jeudi 4 avril 2013

4 avril 2013 : conquérants !



Comment avancer si nous ne croyons plus à l'impossible ? Comment nous construire si nous n'osons plus être inutiles, crier dans le vide, semer sur des macadams ? 
(Blanche de Richemont, Éloge du désir)





Ce que m'a appris la poésie et, d'une façon plus générale la littérature et l'art, c'est de croire à l'impossible. Je savais sans doute dès l'adolescence – et peut-être même dès mon enfance – que ma vie serait la réalisation de beaucoup d'impossibles. C'est tous ces impossibles-là qui font une vie : les rencontres aussi bien que les solitudes, les voyages comme l'immobilité, les amours et les amitiés autant que la détestation des grands de ce monde et des exploiteurs... Le problème, c'est que dans notre société occidentale trop policée, tout est fait pour que nous soyons programmés, sur mesure, pour que nous essayions d'avoir le maximum de confort, pour que nous soyons uniquement dans l'avoir et non pas dans l'être. L'avoir, c'est le possible, le facile, le quelque part, la prudence, le concret. L'être, c'est l'impossible, la porte étroite, le nulle part, la folie, l'absolu. Le poète, l'artiste, sans négliger l'avoir, choisissent forcément de privilégier l'être – et tant pis si ça leur rend la vie plus difficile. "Le souci de faire comme tout le monde, de ne pas se sentir trop seul nous dévie souvent de notre voie", écrit aussi Blanche de Richemont dans ce livre que je recommande. Le poète choisit sa voie autant que sa voix.

Elle écrit aussi : "Une vie exaltante n'est jamais linéaire." Oui, la ligne droite donne peu de réjouissance. Malik Chebel, dans son essai Du désir, nous dit : "Tout est fait pour éliminer la part du hasard, la fatigue, l'ennui, la tendresse et même l'envie de se rebiffer face à une consommation programmée, à un plaisir sur ordonnance" [allusion au viagra]. J'ai été frappé sur la cargo par le fait que les marins – et en particulier les Philippins, soumis à une vie plus rude, car leurs contrats sur la mer sont plus longs et leurs congés à terre plus brefs que ceux des Européens – donnaient l'impression de mener une vie exaltante, en dépit de la fatigue (de neuf à onze heures de travail quotidien selon leurs postes de travail, sans repos hebdomadaire), de l'ennui programmé (chaque jour est identique au précédent, sauf les escales bienvenues) et restaient capables d'apprécier la vue de la mer, des vagues, des nuages, du soleil, des étoiles, et de sourire, de rêver, de s'intéresser aux étranges passagers. D'accepter le temps qui passe et ses petites surprises, car en fait, dans cette immobilité quasi carcérale du bateau, on ne peut pas se garer derrière l'abri des certitudes du confort social ou familial, mais seulement vivre, loin de tout, vivre en "conquérant de l'inutile", pour reprendre la belle expression de Lionel Terray. 



Je viens ces derniers jours d'avoir beaucoup de visiteurs chez moi ; je vais partir en visite chez les uns et les autres aussi. Et ce mois d'avril, je le passerai en grande partie hors de Bordeaux. Je vais essayer d'apporter à chacun le petit plus d'humanité que j'ai acquis au cours de ce bref séjour en cargo (je rappelle que la majorité des Philippins y sont pour neuf mois d'affilée – je peux donc bien appeler bref mon voyage de même pas deux mois), et de rappeler avec Blanche de Richemont que "L'artiste a un rôle à jouer dans la dynamique du désir. Son regard peut restaurer la féerie. En nous apprenant à voir autrement, il réenchante le réel et nous fait découvrir la possibilité d'une autre réalité. Une musique nous fait entendre autrement, un nu redonne des courbes aux formes, un poème réveille un coin d'âme." Bref, à nous aussi de conquérir l'inutile, de croire à l'impossible, de semer nos petits cailloux blancs, chaque fois qu'on le peut !

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