mardi 13 août 2013

13 août 2013 : exclus et dépossédés


l'Art, comme on l'appelle, n'est pas seulement un dessert, un plat de luxe, une activité d'exception, et par là suspecte, mais bien au contraire la vraie nourriture, la vraie activité, quoique secrète et d'en-dessous, étant comme le sel, étant une saveur qu'on recherche inconsciemment jusque dans le travail le plus quotidien, le plus ordinaire.

(Charles-Ferdinand Ramuz, Le Peuple, 14 septembre 1925)



Oui, l'Art n'est pas un luxe, malgré les marchands du Temple (qui se sont approprié les Van Gogh, après l'avoir laissé crever de faim), et tout le monde en a besoin : qu'il s'agisse de musique, de peinture, de sculpture, de dessin, d'objets décoratifs, de littérature, de poésie, de théâtre, de cinéma, de danse, etc... Nous avons tous besoin de beauté pour que notre vie soit plus belle, moins terne, et j'enrage de voir que certains s'accaparent tout ça et ne le partagent pas. Beaucoup de musées et de théâtres, par exemple, sont hors de prix. Autre exemple : la ville de mon copain de lycée, Saint-Laurent du Var, 30 000 habitants, n'a pas de bibliothèque municipale. Rien ne montre mieux le besoin de culture pour tous que les romans et films qui montrent ceux qui en sont dépossédés.

« Dans dix ans que seras-tu ? » demande un prêtre catholique à Yalann Waldik, petit cireur algérien tout juste âgé de dix ans. Sa réponse : « Je serai un cireur de vingt ans, si Dieu le veut ». Pourtant Waldik quitte son douar et, en vendant le dernier bouc de son père, rejoint la France des années 50, où il va se trouver parqué dans les bidonvilles de Nanterre avec des dizaines de milliers d'immigrés nord-africains. Le froid, l'absence de travail, les souffrances sont terribles. Peut-on se racheter d'être un damné de la terre ? Non, "Un rachat, même charnel, même chrétien, ne guérit rien, ne rachète rien, pas même la chair. Le terme même de rachat est infect – lié à une notion de marchandage. En langage de vie, cette chose-là n'a pas de nom, n'existe même pas". L'amour d'une compagne française, Simone, l'amitié d'un autre « Bicot », Raus, ne peuvent guérir les blessures de la dépossession absolue : plus de pays, plus de langue, plus de religion, l'exploitation par des patrons vauriens ou des marchands de sommeil sans vergogne, la famine perpétuelle (c'est Ramadan toute l'année), la prison aussi.



  
Driss Chraïbi, dans ce roman terrible de 1955, Les boucs, nous montre tout cela. Dans une interview, il précisait : « Et, moi, fils de bourgeois, je suis descendu vers les travailleurs nord-africains. Avez-vous connu Nanterre des années 50 ? Avec eux, j'ai vécu. Non en témoin, mais l'un d'eux. Il fallait le faire. Il fallait jeûner, un Ramadan éternel... Pourquoi j'ai fait cela ? Eh bien, je vais vous dire : en 10 ou 11 ans de vie en France, j'avais vu. Constaté. Nos âmes saignaient dans le pays de l'égalité, de la liberté, de la fraternité. » Un livre féroce et magnifique, à la structure narrative éclatée (comme est éclatée la vie de ces émigrés), donc assez difficile à lire, mais d'autant plus poignant. Conclusion : les occidentaux ont pris pour "postulat mathématique que seuls ils sont le commencement et la fin, et le verbe et la sanction, que seuls ils savent et vivent et survivront, que seuls ils possèdent le vrai et le beau, et que même l'économie doit être faite à leur image..." Eh bien, non, ça ne fonctionne pas comme ça, comme on le voit actuellement en Syrie, en Tunisie, en Égypte, en Irak, en Afrique noire ou en Amérique latine, où nous imposons nos postulats de démocratie et d'économie et où ça ne marche pas, ou mal.

Marue-Sabine Roger, dans son roman Attention fragiles, paru dans une collection pour adolescents, nous montre dans un hiver rude plusieurs personnages qui vont se croiser : Laurence, jeune femme battue, a fui son compagnon et, devenue SDF, elle habite avec son fils Nono dans un grand carton de réfrigérateur abandonné sous la passerelle de la gare. Elle lui fait croire qu'elle part travailler, et fait la manche. Lucas, le jeune employé du buffet de la gare, qui a perçu sa détresse, lui donne de temps en temps des croissants ou sandwiches qui auraient, sinon, été jetés à la poubelle, et lui offre à boire. Bien sûr, seulement quand le patron n'est pas là : le patron "me regarde comme si j'étais une merde. J'ai pas d'autres mots pour le dire. Et tant pis si ça choque. La vraie vulgarité, elle n'est pas dans les mots. Elle est dans la crasse des âmes", pense Laurence, qui craint surtout qu'on lui enlève son bambin à qui elle recommande de ne pas bouger. Mais Nono, qui parle tout seul à son panda Baluchon, repère sur la passerelle, en haut, un étrange jeune homme avec un chien : c'est Nel le lycéen, aveugle, qui va au lycée avec son chien. Là, Cécile, la jeune lycéenne mal dans sa peau, car elle est laide – un boudin – va le découvrir et ils vont se rencontrer tous deux : "Je suis paralysée par ce miracle : je t'ai rencontré. Tu existes. Tu es là", dit Cécile, tandis que Nel est stupéfait de trouver enfin quelqu'un qui lui parle vrai : "On fait comme si de rien n'était, on ne parle pas de ta cécité, on l'ignore. Du coup, c'est toi tout entier qu'on efface", dit-il. Il y a aussi le gardien du square où, chaque jour, Laurence amène Bruno, qui a pour eux de la compassion. Mais quand la pluie arrive et démolit leur cahute en carton, comment Laurence va-t-elle s'en sortir ? Elle a bien rencontré Geneviève qui lui a donné le nom d'une association où elle est bénévole, et qui recueille les sans-logis... Mais va-t-elle oser y aller ? Car ceux qu'on a effacés, pour reprendre le mot de Nel, ont du mal à accepter qu'ils existent et qu'on puisse les aider ! Attention fragiles est le roman des exclus, des dépossédés, un roman vibrant d'intensité, d'une beauté crue et nue. Heureusement, tout le monde n'est pas comme le patron du buffet de la gare dont la devise est : Propriété privée. "Privée, oui : d'humanité, de cœur, d'intelligence", ajoute Laurence. Attention fragiles est un livre qui professe la vie, la vraie, pas celle que la société de consommation nous enseigne, mais celle de la relation humaine entre les gens, de la communication retrouvée. Et ceci sans aucun misérabilisme, à coups de notations concrètes, vues, senties. 
 

Il en est de même de la trilogie de Bill Douglas, cinéaste écossais, qui s'est servi de sa propre enfance et adolescence. 1945 : un village minier en Écosse ; deux enfants sont élevés par une vieille femme, leur grand-mère. Jamie, le héros, en carence affective, trouve un ami en la personne d'un prisonnier allemand, à qui il apprend l'anglais. Mais Helmut est libéré et la grand-mère meurt. Tommy, l'aîné, est envoyé dans un orphelinat. Jamie est récupéré par son autre grand-mère, alcoolique. Le père joue aux abonnés absents, Jamie aboutit aussi à l'orphelinat, où un formidable directeur lui ouvre des voies insoupçonnées : il veut devenir artiste-peintre. Mais Jamie est repris par le père, avant d'aboutir à l'armée, où il fait connaissance de Robert qui lui apprend l'amitié et l'initie à la littérature. Ces trois films (trois moyens métrages de 48 à 72 minutes), qu'aurait pu signer Charles Dickens, sont en noir et blanc, comme les rues misérables du village, comme la misère des mineurs, la saleté des vêtements ; véritable documentaire sur la destinée déchirante d'un enfant non-désiré. La misère, économique autant qu'affective, est contrebalancée par les plans sur l'immensité et le silence de l'espace, des champs, des terrils de mines, du désert égyptien dans la troisième partie. Aucun misérabilisme pourtant. Ici, aucune thèse, il s'agit de sentir, comme dans les romans de Driss Chraïbi et de Marie-Sabine Roger. Et, chaque fois, l'émotion est au rendez-vous.

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