mardi 7 mai 2013

7 mai 2013 : miscellanées



    Mais la beauté qui parle aux yeux, reprit-elle, n'est que le prestige d'un moment : l’œil du corps n'est toujours celui de l'âme.
    (George Sand, Le beau Laurence)



Voilà, je viens encore de partir en vadrouille, de pratiquer mon nomadisme habituel, ce qui m'a permis de voir plusieurs de mes amis de Poitiers, Georges, Odile, Gilles, Frédéric, d'aller aussi au Temple pour le culte du dimanche – je n'y étais point allé depuis mon départ en cargo en janvier, et de passer la soirée de dimanche chez mon ami F., en Charente. Longue discussion, assez vaine d'ailleurs, sur le mariage pour tous, qui le choque. Je suis resté sur ma position, ne voyant pas en quoi la nouvelle loi peut brimer les « mariés » sous l'ancienne loi, et je vois bien là l'empreinte catholique (ou chrétienne, car à en juger par l'hebdomadaire protestant Réforme, l'opposition des religieux de tous bords est assez marquée) toujours omniprésente dans notre paysage.

Mes derniers films vus au cinéma ont été Mud, un film américain tout à fait bon, dans la lignée de Mark Twain en littérature (Tom Sawyer et Huckleberry Finn, pour ceux à qui ça dit quelque chose, deux livres dont je recommande la lecture, aussi) ou de Fritz Lang (j'ai pensé aux magnifiques Contrebandiers de Moonfleet, car il s'agit ici aussi de jeunes adolescents qui découvrent le monde des adultes, et donc des compromissions et des déceptions), Los salvajes, un film argentin qui m'a rappelé, en mieux, un autre film argentin vu à Venise en septembre dernier, Leones : des jeunes gens en vadrouille à travers la nature. Mais, comme dans Leones, on ne voit pas très bien le sens du film, au demeurant très esthétique. Et puis, La cage dorée, un film franco-portugais (si on peut dire) sur l'immigration portugaise en France dans les deux métiers que sont le bâtiment (le mari) et la loge de concierge (la femme) : sans être un grand film, c'est à la fois amusant (parfois) et émouvant, avec de belles chansons, et très bien joué. Mérite le détour, comme on dit dans les guides, bien que la réalisation ne dépasse pas celle d'un bon téléfilm. 

 

Et puis bien sûr, j'ai lu des livres. Le désopilant roman de Michel Tremblay, La nuit des princes charmants, ou comment le héros perd son pucelage dans une folle nuit du Montréal gay : "La vie, la vraie vie, allait commencer ; j'étais mort de trac". J'ai relevé aussi cette phrase que je fais volontiers mienne : "Alors, avec ce sens de la dérision qui me caractérise depuis mon enfance, cette façon que j'ai de toujours transposer ce qui ne fait pas mon affaire – les peines, les punitions, les revers de toutes sortes, pour les vivre à travers la culture plutôt que dans la réalité de façon à ne pas vraiment souffrir..." Oui, on dira ce qu'on voudra, la culture, ça permet de transcender la réalité, quand cette dernière est douloureuse. Je pense d'ailleurs qu'on sort plus aisément d'une dépression (ou qu'on n'y tombe pas du tout) quand on se nourrit des grandes œuvres de la littérature (ajoutons, du cinéma, du théâtre, de la musique, de l'art) et pas seulement du simple divertissement (l'entertainment américain), qui par nature est appauvrissant et peu nourrissant. Notre vie intérieure s'enrichit des grands écrivains,et je ne vois pas comment on peut déprimer quand on a comme compagnons de voyage Montaigne, Dostoïevski, Virginia Woolf, Flaubert, Rimbaud, Giono, Colette, Victor Hugo, George Sand ou Kawabata, pour ne citer que dix d'entre eux.

Tiens à propos de George Sand, puisque je vous ai informé que je prépare un chapitre sur elle pour mon prochain livre d'essais littéraires, je viens de lire un diptyque formidable, Pierre qui roule, suivi de Le beau Laurence, peut-être le roman-testament de notre auteur. George Sand nous fait suivre la destinée d'une troupe de théâtre ambulant de province où s'est engagé le héros, le fameux beau Laurence, pour l'amour d'une actrice, Imperia, qui ne fait aucunement attention à lui. On les suit dans leurs pérégrinations, leurs misères, leurs échecs et leurs réussites, jusque dans leurs tournées à l'étranger, dans le Monténégro par exemple, où ça tourne mal pour l'un d'entre eux, qui a eu le malheur de vouloir apercevoir les dulcinées du prince local dans leur bain. Évidemment, pour moi qui ai fait un peu de théâtre amateur et qui, surtout, ai toujours énormément aimé le théâtre au point d'en lire beaucoup, je connais très bien non seulement nos classiques français, mais Shakespeare, Tchékhov par exemple – pour autant que je sache, lire des pièces de théâtre est une anomalie dans le panorama des lecteurs, et je cultive là aussi ma différence, tout autant qu'en lecteur de poésie – ce double roman ne pouvait que me séduire. De plus, les comédiens sont itinérants : et pour un nomade comme moi, la séduction montait à la puissance ². Enfin, c'est un très beau roman d'amour, comme tous les romans de George Sand, et mon cœur ne pouvait que battre en lisant plusieurs phrases, comme celles-ci :


"Vous l'avez aimée, cela devait être. Elle ne l'a pas deviné, preuve qu'elle est chaste et que vous la respectez profondément. N'oser pas dire ! c'est le plus grand amour qu'on puisse éprouver !" ou bien cette pensée de Laurence, le héros, qui trouve un grand écho en moi : "j'aurais voulu être un grand artiste, et je ne suis qu'un critique intelligent. Je suis trop cultivé, trop raisonneur, trop philosophe, trop réfléchi ; je n'ai pas été inspiré. Je ferai très bien un peu de tout, je ne serai maître en rien. C'est une souffrance de comprendre le beau, de l'avoir analysé, de savoir en quoi il consiste, comme il éclôt, se développe et se manifeste, et de ne pouvoir le faire jaillir de soi-même." Et celle-ci, que dit Léon, un des comédiens, qui écrit aussi à ses heures : "L'inspiration est une chose folle qui veut un milieu impossible ; si je deviens un vrai poète, ce sera à condition de ne pas devenir un homme sensé." Tout à fait d'accord avec ce Léon, on ne peut être ni poète, ni artiste, si on est sensé – trop normal, en quelque sorte. L'ensemble des deux romans compose d'ailleurs un manifeste de l'auteur en faveur du roman idéaliste, et contre le réalisme qui faisait fureur (ce fut publié en 1869, au moment même où Flaubert était devenu le « patron » et où Zola allait émerger).

Enfin, un roman où l'on trouve ce passage : "Tu m'as donné trois ans d'une vie bien remplie qui a emporté toute l'écume de ma jeunesse, et dont il ne m'est resté que l'amour d'un idéal dont tu es l'apôtre et le professeur le plus persuasif et le plus persuadé... Tu as formé mon goût, tu as élevé mes idées, tu m'as appris le dévouement et le courage... Tout ce que j'ai de jeune et de généreux dans l'âme, c'est à toi que je le dois. Grâce à toi, je ne suis pas devenu sceptique. Grâce à toi, j'ai le culte du vrai, la confiance au bien, la puissance d'aimer", phrase que dit Laurence à la fin du livre à Bellamarre, le directeur de la troupe, ne pouvait que m'enchanter. Je me disais en la lisant : « j'espère que moi aussi, j'ai été vis-à-vis de mes enfants comme de mes ami(e)s, quelqu'un qui a su insuffler l'idéal, faire aimer la générosité, ne pas les laisser choir dans le scepticisme et dans l'incapacité de faire confiance et d'aimer. »

Ai-je réussi ?

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