mardi 6 août 2013

6 août 2013 : "se lasser d'être Dieu"


Écrire, c'était m'élucider, creuser dans ma mémoire, dans mon inconscient.

(Charles Juliet, interview dans Télérama, 27 mars 2010)



Parmi les chances extraordinaires que j'ai eues dans ma vie, il y a donc eu les joies de la lecture et de l'écriture, celles de l'amitié et de l'amour, celles de la paternité et de la bicyclette, celles du voyage et de la découverte, celles de l'étude et de la méditation, celles de l'exercice physique et de l'exercice spirituel. Toutes pourraient se résumer à la rencontre des hommes (au sens de « êtres humains »), qui est aussi celle de soi. Car en lisant, on rencontre des écrivains, en écrivant, on se découvre, en se déplaçant, on part à la rencontre de l'humanité dans toute sa diversité, dans ses contradictions (qui sont les nôtres aussi), dans sa démesure ; en devenant père, j'ai revécu le fil de l'humanité, depuis la naissance et même l'attente de la naissance, la germination ; en étudiant, en méditant, en exerçant mon corps et mon esprit, j'ai recherché l'humain qui est en moi.

J'ai lu quelque part encore une chose qui m'est familière : "Je n'étais pas très doué pour les amusements collectifs, et m'étais toujours copieusement ennuyé aux mariages et aux anniversaires. Le concept de fête m'était très étranger, et, à ce jour, aucune réunion d'amis ou de famille n'avait pu rivaliser avec un bon roman" (Mikaël Ollivier, Star-crossed lovers). J'ajouterai aussi, parmi les amusements collectifs pour lesquels je n'ai que peu d'appétence, les sports et les stades devant lesquels la foule se pâme comme elle se plaisait autrefois aux jeux du cirque romain. Pour moi, un bon roman, un poème réussi, les surpassent sans peine, en particulier parce que je peux me les approprier et que je ne peux guère m'emparer d'un exploit sportif, sachant que je suis incapable de faire de même – il est vrai que je ne me suis jamais dopé – même s'il m'est arrivé de participer à des marathons ou des courses à pied de 100 km, de faire de longues randonnées en montagne, de passer des vacances entières à bicyclette aussi, mais ça relevait de l'expérience individuelle (ou à deux) et non pas d'une performance.

Dans son roman Monsieur Dick ou le dixième livre (Gallimard), Jean-Pierre Ohl fait dire au romancier britannique Charles Dickens, quelques jours avant sa mort, l'étonnante phrase suivante : "Je ne pensais pas qu'on pouvait se lasser d'être Dieu". Tout simplement parce que, imagine l'auteur, Dickens, romancier omniscient (Dieu, en quelque sorte), avait perdu son légendaire savoir-faire et se demandait comment finir Le mystère d'Edwin Drood, roman qui reste inachevé et qui a suscité bien des commentaires. 



Ici, Ohl imagine que le narrateur, François Daumal, ayant découvert enfant les romans de Dickens dans le grenier de son grand-père, est devenu fanatique de cet écrivain ; lycéen, puis étudiant, il fréquente la librairie de livres anciens et d'occasion de l'étrange Krook ("Vous savez, jeune homme, que les cimetières sont aussi encombrés que les librairies..."), un prêtre écossais défroqué, grand buveur de whisky, qui achète plus de livres qu'il n'en vend, d'où sa réflexion à propos de son arrière-boutique : "Vous n'imaginez pas le nombre de volumes qui attendent derrière cette porte, dans ce purgatoire... qui attendent qu'une place se libère !" Il y retrouve un brillant condisciple, Michel Mangematin, lui aussi féru de Dickens. Mais Krook, personnage étrange (il s'est inventé un ami imaginaire !), grand amateur de littérature (sauf de Paul Valéry, exclu de sa librairie : "pas assez de couilles pour être un romancier... Pas assez de couilles non plus pour être un vrai poète, ou un vrai philosophe... Très français, ça... On devient esthète, penseur..." ), ne garde dans sa chambre que dix livres de chevet ; les deux étudiants devinent neuf d'entre eux ; Krook promet d'offrir le dixième livre à qui trouvera le dernier titre.

Les deux jeunes gens, qui s'attirent tout en s'opposant, continuent leur vie sur les traces de l’œuvre de Dickens, espérant percer le mystère de son dernier roman. Daumal devient professeur de collège, se marie, mais le mariage tourne court, et sa vie est ratée : il court toujours après la résolution du mystère d'Edwin Drood. Mangematin obtient la chaire d'anglais à l'université, devient richissime, homme politique, souffle sa femme à Daumal, construit à Arcachon une réplique exacte en tous points de la dernière demeure de Dickens, Gad's Hill Place, dont l'inauguration est l'objet d'une fête costumée où chaque invité doit représenter un personnage de Dickens. En fin de compte, aucun des deux amis-ennemis ne parviendra à résoudre l'énigme de la fin du roman, malgré les recherches qu'ils font autour des documents et archives d'un certain Évariste Borel, qui aurait approché Dickens peu avant sa mort en 1870, et dont il aurait appris la solution du Mystère d’Edwin Drood de sa bouche même.

On a donc affaire ici à un roman sur un roman, truffé de références à l’œuvre de Dickens et à sa vie, à d'autres auteurs aussi (James Hogg, Stevenson, Conan Doyle et sa passion du spiritisme), mais qui ne cherche pas pour autant à percer le mystère du dernier roman de l'auteur. Non, Ohl brode des variations autour de Dickens, de la librairie, de l'enthousiasme des lecteurs. Il fait dire au narrateur : "Je compris soudain le sens de cet envoûtement que les chefs-d’œuvre inachevés ont toujours exercé sur les hommes : ils offrent le spectacle de la mort, scandaleuse, mais fascinante. Au prix d'une simple extrapolation, ils donnent à voir ce qu'est au fond tout livre – et tout être vivant : un cadavre en sursis, plus ou moins habilement drapé dans un haillon d'éternité." J'ai bien aimé ce livre, qui joue sur le rapport à la littérature, mais dont les personnages principaux ont une existence propre et saisissante. Et c'est un bel hommage à Dickens !
Si je n'avais pas eu la chance de découvrir les plaisirs de la littérature, je n'aurais pas été à même d'apprécier un tel livre...

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