jeudi 9 mai 2013

9 mai 2013 : un cœur simple, ou l'art de la vie


Penser à l'autre, savoir être présent quand il le faut, avoir les mots et les gestes qu'il faut, faire preuve de constance dans la fidélité, c'est cela, l'amitié, et c'est rare.

(Tahar Ben Jelloun, Éloge de l'amitié)





Nous sommes dans un petit appartement confortable situé dans une ville toute en immeubles : Hong Kong. Une vieille dame, Ah Tao, est en train de préparer la cuisine, d'installer le petit déjeuner de son maître Roger, un homme mûr, dont nous apprenons assez vite qu'il est producteur de cinéma très affairé et célibataire. Elle lui propose du poisson, du riz, des légumes, car il a fait un infarctus et doit veiller à son alimentation.  On comprend rapidement que des liens d'une nature pour nous presque incongrue unissent ces deux êtres. Ah Tao a été en quelque sorte adoptée par la famille de Roger, elle est restée la servante à vie, la seconde mère des différentes générations d'enfants, dont la plupart ont émigré aux USA. Seul survivant de la famille à Hong Kong, Roger est profondément attaché à Ah Tao, et celle-ci le lui rend bien. Elle l'a soigné après son infarctus, veille à son bien-être en prenant grand soin à son alimentation. On la voit effectuer son marché quotidien de produits frais qu'elle sélectionne avec grand soin, connue de tous les commerçants du quartier, qui se moquent volontiers et discrètement d'elle… Mais un jour, au retour d'un de ses déplacements, Roger découvre Ah Tao victime à son tour d'un infarctus : elle est contrainte de devoir s’installer dans une maison de santé pour se rééduquer. C'est Roger qui déniche une place dans une maison de retraite dont le propriétaire est un de ses anciens camarades de jeunesse, qui lui avoue que c'est un marché juteux, dû au vieillissement de la population. Roger prendra en charge tous les frais. 



La servante dévouée entre donc dans un mouroir auprès de personnes souvent bien plus atteintes qu'elle. Elle va peu à peu se rétablir, visitée fréquemment par Roger, qui passe pour son filleul et qui veille à ce qu'elle ne manque de rien. Elle sera même la providence de vieillards moins heureux qu'elle (à qui elle offre de menus services ou prête de l'argent) ou de patients plus jeunes mais atteints d'une affection incurable, continuant ainsi au soir de son existence sa vie faite de dévouement. La famille de Roger, qu'elle peut joindre aux USA par téléphone ou qui lui rend visite à Hong Kong, est saisie de respect devant cette vieille servante dont chacun garde la nostalgie. C'est à cause des nombreux enfants qu'elle a élevés qu'elle ne s'est pas mariée, alors qu'elle était très courtisée, notamment par les commerçants.

Finalement, Roger, que son métier passionne et éloigne souvent, est aussi solitaire qu'elle. Aussi est-il extraordinairement attentionné, prévenant, chaque fois qu'il repasse à Hong Kong : leur relation, toute pudique, est au fond l'union de deux solitudes. Roger comprend, lui le grand esseulé qui ne s'est pas marié non plus (très belle scène entre les deux où ils s'expliquent sur leurs non-mariages : les prétendants pour elle ou prétendantes pour lui « sentaient le poisson » !), et aimant Ah Tao qui fut pour lui une mère de substitution, qu'il doit lui offrir une fin de vie décente, toute en tendresse, en pudeur et en retenue. Et alors, c'est lui qui se fait serviteur, à la manière d'un Christ lavant les pieds de ses disciples. Il y a dans le film d'admirables séquences dans la maison de retraite, sur les regards, les menues joies et les petites misères, ceci sans aucune mièvrerie, mais sans refus de la sentimentalité, celle-ci étant simplement maîtrisée par la retenue de la vision de la réalisatrice, et son humour.

Que disais-je l'autre jour, à propos du Temps de l'aventure ? "un film qui touche l'âme". Eh bien, en voici un autre, ce film chinois, Une vie simple, tout en élégance, en finesse, un film d'amour à sa manière, qui n'a pas été sans me rappeler le fabuleux récit, universellement connu, de Flaubert, Un cœur simple (à lire si vous ne l'avez pas encore lu). Il est impossible que la réalisatrice Ann Hui n'y ait pas pensé : même thème, la servante au grand cœur et au dévouement sans bornes, toute en amour simple. "Les joies de notre vie sont les fruits de nos peines", est-il dit à moment donné dans le film. On ne peut mieux dire.
 

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