lundi 12 août 2013

12 août 2013 : auto ou "train + vélo"


un jour, dans un wagon, en regardant le voyageur assis en face de moi j'eus la révélation que tout homme en vaut un autre... […] je découvris, en l'éprouvant comme un choc, une sorte d'identité universelle à tous les hommes.
(Jean Genet, Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutus aux chiottes)

Je crois que peut-être la chance la plus extraordinaires que j'aie connue est celle d'être capable de dire NON aux excès de la société de consommation. Au moment où, recevant ma feuille d'impôt, je me retrouve avec un impôt sur le revenu énorme – ce que je ne reproche pas à l'État, car qui dit impôt sur le revenu important dit revenu en rapport – par rapport à celui de l'an passé, où ce fut pour moi la dernière année où je déclarais Lucile à charge. Ce qui m'oblige à puiser dans mes réserves, car je ne m'attendais pas à une telle augmentation (+ 5000 € d'un coup !). Je vais faire face, mais commence à me poser des questions sur la restriction de mon train de vie, et en particulier sur le coût de ma voiture (essence, assurances, révisions = environ 3000 € par an).
En effet, je peux très bien me passer de voiture. Ici, à Bordeaux, je ne l'utilise jamais, me déplaçant à pied, en bus, en tram ou le plus souvent à vélo. Pour mon déplacement le plus courant (Bordeaux-Poitiers), le déplacement en voiture me coûte plus cher que le train. Par ailleurs, si je n'avais pas la voiture, je m'organiserais autrement quand je fais des circuits : je peux très bien emporter mon vélo dans le train pour aller en Charente-Maritime, dans les Deux-Sèvres, dans les Landes, en Dordogne, et ainsi faire d'une pierre deux coups : un voyage agréable, précédé (pour aller à la gare) et suivi (pour me rendre à la destination finale) d'un exercice physique que j'ai un peu trop négligé ces temps-ci. Alors que je roulais 6 à 7000 km par an jusqu'en 2010, je ne fais guère plus que 2 à 3000 depuis que je suis à Bordeaux. Mon corps s'en ressent, j'ai pris du bide, mon inspiration littéraire aussi, car ce n'est certes pas en conduisant ma voiture que des idées de poèmes me viennent, par exemple.
C'est vrai que je gardais la voiture pour la prêter à mes enfants quand ils en ont besoin. À eux de me dire si c'est réellement indispensable ! Par ailleurs, une voiture pour un homme seul, c'est vraiment peu rentable. C'est aussi une plaie : on a la voiture, donc on fait des déplacements qu'on ne ferait pas sans – et qui, tous comptes faits (par moi) – sont loin d'être indispensables. Et le risque d'accident n'est pas négligeable. J'ai eu un petit accrochage à Saintes samedi dernier. "Pour la première fois de ma vie, je prenais vraiment conscience qu'un jour je devrais moi aussi quitter ce monde et tout laisser derrière moi", ai-je relevé dans le beau roman de Jostein Gaarder, La belle aux oranges. Il y a longtemps que j'ai pris conscience que le vieillissement est l'âge des renoncements. Mais comme la solitude choisie est préférable à la solitude subie, il en est de même des renoncements. Je savais depuis longtemps que je pourrai renoncer à la voiture, et j'aurai plus de mal à renoncer au vélo, mais je le prévois cependant aussi.
"La question de la finalité de la vie humaine a été posée un nombre incalculable de fois ; elle n'a jamais encore trouvé de réponse satisfaisante, peut-être n'en admet-elle d'ailleurs aucune", nous dit le grand Sigmund Freud, dans Le malaise dans la culture (trad. Pierre Pellegrin, Flammarion). Je n'ai pour ma part jamais pensé que la finalité de l'humanité était de se transformer en assis à quatre roues : je pestais assez dans mon quartier contre les voisins qui enfourchaient leur véhicule pour aller acheter le pain ou les cigarettes à 400 m à pied, ou qui occasionnaient des embouteillages monstres aux abords de l'école, pourtant à peine distante d'un km, comme si la marche risquait de faire du mal aux enfants ! Après, on s'étonne des maladies de la sédentarité et de l'obésité galopante... Comment ne pas voir un lien avec les effets pervers de notre économie capitaliste que dénonce justement Alain Accardo dans De notre servitude involontaire : "depuis l'obésité des enfants jusqu'au surendettement des ménages, depuis le gaspillage alimentaire jusqu'à l'épuisement des terres agricoles, depuis la surexploitation des ressources naturelles jusqu'au massacre de l'environnement, et finalement depuis la misère des uns jusqu'au luxe insolant des autres ?"
D'une certaine manière, la voiture est une des causes de l'endettement des ménages. Avec le téléphone mobile, internet, les abonnements aux chaînes câblées et toutes les nouvelles obligations de la connectique moderne. Voilà comment le capitalisme nous tient. Un des personnages du polar de Ólfur Haukur Símonarson, Le cadavre dans la voiture rouge, se pose une question pertinente : "Je me dis qu'il me faudrait me procurer au moins un poste de radio, pour ne pas me couper entièrement des événements et de la civilisation. Puis cette pensée me parut finalement assez incongrue..." Oui, il y a de l'incongru dans ces obligations civilisationnelles contemporaines, qu'on impose partout : résultat, les petits Africains (entre autres) ne rêvent que de ça, et oublient toutes leurs traditions culturelles, y compris celle de l'autosuffisance alimentaire. Et je me suis fort bien passé de toute information pendant mes 54 jours de cargo : ni téléphone, ni internet, ni télévision, ni journaux, la fin de l'esclavage de la connexion à perpétuité.
Je prendrai donc plus de temps dans mes futurs déplacements, car avant de me séparer de ma voiture, je vais tester des voyages train + vélo, me rappelant avec John Ruskin que ce "n'est certes pas en allant d'un lieu à un autre à cent miles à l'heure que nous deviendrons plus forts, plus heureux et plus sages. […] Les choses réellement précieuses sont la pensée et la vue, non la vitesse" (cité par Alain de Botton, dans L'art du voyage). Et aussi, avec le prix Nobel de littérature Joseph Brodsky que "celui qui épouse son temps sera vite veuf".
On m'a plusieurs fois traité de dinosaure ; j'en suis probablement un, sous certains aspects (j'ai la télé, mais je ne la regarde jamais, par exemple). Je pense pourtant de plus en plus que je me prépare une vieillesse plus libre, en veillant à sélectionner peu à peu les renoncements qui relèvent du bon sens.

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