et les bureaux, les coursives et escaliers intérieurs aussi. Pour l'extérieur, à part la piscine qui est nettoyée chaque jour et remplie d'eau nouvelle vers 10 h du matin – ce qui n'empêche pas que des bribes de suie, selon la direction du vent, s'y déposent assez rapidement, et qu'il faut accepter ça pour s'y baigner certains après-midis – de temps en temps un des matelots de pont envoie du jet d'eau sur les ponts, mais de manière trop sporadique, et de toute façon, il faudrait comme sur les lignes des Antilles, deux hommes de pont qui ne feraient que ça (nettoyage, ponçage, peinture) à longueur de journée pour que ce soit sinon nickel, du moins assez propre. Et, quand la mer est plus agitée, il y a aussi les dépôts de sel. Janet, Jean (puis Jochen) et moi-même devions essuyer les fauteuils et notre transat avant de nous y asseoir ou de nous y allonger. Ce n'est pas tragique, mais il faut le savoir ! 
Sur le master bridge, tout en haut, Janet bouquine sur sa "liseuse", fauteuils préalablement essuyés
  

C'est un lieu de vie, un cargo ; de plus, il n'y a pratiquement que des hommes, et donc pas si à cheval sur ce genre de détails. Ben, le messman, faisait ma cabine toutes les semaines, changeait les draps et les serviettes de toilette, passait l'aspirateur et la serpillière : que demander de plus ? Les lieux hyper-propres, c'est un peu comme les gens qui se prétendent normaux, ça m'a toujours fait peur. Ça m'a toujours semblé manquer de vie, justement. Cette peur de la vie si bien exprimée par Daniel Herrero (aurais-je lu son livre si je n'étais pas parti, pas sûr !) dans son éloge de la bougeotte : "Tout ce qui effraie l'homme rigidifié par un carcan de morale et de bienséance doit, comme une obligation, être vu, sous peine de rater l'essentiel". 

 Sortons du carcan de l'hygiène à tout prix, sapristi, ou plutôt Mille millions de mille sabords, comme disait Haddock ! Et de la peur qui va avec !
Oubli d'hier : le cochon de lait, que tourne Petersson à la broche


À suivre...

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