samedi 14 septembre 2013

14 septembre 2013 : intériorité


20 janvier 1993 : Il a beaucoup souffert et se sent concerné par la souffrance d'autrui. Il espère achever sa vie en ne possédant rien.
(Charles Juliet, Lumières d'automne. Journal VI : 1993-1996)

Essai de Garonne à Bordeaux


Je ne regarde pas la télévision. En ce sens, je suis un atypique dans notre monde actuel. J'ai pourtant rencontré à Venise Geneviève, qui ne possède ni télévision ni ordinateur, et à qui ça ne semble pas manquer le moins du monde. Beaucoup de mes amis n'ont jamais eu la télévision et ne s'en portent pas plus mal. Ni de voiture d'ailleurs ! Ceci étant, je n'ai rien contre la télé (enfin, un peu quand même, sinon je l'ouvrirai plus souvent), simplement je n'en ai pas besoin pour vivre. J'ai heureusement beaucoup d'autres centres d'intérêt : la littérature en premier lieu – et ce sera très dur pour moi le jour où je n'y verrai plus et ne pourrai donc plus lire ; j'ai rencontré aussi à Venise une dame, une Belge, pourtant bien plus jeune que moi, affligée d'une maladie de la rétine qui peu à peu lui limite la vision. Elle a accepté ça – peut-on faire autrement ? Mais j'ai bien vu qu'elle en souffrait. Et la télévision – qui offre une présence – ne peut pas remplacer le livre, car elle alimente peu la vie intérieure.
"La télévision présente, en effet, un simulacre de démocratie, organisant l'illusion que tout le monde pourrait s'exprimer sur son plateau alors qu'elle est la forteresse inaccessible d'une équipe de privilégiés", écrit Jean-Luc Coudray, dans l'excellent La décroissance de septembre 2013. Les journaux télévisés sont non seulement affligeants par leur faible contenu, mais aussi parce qu'ils déforment la réalité, en privilégiant le visuel terrifiant et l'idéologie sécuritaire. Ainsi, Jacques Lecomte, dans son superbe livre La bonté humaine, altruisme, empathie, générosité (Odile Jacob, 2012) montre que lors de l'ouragan Katrina de 2005 à La Nouvelle-Orléans, la frénésie médiatique s'est emparée de quelques images de pillage (qui d'ailleurs, on l'a su plus tard, n'étaient nullement du pillage, mais des actions pour trouver des couvertures et de la nourriture, afin de ne pas mourir de faim ou de froid) au détriment de la solidarité et de l'extraordinaire élan collectif de la très grande majorité des habitants. Mais le pillage était spectaculaire, l'entraide et le secours ne l'étaient pas. Et on pourrait multiplier les exemples. 
"Nous ne fixons pas d'auberge / Pour la fin de notre voyage, / Nous n'avons donc pas / De chemins où nous égarer", écrivait le poète japonais Ikkyû, dans Nuages fous (Albin Michel, 1991). Puisque j'approche de la fin de mon voyage – en tout cas, je suis plus près de la fin que du début, je ne vais tout de même pas dépasser 135 ans ! – je n'ai plus envie de prendre les chemins qui nous égarent, ni de m'incliner devant les ineffables meneurs (menteurs) de notre société. Je lis d'ailleurs assez peu la presse, car comme l'écrivait déjà la poétesse russe Marina Tsvétaïeva, dans son poème Les lecteurs de la presse (in Tentative de jalousie, Gallimard) : "Gloutons de vacuités, / Les lecteurs de la presse !" Je suis effaré de voir ce que sont devenus, par exemple, L'express et Le nouvel observateur : le summum du vide, une vitrine de la société de consommation, il y a plus à y voir des pubs qu'à y lire de l'information. Le monde même n'est plus que l'ombre du grand journal qu'il fut.
Tandis que, comme l'écrivait Charles Juliet dans son Journal le 29 mars 1995 : "L'écrivain est celui qui parle pour ceux qui ne peuvent prendre la parole. Et aussi, pour ceux qui se sont coupés d'eux-mêmes, n'ont pas accès à leur intériorité". Mes nombreux passages en prison – aussi bien que la lecture de témoignages comme l'excellent Lettres de Clairvaux (L'Harmattan, 2008) – m'ont d'ailleurs convaincu que ce qui manque le plus à la majorité des détenus, c'est justement cet accès à l'intériorité que donnent la maîtrise du langage, de l'écriture et de la lecture, et la pratique de la méditation et de la spiritualité. D'où leur agressivité – et la prison ne les arrange pas, car elle reproduit, en pire, en concentré, la violence des rapports sociaux extérieurs.

les fleurs de l'intériorité

Vivent donc la lecture, la littérature, les librairies et les bibliothèques !

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