lundi 8 juillet 2013

8 juillet 2013 : Le "Journal" d'André Gide 1


si les normes nous permettent de penser, d'aimer, de travailler, elles peuvent aussi nous empêcher de vivre et de respirer.

(Serge Hefez, Le nouvel ordre sexuel)



Ce qu'il y a de bien avec les grands écrivains, c'est qu'ils nous instruisent, qu'ils continuent à parfaire notre éducation morale, artistique, qu'ils ne nous laissent pas figés dans un bout de temps immobile, arrêtés sur le bord d'un chemin qui n'aurait pas ou plus d'issue, qu'ils nous ouvrent des brèches pour laisser notre esprit s'élargir, qu'ils nous aident à vivre, à maintenir notre intelligence en éveil et à continuer à grandir hors des contraintes imposées par les normes sociales, culturelles, religieuses. C'est vrai des philosophes (mais j'ai beaucoup de mal à les lire), des poètes (aucun problème pour moi, mais je sais que je suis très minoritaire, la plupart des gens n'y sont pas sensibles), des romanciers, des écrivains de théâtre, de mémoires, de correspondances, des teneurs de journal : ces derniers en particulier comptent beaucoup pour moi. Je peux ainsi me sentir plus humain quand je lis, par exemple, Rousseau (Les confessions), Montaigne (Les essais), Charles Juliet (Journal) ou André Gide (Journal). C'est ce dernier qui accapare une grande partie de mon temps depuis mon retour du cargo (au total plus de 2000 pages sur papier bible en Pléiade), et je vous propose de méditer sur quelques extraits qui me paraissent toujours pertinents, pris dans la période 1926-1938, que je vais classer par thèmes.

Sur le temps qui passe, la vieillesse et la mort :

"il me paraît tout naturel de vieillir et je ne m'en sens pas plus honteux que je ne le serai de disparaître" (29 mai 1935) ; "Il m'a toujours paru que la première vertu de l'homme était de savoir affronter la mort ; et c'est une chose bien misérable que de la voir moins redoutée par de très jeunes gens que par ceux qui devraient être, sinon las de la vie, du moins, ayant vécu, résignés à mourir" (13 juillet 1930) ; "Pas plus que de considérer la jeunesse seulement comme une promesse, sied-il de ne voir dans la vieillesse qu'un déclin. Chaque âge est capable d'une perfection particulière. C'est un art que de s'en persuader, de contempler ce que les ans nous apportent plutôt que ce dont ils nous privent, et de préférer la reconnaissance aux regrets" (29 janvier 1929) ; "La constatation de la progressive déchéance de l'âge exige la sincérité la plus difficile, peut-être, à obtenir de soi-même" (25 novembre 1927) ; "Je prends décidément mon parti d'aller bien. En plus de l'état où l'on se trouve, il y a quelque assentiment que l'on y donne, qui tout aussitôt assure cet état et l'intensifie" (18 octobre 1938).

Sur le paraître :  
"Car pour le très grand nombre des faux héros paraître suffit ; passer pour courageux permet de se passer de l'être" (feuillets 1937) ; "Oui, le regard d'autrui nous déforme et les qualités ou les défauts qu'il nous prête, nous les assumons en dépit de nous pour un temps" (feuillets 1928) ; "Certains êtres ne se maintiennent vertueux que pour ressembler à l'opinion qu'ils savent ou espèrent que l'on a d'eux" (9 octobre 1927).

Sur la bourgeoisie (classe sociale dont il était issu, mais qu'il exécrait) : 
 "Je reconnais le bourgeois non point à son costume et à son niveau social, mais au niveau de ses pensées, et, pour simplifier, j'appellerai bourgeois « quiconque pense bassement »" (22 août 1937) ; "le bourgeois (c'est-à-dire quiconque pense bassement) a la haine du gratuit, du désintéressé, de tout ce dont il ne peut se servir. Il ne saurait admettre l'art ou la littérature qu'utilitaires, et hait tout ce qu'il ne peut s'élever à comprendre" (22 août 1937) ; "Car il ne suffit pas de dire que « le bourgeois reste toujours intéressé » ; encore ne prête-t-il à autrui que des opinions intéressées, semblables à celles que lui-même peut avoir" (feuillets, 1933) ; "la « supériorité » due à l'argent ou à la naissance n'a rien à voir avec la véritable valeur" (feuillets, 1933).

Sur l'éducation  et la culture : 
"il n'est de bonne émancipation que celle que l'instruction et l'éducation accompagnent" (4 août 1935) ; "La véritable instruction est celle qui vous dépayse" (12 juillet 1934) ; "Ceux qui prétendent agir d'après des règles de vie, me paraissent, si belles que puissent être celles-ci, des idiots, ou tout au moins des maladroits, incapables de profiter de la vie – je veux dire : de se laisser instruire par la vie" (6 novembre 1927) ; "la culture ne s'hérite pas ; elle se conquiert et toujours implique un effort" (4 août 1935) ; "Quant à souhaiter une littérature pour le peuple, à son niveau actuel, à son usage, je m'y refuse […] Ce qu'il lui faut, ce qu'il commence à réclamer, ce ne sont pas des ersatz, c'est le meilleur ; et l'instruction qui le mette à même de comprendre" (4 août 1935). Entièrement d'accord, et c'est toujours ce que j'ai essayé d'appliquer dans mon travail, et aussi dans l'éducation de mes enfants (mais eux seuls peuvent le dire !).

Sur la vérité : 
"C'est aussi parce que le mensonge est avantageux, flatteur, plaisant (tout au moins pour le plus grand nombre), tandis que la vérité gêne et blesse toujours quelques-uns par quelques côtés. Elle a du mal à se faire entendre parce qu'elle fait mal à entendre. Son bienfait n'est connaissable, ou reconnaissable, qu'après" (17 avril 1934) ; "Ce que l'on découvre ou redécouvre soi-même ce sont des vérités vivantes ; la tradition nous invite à n'accepter que des cadavres de vérités" (8 février 1932).

Sur le travail et l'exploitation de l'homme par l'homme : 
"La première condition du bonheur est que l'homme puisse trouver joie au travail. Il n'y a vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède. Le travail le plus pénible peut être accompagné de joie dès que le travailleur sait pouvoir goûter le fruit de sa peine. La malédiction commence avec l'exploitation de ce travail par un autrui mystérieux qui ne connaît du travailleur que son « rendement »" (4 août 1935) ; "Ceux que vous maintenez courbés, permettez-leur seulement de se redresser (mais il n'y a pas à attendre de vous que vous le leur permettiez jamais) et alors seulement nous verrons ce qu'ils valent" ; "l'abolition de cette abominable formule : « Tu gagneras MON pain à la sueur de TON front. »" ; "Cette classe de travailleurs, souffrante, opprimée, sur laquelle vous vous êtes assis et avez installé votre bien-être, ne pas comprendre que c'est vous qui l'avez fait devenir et l'avez forcée d'être ce qu'elle est présentement, voici ce qui me paraît monstrueux. Vous l'avez abêtie, avilie, salie, et vous avez l'audace de dire : regardez comme ils sont peu propres !.." ((feuillets, 1933)

La suite au prochain numéro, car on n'en a jamais fini avec Gide, que Malraux qualifiait de contemporain capital ! Hélas, je n'en vois guère un autre dans notre XXIe siècle : où sont passés les intellectuels et les penseurs ? Presque tous ne songent qu'à parader sur les estrades de la télévision, se prétendant "experts"...

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